Récession, régressions

mis en ligne le 29 octobre 2009
Il s’agirait d’une véritable révolution d’après ses promoteurs consensuels : Aubry, Cohn et Sarkozy… La dynamique n’en serait pas l’expropriation du capital mais la taxe carbone. Après la révolution des œillets, la révolution de velours et la révolution orange, on connaîtrait la révolution verte. Deux caractéristiques lui vaudraient ce titre.
Depuis 1789, le « sujet » devenu « citoyen » est imposé en fonction de ses revenus, tout au moins en principe, et selon des tranches toujours discutables et révisables (ne serait-ce que le « bouclier fiscal »). C’est l’impôt sur le revenu, se réclamant de l’égalité des citoyens devant la contribution aux dépenses publiques. La taxe carbone considère l’individu comme un usager consumériste, indépendamment de sa fortune ou de son infortune. En réalité elle n’innove pas, les taxes sur l’essence, la TVA ponctionnent le pauvre comme le riche sur des dépenses de survie quotidiennes, c’est-à-dire dans une proportion inverse des revenus. Comme toute augmentation des prix, elle accentue l’inégalité devant la consommation, la fraction du budget domestique consacré à ces dépenses est d’autant plus grande que le salaire est faible.

Le fisc et la vertu
Mais qu’importe ! Puisqu’en ce qui concerne la taxe carbone elle serait, dit-on, intégralement remboursée à chacun sur la base de sa pollution particulière. Alors, une question se pose d’emblée : à quoi ça sert ? C’est la seconde caractéristique de ce nouvel impôt. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la taxe carbone ne serait pas le début du remboursement de la dette abyssale de l’État consécutive à son « soutien » aux banques et aux entreprises. Non, il s’agirait de nous apprendre à vivre, de changer nos mentalités et nos comportements, une taxe éducative en quelque sorte. Si vous augmentez le chauffage pour cause d’enfant malade ou de refroidissement de vos vieux os, vous commettrez un péché de CO2. Tous responsables, tous coupables. Et la taxe que Cohn et les autres estiment insuffisante serait augmentée progressivement pour passer des 17 euros la tonne voulus par Sarkozy aux 32 euros souhaités par Rocard, et ainsi de suite. Un impôt vertueux sous parrainage des talibans consensuels de la Révolution verte.
Compte tenu de divergences d’appréciation entre climatologues, le réchauffement de la planète représente un danger réel, si l’on en croit le rapport de l’ONU selon lequel une augmentation de 1,5 °C de température condamnerait à disparaître 42 nations du Pacifique. Même augmentée, la taxe carbone ne suffira pas à éviter la catastrophe. Quand on prévoit 9,1 milliards de terriens pour 2050, ce qui implique, selon la FAO, la déforestation de 120 millions d’hectares pour accroître de 70 % les cultures alimentaires indispensables, on peut douter de l’efficacité d’une taxe carbone apparemment aussi dérisoire que ridicule. Et dans ce contexte d’explosion démographique, l’anathème du pape contre le préservatif relève de la criminalité apostolique caractérisée.

Production et bonheur
Il existe un lien direct entre la densité démographique et la production nécessairement industrielle, urbaine et rurale, pour subvenir aux besoins de l’humanité. Et il existe un lien direct entre la production industrielle et la pollution. Un raisonnement simpliste consiste à dire : il n’y a qu’à produire moins. Il est de bon ton, en fin de banquet, d’évoquer la décroissance. Nous y sommes ; sauf dans quelques pays comme le Brésil, l’Inde et la Chine, les PIB diminuent. On en voit les effets : fermetures d’usines, restructurations, délocalisations, licenciements en masse, etc. La récession, en système capitaliste, dans une société divisée en classes, renforce les inégalités et pèse essentiellement sur les catégories les plus défavorisées. La baisse du taux de profit, conséquence d’une concurrence mondiale « libre et non faussée », conduit les patrons à réduire les salaires au rôle de « variable d’ajustement », c’est-à-dire au minimum.
À l’ordre du jour ce n’est plus la croissance, que Sarkozy promettait « d’aller chercher avec les dents », mais le remplacement du PIB décati par une « statistique du bonheur… » établie par l’expert Stiglitz à l’initiative de l’Élysée. Il est vrai que ni l’argent ni les montres Rolex ne font le bonheur… Une déduction du même acabit consiste à dire : consommons moins. Prenons les vélos pour aller au travail, mangeons des pâtes plutôt que du bœuf pour ménager les prairies et limiter les émissions de méthane… Outre qu’il s’agit d’une conception communautaire de la société (tous unis devant le malheur, la grippe, la crise, la pollution…), elle veut, comme la taxe carbone verdoyante, responsabiliser chacun, et la culpabilisation exclut la révolte. Récession, pas plus que productivisme, ne sont synonymes de bonheur. La production se réconciliera avec le bonheur lorsque l’humanité, à grande échelle, voire mondiale, prendra en compte ses besoins réels. Cela ne peut se faire que dans une économie dont le moteur ne sera plus le profit et la rentabilité financière, une économie dont les instruments de production ne seront plus la propriété privée d’une mince couche de capitalistes, c’est-à-dire une économie collectiviste et fédéraliste.
Que faire aujourd’hui ? D’abord ne pas se laisser bercer d’illusions : la taxe carbone, la taxe Tobin sur les transactions financières, la moralisation par l’encadrement des bonus, un rôle régulateur de l’État tel que le concevait Keynes. Terriblement endetté, l’État, dont le déficit budgétaire, 140 milliards d’euros, dépasse 8 % du PIB (les critères de Maastricht le fixait à 3 %), dont la dette (d’après l’OCDE) sera de 99 % du PIB en 2017 (103 % pour les E-U), cet État ne pourra jouer qu’un rôle de massacreur : explosion des impôts pour rembourser la dette, coupes sombres dans les services publics (déjà 100 000 suppressions de postes en deux ans), démantèlement des couvertures sociales (santé, retraites), de l’enseignement, privatisations larvées comme à La Poste ou à France Télécom, où la turbo-rentabilité suscite une « mode » des suicides…

