Cent ans d’anarcho-syndicalisme (deuxième partie)

mis en ligne le 6 juillet 2010
Action culturelle de l’anarchisme
Le mouvement libertaire organisé s’est d’abord préoccupé d’enseigner à lire et à écrire aux ouvriers et paysans. Le prolétariat conscient et instruit était la base fondamentale pour faire la révolution et changer la société. La culture libertaire était axée sur la publication de livres, brochures, revues et périodiques, ainsi que sur la création d’athénées, d’écoles, de coopératives, de mutuelles, de syndicats, etc.
Autre rôle significatif : celui développé par l’École moderne de Ferrer qui servira d’exemple pour la création des écoles rationalistes. Toutes ces initiatives influeront définitivement le prolétariat et seront la base de la philosophie culturelle de la CNT.

La culture ouvrière autodidacte
Il s’agit de la culture valorisant les liens entre l’individu et son environnement écologique, dont le but est l’usage de la production et non le profit. L’influence des anarchistes français Élysée Reclus (pour sa géographie sociale) et Paul Robin (pour le néomalthusianisme) traversera le mouvement anarchiste ibérique pour donner naissance à une nouvelle culture de la nature et de l’espace urbain.

Les athénées libertaires
Ces espaces de culture et de formation commencèrent à se développer dans les villes au XIXe siècle, à l’aube de la révolution industrielle, à l’initiative des couches populaires, mais furent en grande partie récupérées par la bourgeoisie et l’Église catholique. Il faudra attendre le début du xxe siècle pour voir naître les athénées populaires, les cercles républicains et les maisons du peuple, authentiques universités populaires qui virent surgir de leur sein les athénées libertaires, qui se développèrent sous la seconde République.
Souvent, ces athénées partageaient des locaux avec la CNT et se transformaient en lieux de rencontre avec les habitants du quartier (de la ville) ou du village, diffusant les idées libertaires par le biais de leurs brochures, livres, représentations théâtrales, récitals de poésie, conférences sur la santé et la sexualité, organisations d’excursions, création de groupes naturistes, etc.
La victoire de Franco mit fin évidemment à l’existence de ces athénées. À la mort de celui-ci, le désir de liberté propice à la résurgence du mouvement anarchiste vit naturellement la renaissance des athénées libertaires qui, aujourd’hui, s’occupent – entre autres – des problèmes des habitants du quartier, veillant à ce que les mairies ne prennent pas de décisions contraires à la volonté populaire. Actuellement le nombre d’athénées est bien inférieur à celui des années 1930, mais malgré tout, ils continuent leur action culturelle et revendicative, créant ainsi un espace de liberté autogérée, refusant les subventions publiques qui endorment d’autres associations, et dépendant uniquement des cotisations de ses membres et des activités organisées afin de recueillir des fonds.

Ferrer i Guardia et le rationalisme antidogmatique de l’École moderne
Francesc Ferrer i Guardia fonde son École moderne en 1901, issue de diverses influences notamment de l’anarchisme, de la libre-pensée et de la franc-maçonnerie. On peut retrouver la trace de Paul Robin, Sébastien Faure, Léon Tolstoï, Rousseau, Pestalozzi ainsi que des propagateurs de l’École nouvelle : Dewey, Montessori et Decroly.
Ferrer va être le porte-drapeau d’une raison qui, en termes d’enseignement, s’est opposée à l’autorité et à la foi qui prétendaient détenir en leur sein la vérité des connaissances. Pour Ferrer, la raison, dans son école, se transforme en outil pour combattre l’ignorance et l’erreur, mettant en relief sa capacité à entrer dans la réalité pour s’imprégner du savoir qu’elle renferme, en dehors de tout préjugé ou a priori.
Mais dans le rationalisme proposé par Ferrer, il ne suffit pas d’utiliser la raison pour connaître ou interpréter le monde, il faut également développer une attitude rationnelle critique envers tout ce qui, traditionnellement, s’est opposé au savoir et donc à l’émancipation de l’être humain.

