L'Amour à  l'ombre

mis en ligne le 26 décembre 2003

Dans le courant de l'année 2000 paraissait le livre de Véronique Vasseur consacré à ce qu'elle avait pu constater dans le cadre de son travail à la prison de la Santé, à Paris[[Médecin-chef à la prison de la Santé, de Véronique Vasseur, Cherche Midi éditeur.]]. Ce témoignage, bien que très inférieur à beaucoup d'autres qui l'avaient précédé, était accablant, et résumait assez tristement la situation régnant dans les prisons de la République. Se contentant d'une simple observation des faits et faisant l'économie d'une réflexion plus générale sur l'enfermement et ses conséquences tragiques pour l'individu et la société, le livre connut pour cette raison la faveur des médias et provoqua, un temps, quelques remous, laissant croire à certains que la situation carcérale allait enfin évoluer positivement. Cette espérance naïve se trouvait encouragée alors par la présence de la gauche aux affaires et d'une femme au ministère de la Justice, données qui, on le sait, suffirent aux gogos pour se laisser griser avant de connaître des lendemains de gueule de bois.

Dans les mois qui suivirent cette parution, on vit fleurir un certain nombre d'articles, d'ouvrages, de reportages, inspirés le plus souvent par un désolant phénomène de mode, pour la plupart bâclés ou racoleurs, comme savent si bien le faire la presse écrite et la télévision.

Le réalisateur Alain-Michel Blanc, lui, a pris son temps pour traiter par l'image d'un sujet sulfureux, tabou dans le tabou, la sexualité en prison, que jusque-là seul Jacques Lesage de La Haye avait su magnifiquement évoquer par l'écrit[[La Guillotine du sexe, de Jacques Lesage de La Haye, éditions du Monde libertaire.]]. Il est d'abord allé à la rencontre de détenus, dans diverses prisons de France et du Canada, établissant avec chacun d'eux des liens de réelle confiance, avant de les placer devant sa caméra où ils témoignent de ce qu'est ou de ce que fut leur vie carcérale sur le plan sexuel. L'existence, depuis près de trente ans, d'unités de visites familiales privées au Canada[[Il en existe près d'une quarantaine pour le seul Québec, et le système s'étend bien sûr au Canada tout entier.]] ne plaide évidemment pas en faveur des cachots de la démocratie française, véritables pourrissoirs qui apparaissent ici, grâce aux témoignages de leurs victimes et aux images admirables et terribles de l'auteur du documentaire, dans toute leur indignité. Et ça n'est pas l'ouverture, depuis septembre 2003 à la prison pour femmes de Rennes, d'une unité expérimentale de vie familiale (UEVF)[[On goûtera comme il se doit, dans cette appellation, le terme « expérimentale », qui promet déjà la fin d'une mise en œuvre qu'une opinion publique vautrée dans sa bêtise, la permanente malfaisance des syndicats de surveillants et la lâcheté des politiciens n'ont cessé de retarder et de limiter.]] et le projet d'en créer deux autres à Poissy et à Saint-Martin-de-Ré qui peuvent prétendre modifier sensiblement la situation désastreuse des quelque cent quatre-vingts lieux d'incarcération de l'Hexagone.

L'un des grands mérites d'Alain-Michel Blanc est d'avoir su s'effacer, pour ne laisser la parole qu'aux seuls prisonniers et parfois à leurs compagnes. Et cette parole suffit pour que tout soit dit, de la misère, de la violence, du désespoir, du sordide, de l'humiliation, de l'ignominie de cette « guillotine du sexe » à la française. Mise à part la trop brève apparition à l'écran de l'ami Jacques Lesage de La Haye, pour un nécessaire rappel historique, nul discours extérieur manipulateur, nulle conclusion imposée, nulle morale de pacotille, nul apitoiement de sacristie. Les images et les détenus « parlent », dans tous les sens du terme, et le spectateur, qu'on ne prend ici ni pour un simplet ni pour un gibier d'audimat, saura seul se faire une idée sur la question traitée.

Il est rare que notre journal appelle à s'installer devant un poste de télévision. Faites-le pourtant le 14 novembre au soir, car ce film d'Alain-Michel Blanc, le premier à oser traiter d'un sujet largement maintenu par tous dans le silence et l'ignorance, est tout bonnement admirable. C'est assurément l'un des plus formidables plaidoyers contre la barbarie carcérale qu'il vous sera donné de voir.