Le congrès FLN devant l'option socialiste

mis en ligne le 1 mai 1964
Peu de jours avant le congrès du FLN commencé le 16 avril, la commission préparatoire a rendu publiques les thèses monumentales, fruits de sa longue et laborieuse gestation.
L'autogestion, création originale et fleuron du régime, y figure en bonne place. Qualifiée avec une juste modestie dans sa forme présente, d'« ouverture vers le socialisme », elle est présentée, plus ambitieusement, comme le but final dans toutes les sphères de l'économie, comme la solution même de la question sociale. Le socialisme, dit-on, n'est pas seulement la nationalisation des moyens de production, mais la récupération de la société par les individus qui la composent et leur libre épanouissement.
Grâce à l'autogestion, la fonction économique et la fonction politique deviennent inséparables, car elle exprime l'aspiration des couches laborieuses du pays à émerger sur la scène politico-économique et à se constituer en force dirigeante. L'intéressement direct du producteur à sa production est le contraire même du salariat, la fin de l'exploitation. Avec l'autogestion, commence le règne de la liberté.
Si l'accent est mis de façon si pathétique sur l'autogestion, c'est que ses partisans les plus convaincus, ceux qui, autour de Mohamed Harbi, se réclament du « socialisme scientifique » et qui ont l'appui de Ben Bella, veulent amener ses adversaires, aussi nombreux qu'occultes, à se démasquer. Il n'y a pas encore, nous dit-on, une claire décantation entre les forces révolutionnaires et les forces qualifiées d'« obscures ». Il est temps de sortir de la confusion et du compromis malsain. Les problèmes nouveaux ont fait surgir des contradictions internes irréconciliables. L'heure d'une claire option socialiste a sonné.
Les adversaires les plus butés de l'autogestion se recrutent, notamment, dans les couches traditionalistes. On leur concède qu'ils se sont montrés, naguère, plus lucides sur la question nationale que les ouvriers et les intellectuels, ces derniers davantage ouverts à l'idée d'une révolution sociale. Mais ils font maintenant figure d'« idéologues au service des couches exploiteuses », car ils se réclament de la lucidité relative dont ils ont fait preuve en matière de libération nationale pour empêcher toute approche « scientifique » des problèmes qui sont, aujourd'hui, de nature socialiste révolutionnaire.
Les non initiés se seraient vainement demandés quels personnages sont ici visés, si les intéressés ne s'étaient eux-mêmes dévoilés. En effet, dans un article qui a eu les honneurs de la page 2 de l'hebdomadaire « syndical » Révolution et Travail, paru la veille du congrès de l'autogestion industrielle, ils ont foncé sur les « apprentis sorciers scientifiques » qui veulent faire de l'Algérie « un champ d'expérience pour leurs folles idées » et qui menacent les valeurs les plus sacrées de l'Islam. La rumeur attribue l'inspiration de cette diatribe à Boudissa, idole de l'U.G.T.A. et de l'A.N.P. Boudissa pratique dans ses prétendues « coopératives » de Blida un affairisme autoritaire, d'où l'autogestion est exclue. Aussi la dénigre-t-il sourdement, de même que l'armée, qui, elle, soustrait à l'autogestion 60 000 hectares.
Pour ne pas céder aux traditionalistes sur l'option socialiste, les « scientifique » ont dû, à la commission préparatoire, leur faire d'assez lourdes concessions sur le plan de la religion, de la morale et de la culture. Comme, par exemple, prétendre que les masses populaires auraient toujours associé la religion à leur volonté de mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme. Et affirmer que la Révolution Algérienne se doit de restituer à l'Islam son « vrai visage du progrès ». Et appeler au combat contre le « cosmopolisme culturel » (sic). Et s'interdire ainsi de trouver une solution valable aux dramatiques problèmes de la jeunesse et de la femme, encore asservis par les mœurs traditionnelles.
Mais l'autogestion compte des adversaires encore plus compacts et redoutables : la bureaucratie, celle de l'État comme celle du Parti. Contre elle, les rédacteurs des thèses développent un impitoyable réquisitoire. Cet appareil bureaucratique a commencé à se forger au cours de la guerre. Il accusait tous les traits acquis dans les conditions particulières de la lutte clandestine. Consciente de ses privilèges hiérarchiques, d'une autorité fondée sur l'obéissance aveugle, cette bureaucratie a engendré de véritables féodalités (sous-entendu : rivales), dont les perspectives devenaient étrangères à un peuple exclu de la participation à l'élaboration de la ligne politique. Les dirigeants manquant de confiance dans l'apport créateur des masses craignaient leur intervention directe. Il a fallu les puissantes manifestations populaires de décembre 1960 pour mettre à jour, enfin, les potentialités révolutionnaires immenses du peuple algérien.
Plus grave encore : cette bureaucratie a développé une idéologie purement nationale, sans références aux forces sociales qui déterminaient la caractère de la Révolution. La question fondamentale de l'organisation socialiste de l'Algérie indépendante n'a pas été clairement posée au départ.
Depuis l'indépendance, l'excroissance bureaucratique n'a cessé de proliférer. L'appareil étatique actuel est un legs du colonialisme. S'y réfugient les intérêts, habitudes et routines menacées par la Révolution. Cette bourgeoisie bureaucratique exerce une poussée instinctive antisocialiste, renforcée par le sentiment de puissance que lui confère l'exercice du pouvoir. Elle peut devenir fort dangereuse pour l'évolution socialiste et démocratique de l'Algérie.