La presse anarchiste et anarcho-syndicaliste jusqu’en 1939
Base de développement importante de l’anarchisme, la propagande consiste à éditer des livres et des brochures et à publier des périodiques, des revues et des quotidiens. L’objectif ? Délivrer une information alternative pour dénoncer les abus des possédants de la bourgeoisie ou pour faire le point sur les grèves en cours et diffuser les idées libertaires.
Paco Madrid nous dresse une liste des innombrables titres de la presse anarchiste, entre autres : Solidaridad Obrera créé en 1907, devenant quotidien en 1916, Tierra y Libertad (Terre et liberté) fondé en 1888 qui se transforme en organe officiel de la FAI, le quotidien CNT, voix officielle de la confédération à l’échelon national (le 14 novembre 1932).
Si cette nombreuse presse anarchiste accordait plus d’importance au fond qu’à la forme, le style n’en était pas absent, ni les incursions dans le domaine littéraire et poétique. Le gros des articles publiés était rédigé non pas par des journalistes professionnels (il y en eut peu, principalement dans les quotidiens), mais par des ouvriers ou des paysans qui considéraient cette tâche comme un acte militant et donc bénévole. À signaler que le taux d’analphabétisme en Espagne avant 1936 (près de 50 %) était pallié par la pratique des lectures publiques des journaux par ceux qui savaient lire.

La presse libertaire dans la clandestinité (1939-1975)
Malgré la répression féroce qui suivit la victoire militaire de Franco en 1939 – qui se traduisit par le démantèlement de tous les comités nationaux clandestins de la CNT – la presse confédérale continua de paraître plus ou moins régulièrement jusqu’en 1947. Qu’il s’agisse de Solidaridad Obrera, CNT, Castilla Libre ou de toutes les publications régionales de la CNT ou des Jeunesses libertaires. Certains numéros furent même confectionnés manuellement à l’intérieur même des prisons où les comités cénétistes se reconstituaient.
Bien qu’un déclin de la presse libertaire s’amorce à partir des années 1950, des bulletins ou périodiques continueront d’être édités, étant ainsi souvent la seule source fiable d’information des luttes sociales sous la dictature franquiste, en même temps qu’une réaffirmation constante de l’idéal anarchiste et anarcho-syndicaliste.

La presse libertaire pendant la transition (1976-1980)
Des revues indépendantes, que l’on peut qualifier de libertaires à leur début, rencontrent un écho favorable dans les milieux anarchistes (Ajoblanco, Bicicleta, Askatasuna), atteignant des tirages de 10 000 à 50 000 exemplaires, mais qui disparaissent au début des années 1980 (ce qui correspond d’ailleurs à une période de recul de la mouvance libertaire). Parallèlement à ces revues indépendantes vont voir le jour une multitude de bulletins ou périodiques des différentes sections syndicales de la CNT, ainsi que les publications des nombreux athénées créés pendant ces années de transition.
À noter également les reparutions de revues spécifiquement anarchistes comme Nosotros, Tiempos Nuevos, Tierra y Libertad (toutes éditées par la FAI) ainsi que Mujeres Libres (par le groupement du même nom).

La presse libertaire en Espagne (2001-2009)
La presse anarcho-syndicaliste est divisée en trois : celle de la CNT, celle de la CGT espagnole et celle de Solidaridad Obrera, et leurs dérivés « locaux ». La presse anarchiste est partagée avec d’une part : la FAI, les Jeunesses libertaires, les anarcha-féministes et, d’autre part, les organisations thématiques : écologiques, antimilitaristes, antiprisons, punks, etc. De 1976 à 2005 on recense 1 400 titres. Pour les années 2001 à 2009 un total de 273 publications voit le jour, ce qui peut paraître beaucoup mais représente en fait une certaine baisse : on estime qu’à la fin 2009 seulement 35 périodiques auraient été créés.
Il y a plusieurs raisons à cela : le déclin de la lecture (y compris chez les anarchistes), la publication de textes longs, confus et en dehors de l’actualité, le manque d’attraction des publications (notamment auprès des jeunes qui ont une culture visuelle) et, bien entendu, le phénomène Internet sur lequel on trouve maintenant de nombreuses publications libertaires (certaines ayant complètement renoncé à l’impression papier).
Malgré tout, Carles Sanz conclut : « Des signes d’espoir laissent à penser que certaines de ces revues ont une qualité suffisante pour stimuler le débat et la réflexion. »

L’art graphique révolutionnaire
Miguel Sarró « Mutis » nous dresse un panorama détaillé de l’essor des arts graphiques en Espagne, par le biais de ses dessinateurs et affichistes, qu’ils soient anarchistes ou qu’ils aient produit des affiches commandées par les organisations anarchistes.
Sur ce même thème, il est vivement recommandé de se procurer les deux volumes publiés par les Éditions libertaires : Les Affiches des combattants de la liberté, en vente à la librairie du Monde libertaire.