Les organisations ouvrières
Il importe ensuite de ne pas céder aux campagnes d’intoxication populiste : « Les classes n’existent plus, la lutte des classes… un archaïsme, partis et syndicats… tous pourris… »
Il est vrai qu’aucun parti parlementaire ne peut prétendre représenter la classe ouvrière, que le front de gauche qui se coagule péniblement n’a rien à proposer hormis les pansements d’un capitalisme décadent. Quant aux centrales syndicales, elles sont respectivement marquées par les fonts baptismaux qui les ont vu naître. La CGT issue du congrès de Lille (CGTU 1921), puis de la scission de 1947, s’est accommodée des « 21 conditions » du PCF définissant le syndicat selon la conception léniniste de la « courroie de transmission ». Le PC s’étant décomposé, restent l’État et les officines de l’UE, telle que la CES. La CFDT (1966) est filleule de l’encyclique Rerum Novarum, sa culture est celle de l’association capital-travail, de la participation au bien commun, de l’entreprise à la nation. Elle est faite pour s’accoupler à la CGT de Thibault. La CGT-FO est née de la scission de 1947, elle oppose aux « 21 conditions » et à la sujétion au parti la charte d’Amiens (1906), dont l’un des rédacteurs fut l’anarchiste Émile Pouget.
Les rôles se répartissent naturellement. La CFDT représente la sagesse collaborationniste, c’est celle qui signe. Thibault, avec le concours des médias, représente la classe ouvrière dans la mesure où il s’avère capable de l’encadrer. Ce qu’il s’efforce de faire, après avoir été échaudé par le succès inespéré du 19 mars (3 millions de manifestants) en organisant rituellement des processions de pénitents. Dans cette besogne de démoralisation, il est aidé par son fidèle acolyte Chérèque et tous deux élèvent au niveau d’un culte l’unité du « syndicalisme rassemblé ». Ils assistent de concert à l’office, célébré le 7 octobre par la CES pour un « travail décent ». Mailly fait figure d’hérétique en prônant (sur mandat du CCN FO) la grève générale interprofessionnelle « carrée », avec comités de grève à la clé. La voix de la raison et de l’honnêteté, sans aucun doute. Pourtant, lorsque le délégué CGT dénonçait l’isolement dans lequel les centrales avaient laissé les licenciés de Clairoix, s’en prenant particulièrement à Thibault, Mailly éprouve la nécessité de critiquer les termes de l’accusation. C’est son droit. Mais il faut dire que sur le fond, ce délégué avait cent fois raison. Le congrès de la CGT qui se tiendra en décembre ne manquera pas d’intérêt.
Dans cette situation et la perspective des jours dramatiques qui s’annoncent, les anarchistes ne peuvent se contenter du rôle d’observateurs, alors que nous sommes les seuls à proposer un autre type de société. Une double tâche nous incombe. S’adresser en premier lieu à ceux qui pâtissent le plus de la situation, les plus susceptibles de nous entendre et qui se rencontrent dans les syndicats. Simulta-nément construire des groupes, tisser brin par brin les réseaux qui seront l’embryon d’une nouvelle Internationale, à l’échelle de la crise mondiale.

Serge Mahé