Un danger potentiel non moindre est impliqué dans l'existence du parti unique. Le pouvoir révolutionnaire pourrait être confisqué au profit d'une caste. Les risques sont grands de déboucher, tôt ou tard, soit sur la constitution d'une couche bureaucratique faisant de l'appareil du Parti l'instrument de ses intérêts particuliers, soit sur un régime de dictature personnalisée, faisant du Parti un simple organe de police politique.
Les rédacteurs des thèses ont donc le louable souci d'édifier un État et un Parti qui cesseraient d'être incompatibles avec les principes sur lesquels est fondée l'autogestion. L'État doit être un lien avec les masses et non un pouvoir au-dessus d'elles. Un État populaire qui exprime la volonté des masses de construire le socialisme, a pour tâche première de triompher des difficultés inévitables, d'intervenir dans le secteur privé pour en hâter la socialisation autogestionnaire.
Mais comment transmuer l'État actuel, dominé par les forces de réaction, en un État dominé par les forces socialistes ? Mohamed Harbi, au cours d'une récente conférence, a exploré le problème avec tant de précision que l'on peut, sans risque d'erreur, lui attribuer la paternité de la solution. L'idée audacieuse de Harbi, c'est qu'il faudrait reconstruire l'État en partant d'en bas. Il voudrait faire de la commune, complétée par les milices populaires, la base de l'organisation politique, économique et sociale. Dans le conseil communal élu, auraient voix au chapitre les autogestionnaires et les petits paysans groupés en coopératives. Mais par quelles courroies de transmission les aspirations émanant de la base parviendraient-elles jusqu'aux sphères supérieures de l'État ? Fédération des communes ? Soviet suprême ? On ne le dit point, car ici le texte des thèses est le résultat final d'un laborieux compromis. Les adversaires civils et militaires du socialisme par en bas ont vu dans le pouvoir communal une menace pour l'autorité sacro-sainte de l'État. Sur quoi, Ben Bella leur aurait lancé cette boutade : « Après tout, si nous nous passions d'État ! » Mais il a tout de même fallu transiger, et les ailes de la commune ont été rognées. On la laisse repliée sur elle-même et on ne lui permet de s'exprimer que sous le contrôle de l'État et du Parti. De même, les milices populaires sont placées sous le contrôle de l'armée de métier.
Avec une confiance souriante, Harbi serait disposé à se contenter, pour le moment, de cette demi-victoire. Il estime que la commune, une fois en vie, prendrait, comme il en a été pour l'autogestion, un essor irréversible.
Les rédacteurs des thèses voudraient, également, exorciser le Parti des dangers qu'ils ont eux-mêmes dénoncés. Transmué en son contraire, le Parti unique cesserait d'être maléfique. Il n'entrerait jamais en contradiction avec le peuple. Comment y parvenir ? Harbi et ses amis songent, en termes un peu trop vagues, à « articuler » le Parti sur l'autogestion, à en faire l'émanation des autogestionnaires. Ainsi serait enfin trouvée la synthèse d'une démocratie directe et d'une centralisation strictement contrôlée par la base. Cette préoccupation rejoint les aspirations exprimées au récent congrès de l'autogestion industrielle, où les travailleurs ont demandé à pénétrer dans le Parti pour le faire leur. Mais le vœu n'a pu être exprimé que bien tardivement et le congrès du Parti s'est ouvert sans leur participation…
En attendant cette transmutation, les thèses essaient de justifier la nécessité de l'actuel parti unique. On tente d'expliquer qu'à travers les jeux néfastes du multipartisme, les forces du capital et de la réaction finiraient pas mettre la main sur le pouvoir économique. La multiplication serait encore plus dangereuse dans les pays en voie de développement que partout ailleurs, car les difficultés objectives y rendraient plus aisées les mystifications collectives, la démagogie, l'entretien des mécontentements artificiellement gonflés, etc. Le Parti unique choisit donc les candidats à l'assemblée nationale (au mieux, il proposerait aux élections plusieurs candidats pour un même siège). Ensuite, il ne reste plus au peuple qu'à exercer une « souveraineté » vidée de tout contenu. Nous sommes encore loin de l'« articulation » du Parti sur l'autogestion, l'autogestion étant au surplus loin d'être majeure.
Les contradictions dans lesquelles s'est débattue la commission préparatoire reflètent les contradictions objectives d'une Algérie à la recherche d'elle-même. L'option socialiste, bien que courageusement affirmée, est encore une plante fragile, et tenace le conservatisme. La lutte de classes scindera le Congrès du Parti, comme elle se déroule en permanence au sein des institutions du régime. La décantation souhaitée ne sera effective que le jour où, le secteur socialiste consolidé et agrandi, les autogestionnaires auront, enfin, secrété pleinement leur idéologie propre, le jour où les « scientifique », aujourd'hui encore quelque peu isolés, malgré l'appui de Ben Bella, feront bloc avec les ouvriers conscients.
Déjà, au Congrès de l'autogestion industrielle, le langage tenu par les congressistes ressemblait fort aux idées exprimées, ailleurs, par Mohamed Harbi. Une avant-garde socialiste révolutionnaire n'est pas loin de se cristalliser en Algérie.