Révolution sociale et procréation ouvrière consciente
Édouard Masjuan rappelle ici le développement des idées néomalthusiennes diffusées dans les milieux ouvriers par le biais de la propagande anarchiste (comme Paul Robin et d’autres l’avaient fait en France).

Le naturisme intégral ou libertaire
Le naturisme en Espagne connaît son apogée dans les années 1920 et 1930 avec, comme référence, le retour à la nature. Il existera diverses tendances dont celle dite du naturisme intégral, qui considère impossible d’être naturiste à 100 % sans qu’il y ait eu auparavant une révolution sociale, se rattachant ainsi à la pédagogie libertaire, à la libération de la femme et au néomalthusianisme.

La santé libertaire en Espagne
La santé est un problème pris en compte chez les anarchistes de tous les pays. Un grand nombre de professionnels de la santé seront des militants anarchistes, suite au constat des effets de la révolution industrielle sur les conditions de vie et de travail du prolétariat. Martí Boscá étudie ce problème sous six périodes (allant de la 1ere Internationale à la clandestinité sous Franco) donnant « un bref résumé avec quelque noms parmi les centaines de militants libertaires qui pensèrent que la révolution sociale était la meilleure thérapeutique pour une société malade ».

La littérature anarchiste
Gimeno nous donne une définition de la littérature anarchiste : « Littérature qui prend comme base quelques éléments constituant le fondement théorique de l’anarchisme, à savoir le rejet de l’autorité et de toute oppression de la part d’un individu ou groupe d’individus sur d’autres ; ce qui implique le rejet de l’État et de ses institutions fondées sur la hiérarchie (armée, salariat, etc.). »
Dans ce sens, il est évident que la littérature anarchiste ne consiste pas seulement en créations exclusivement anarchistes mais, également, en œuvres basées sur les thèmes défendus par l’anarchisme.

Poésie libertaire en action
La sensibilité poétique est présente dans les publications acrates dès la 1ere Internationale. Avec la création de la CNT, les groupes culturels se multiplient dans toute la péninsule : les athénées, les cercles culturels, les syndicats, et les coopératives disposeront de groupes poétiques qui aideront à promouvoir le cénétisme et la culture libertaire dans les quartiers des villes, dans les villages et les bourgs.
Le combat poétique libertaire atteint son apogée pendant la guerre civile grâce aux groupes poétiques constitués autour des syndicats de la CNT, des Jeunesses libertaires, de Mujeres Libres, des athénées libertaires, des comités révolutionnaires de quartiers ou des comités des entreprises collectivisées.
Pour compléter ce chapitre, Mateo Rello dresse un portrait du groupe de poètes catalans : Los de Barcelona (Ceux de Barcelone), tandis qu’Adán Olisipio évoque, lui, le groupe surréaliste de Madrid.

Le théâtre anarchiste en Catalogne (1890-1914)
Une des premières œuvres, L’Archidiacre de San-Gil (1886), évoque la Commune de Paris. L’année 1894 voit la création à Barcelone de la Compagnie libre de déclamation, dont le but est de présenter des œuvres en marge du répertoire commercial de par leur contenu politique et, en même temps, d’inclure des œuvres au contenu explicitement anarchiste.
D’autres troupes se succèderont jusqu’à la guerre avec la FCSTA (Fédération catalane des sociétés de théâtre amateur) progouvernementale (Généralitat) et le Suep (Syndicat unique des spectacles publics) d’obédience anarchiste. La victoire de Franco mit fin à ces structures organisationnelles théâtrales.

