Lutter pour des papiers

mis en ligne le 6 juillet 2010
On a rejoint cette entreprise à la recherche de meilleures conditions de travail, surtout dans le respect du personnel. Nous avons démarré cette grève pour obtenir des attestations de l’entreprise (Cerfas), demandés par la préfecture pour notre régularisation. On a installé un piquet de grève dans les locaux de l’entreprise le 12 octobre 2009. Après trois mois, on a reçu une convocation en justice pour « nuisance aux livraisons de produits », ce qui n’était pas du tout vrai. On continue la lutte depuis bientôt neuf mois.
Il y avait de mauvaises conditions de travail, mais on faisait avec parce qu’on n’avait pas le choix. C’est pour cela que nous sommes en grève : pour obtenir la régularisation et, dans un deuxième temps, pour améliorer les conditions de travail. Nous utilisons couramment des produits toxiques ; les protections, on en entend parler, mais on ne les voit jamais. Les temps de transport ne sont pas pris en compte. Les sites sont souvent dans des zones mal desservies, et on est obligé de faire le trajet à pied. On doit aussi distribuer le courrier ou aider des personnes quand les ascenseurs ne marchent pas, etc.
Les patrons ont fêté de gros bénéfices, réalisés sur notre dos. Dans l’entreprise, nul n’est sans savoir qu’on est sans-papiers : nous réclamons notre régularisation depuis 2008. Ils nous avaient dit qu’ils avaient envoyé des dossiers en préfecture, et on devait recevoir des récépissés ou des convocations, toujours pas venus. On a essayé d’ouvrir des négociations avec les patrons, mais ils disent qu’ils attendent la réponse de la préfecture et qu’ils ne peuvent rien faire. D’autres sources nous disent que les dossiers n’ont jamais été envoyés. Jeudi dernier, on a manifesté devant la préfecture de Créteil et une délégation a été reçue ; mais tout le monde se rejette la balle : le patron dit que c’est la préfecture et la préfecture dit que c’est le gouvernement.
Le 12 octobre, environ 245 grévistes ont eu le courage d’arrêter de travailler. Il y en a pas mal qui ont été amadoué par leur inspecteur de chantier : « Ne vous ralliez pas à ces gens-là, moi je vais vous faire des Cerfas et vous obtenir des régularisations. » Ils se sont contentés de belles phrases et ils ont continué à travailler. Quand on nous a évacués des locaux de la Seni, il était entendu qu’un protocole d’accord avait été signé et qu’on pouvait reprendre le travail ; on a reçu des licenciements, à peu près 140. Certains qui n’étaient même pas en grève ont été licenciés. On a été trahis. On a réalisé qu’on s’était mis derrière des délégués corrompus. Il y en a qui ont obtenu leur régularisation et d’autres qui continuent de travailler sans l’avoir obtenue ; mais nous, on s’est dit qu’on a démarré une lutte, on va aller jusqu’au bout, on fera le maximum pour obtenir la régularisation. Vu qu’on n’avait plus le droit d’occuper les locaux, on s’est installés juste devant l’entreprise le 31 mai.
On rencontre d’autres piquets. Une délégation va assez souvent à Bastille. Nous sommes en contact avec les grévistes de Vitry, qui viennent aussi nous soutenir. On est solidaires, parce qu’on est tous dans la même situation. On fait officiellement partie des 6 000 grévistes qui ont démarré en 2009. On continue pour ne plus avoir à vivre ce qu’on a déjà vécu, et aussi en pensant à ceux qui viendront après nous. C’est également pour les salariés en situation régulière qui subissent les mêmes peines mais qui sont obligés de se taire. On en a vu pas mal qui nous montrent leur volonté de nous aider, mais ils peuvent pas faire grand-chose, parce que leur place est menacée. C’est ce qui s’est toujours passé : on nous faisait comprendre que si tu veux pas, tu vas voir ailleurs. C’est pas évident de laisser passer son boulot comme ça.
On reçoit pas mal de soutien des salariés encore dans l’entreprise, des aides de municipalités, des associations de soutien, de riverains, qui nous apportent couvertures ou matelas, chaises et nourriture, de l’aide financière de passants, et tout ça nous donne de la motivation à résister encore. Nous, on n’a plus rien. On ne pourrait pas tenir le coup sans ces soutiens.
Pour travailler, on te demande bien une pièce d’identité. On peut travailler sans : je cotise depuis quatre ans ; mais ce n’est pas à mon nom. Je n’ai pas de retraite, sécu, congés, chômage. La pièce d’identité pour nous, c’est avoir la liberté de circuler, préparer une retraite, fonder une famille, sortir sans la peur au ventre de se retrouver dans un avion ; parce qu’on peut se faire contrôler n’importe quand. Tu reviens un matin au pays sans rien, obligé de reprendre à zéro. »
Alain : « Je pensais avoir une vie meilleure en venant. La guerre en Côte d’Ivoire a vraiment traumatisé les gens. Dès que tu mets les pieds à l’école, on te parle de la France. »
Ali : « J’ai tenté d’obtenir un visa étudiant pour pouvoir faire un master, mais ça n’a jamais abouti. Je travaillais au Mali, mais ça me rapportait à peine plus de quoi me déplacer pour me rendre sur le lieu de travail ; donc c’était juste pour moi, et je suis issu d’une grande famille, où il y avait pas mal de difficultés. De la France, j’ai retenu surtout le slogan “Liberté, égalité, fraternité”, qui n’est pas du tout présent sur place. On veut d’abord faire savoir qu’on est ici. On est des citoyens comme tout autre français : nous travaillons, nous vivons ici, nous cotisons ; on fait des courses comme vous et nous vivons au quotidien comme tous les autres.
La France est venue en Afrique : elle devait s’attendre à ce qu’un jour l’Afrique vienne à elle. On vient pas pour prendre le travail des autres : on en a déjà un. On veut pouvoir travailler normalement, c’est tout ce qu’on demande. Si tu as les papiers, il y a des pressions que ton patron ne peut pas te faire subir ; sans papiers, c’est comme si tu n’étais rien. Tu vas te plaindre où ? On n’a pas le droit à la parole ici.
On nous dit : « Tes papiers son pas bons, tu pourrais trouver ceux d’un cousin ? » Toutes les autorités sont au courant, ça a été vraiment démontré. C’est un système qui continue. Si tu ne veux pas, vas voir ailleurs. Ça arrange les patrons et le gouvernement. Quatre personnes travaillent sous l’identité d’une seule : celui qui a les papiers, sa cotisation lui revient ; et les trois autres cotisations vont dans les caisses de l’État. Le perdant, c’est celui qui n’a pas de papiers. Je peux travailler avec un faux papier. Sur le bulletin de paye, c’est le même nom, et c’est un travail déclaré ; et pourtant le numéro de sécu n’est pas bon. La cotisation est payée, mais l’entreprise jamais convoquée. Des collègues ont été licenciés pour ce motif : “Nous avons vérifié votre dossier : il est pas bon, on est obligé de vous licencier.” Parce qu’on s’est mis en grève.
Pas mal d’entre nous ne savent pas lire. Ils demandent une réduction d’heures de travail ou une augmentation des heures déclarées : on te paye trois heures, tu en travailles huit, alors tu demandes au moins cinq heures payées. Ça n’arrange pas les inspecteurs de chantier : leur compétence relève de cela aussi auprès des patrons : ramener les travailleurs à des bons prix. On te présente un document en te disant qu’il s’agit de ton augmentation de salaire, il te suffit de mettre tes initiales ; et tu viens juste de signer ta lettre de démission. Et, vu que tu as travaillé avec les papiers d’un autre, tu n’as aucun justificatif à présenter à la préfecture. Si le patron te fait un certificat en reconnaissant que tu as travaillé sous telle identité, tu joins ça au Cerfa, tu le déposes à la préfecture, et il n’y a pas de souci ; mais ils refusent.
On a un ami en grève, il a fallu trois personnes pour le remplacer. Qualifications et ancienneté ne sont pas prises en compte. Il y en a qui ont neuf mois de bulletins de paie à leur nom, mais, après leur licenciement, leur solde de tout compte indique qu’ils n’ont travaillé qu’un mois.
C’est pas parce que tu as eu les papiers que tu vas laisser les autres dans de mauvaises conditions. À toi maintenant de les soutenir, parce que, quand tu as les papiers et que tu viens soutenir ceux qui n’en ont pas, ça fait vraiment chaud au cœur. Des gens qui ont travaillé à la Seni, qui ont eu des papiers, viennent nous soutenir. Dès qu’ils ont un petit temps, ils passent et nous font des dons. Ils viennent nous soutenir pour qu’ensemble la lutte puisse aller jusqu’au bout. Arrivé à un certain moment, neuf mois sans travailler, moralement tu prends un coup, parce que tes petites économies, tu es obligé de les dépenser ; mais on tient le coup : on n’a pas le choix. C’est pas maintenant qu’il faut baisser les bras. C’est pour cela que je lance un appel aux auditeurs, qu’ils nous donnent un coup de main. Ils peuvent le faire : souvent, ils sortent du métro, ils voient des grévistes avec des boîtes, si chacun peut faire un geste, même un centime, ça nous va droit au cœur, parce qu’on a vraiment besoin de ça. On demande déjà un soutien moral. Pour ceux qui pensent que nous les grévistes on pense qu’à nous, il faudrait plutôt nous rapprocher pour mieux comprendre tout ce qu’on est en train de vivre, pour mieux connaître tout ce qu’on a comme ambitions. Toutes les aides seront les bienvenues. On veut un soutien déjà comme quoi on se sent pas seuls dans cette lutte, et de pouvoir agir afin que nos chefs puissent comprendre que c’est une lutte. On se rappelle bien à quelle date ça a commencé : c’était le 31 mai 2010 ; mais on serait prêts à aller jusqu’au 31 mai 2011 s’il le fallait. »

Alain et Ali