Cinéma anarchiste
La naissance du cinéma a été une des créations humaines qui ont le plus marqué le XXe siècle. Les premiers films mettant en scène des anarchistes seront plus que caricaturaux : l’anarchiste est comploteur, lanceur de bombes, etc. Puis, les anarchistes eux-mêmes s’approprieront ce nouvel art. Cerviño Vila nous rappelle les premières œuvres françaises évoquant le prolétariat et ses luttes : Victime des exploiteurs (1914), La Commune (1914), l’expérience du Cinéma du peuple et du Cinéma éducateur des années 1920, le travail de dialoguiste de Jacques Prévert, le groupe Octobre des années 1930 et le cinéma militant issu de mai 1968.
En Espagne, et par le biais du Suep puis du SIE (Syndicat de l’industrie du spectacle), la CNT produira et distribuera de nombreux documentaires de propagande et des reportages sur la guerre qui fait rage, mais également des œuvres de fiction dénonçant les travers de la bourgeoisie et glorifiant l’idéal libertaire.
Plus près de nous, en 1967, sont organisées les Premières journées internationales des écoles de cinéma, qui regroupent tous les représentants de la dissidence politico-cinématographique sous le franquisme.
Plus tard naît la CCA (Coopérative du cinéma alternatif) qui se définit à partir de 1975 comme libertaire. Également libertaire le film Voyage dans l’exploitation du collectif SPA (pour Salvador Puig Antich). Par la suite des ex-membres de ces deux collectifs (CCA et SPA) réaliseront deux films militants : Guerrileros (1978) et Quico Sabaté (1980), tous deux explicitement libertaires. Cerviño Vila complète son article en donnant une liste de films récents mettant en scène des anarchistes ou la guerre civile (Libertarias, Land and Freedom entre autres).

La guérilla au cinéma et à la télé
De même qu’en URSS des films mettaient en scène Nestor Makhno, le présentant comme un bandit de grand chemin, en Espagne dans les années 1950 sont réalisés des films sur les guérilleros de différents maquis les assimilant à de vulgaires malfaiteurs. Il faudra attendre les toutes dernières années du franquisme pour voir traité à l’écran le sujet de la guérilla « vaincue mais digne » avec plusieurs courts et longs métrages. Dans les années 1980 la télévision (TVE Catalunya) programmera une série de documentaires sur la guérilla, de même que TV Galicia.
Dans les années 1990, sur grand écran cette fois, des films seront consacrés à des maquis spécifiquement anarchistes. D’autres longs métrages sont actuellement en préparation, ayant pour sujet des « figures » de la guérilla.

Le cinéma militant des années 1970
En Catalogne, de 1967 à 1981, un mouvement cinématographique actif se développe en réaction aux abus du pouvoir. Il s’agit très souvent d’œuvres collectives, considérées comme des outils de combat social, politique et citoyen. Beaucoup de ces collectifs sont de tendance libertaire comme la Coopérative de cinéma alternatif dont nous avons déjà parlé.
Cette vague créative prend fin avec la farce que constitue pour ces collectifs la victoire électorale du PSOE en 1982. Malgré tout, les documentaires de cette période dorée du cinéma militant, valent la peine d’être sauvés pour éviter l’oubli qu’ils s’efforçaient de combattre.
En annexe : un chapitre sur Paco Ríos auteur du documentaire Durruti dans la révolution espagnole, d’après le livre d’Abel Paz.

Conclusion
Ce document se termine par des interviews de Conxa Pérez et Enric Casañas, membres du mouvement libertaire ayant vécu la révolution commencée le 19 juillet 1936. S’ensuit un entretien avec l’historien du mouvement anarcho-syndicaliste Chris Ealham et une contribution de Noam Chomsky (qu’on ne présente plus).
Comme nous l’avons dit au début, la lecture de ce document de 64 pages est vivement conseillée. Ceux qui comprennent le castillan peuvent y avoir accès sur les sites indiqués ci-dessous 1. Pour les autres, nous nous proposons de traduire intégralement certains chapitres qui nous paraissent particulièrement intéressants (le choix sera quand même difficile !). Sinon, les différentes centrales anarcho-syndicalistes espagnoles organisent tout au long de cette année des manifestations, conférences, débats, etc. dans différentes villes d’Espagne. On trouve les lieux et dates sur leurs sites respectifs.


1. soliobrera.cnt.es et soliobrera.org