Pandémie de grippe étatique

mis en ligne le 1 octobre 2009

La pensée anarchiste a dès l’origine fait le lien entre un système d’oppression – la religion –, un système d’exploitation – le capitalisme – et un système de domination – l’État. Les combinaisons sont multiples, car, si leurs intérêts respectifs se conjuguent, et leur principe commun est toujours l’autorité, ils ont chacun leurs mécanismes internes propres et ils sont en compétition entre eux pour le leadership à l’intérieur d’un espace géopolitique donné.
La combinaison – produit de l’Europe occidentale – tenue jusqu’alors comme la plus performante était la démocratie parlementaire libérale, dont le capitalisme est le système économique, imprégnée de morale chrétienne (avec ou sans religion d’État). Au le plan philosophico-marketting, cette combinaison a trouvé sa synthèse dans le modèle des droits de l’homme, aboutissant à la Déclaration universelle des Nations unies de 1949, qui a désamorcé ce que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française portait encore de germe révolutionnaire.
Face aux régimes dictatoriaux, qui ont l’avantage de ne pas s’embarrasser de l’assentiment des masses, notre modèle a dû développer des trésors de mystification pour tendre vers le même niveau de contrôle des populations, en prétendant garantir la liberté. De fait, l’histoire du XXe siècle est celle du totalitarisme, d’un côté comme de l’autre. Dans cette compétition, c’est aujourd’hui le modèle chinois, dans sa synthèse actuelle, qui fait le plus fantasmer la race des gouvernants à l’ambition un tant soit peu planétaire. Parmi eux, les plus en pointe du modèle libéral ont d’ailleurs abandonné la référence aux droits de l’homme comme outil d’action, même s’ils restent cités dans les discours. N’a-t-on pas entendu railler les « droits-de-l’hommistes », dont le suffixe en iste, dans la bouche de ces tyrans, rime avec intégriste et terroriste.
Pour rester dans la course et développer des outils de contrôle toujours plus prégnants, les gouvernants libéraux ont donc fini par associer la liberté d’exercer un droit à un risque – ne serait-ce que le risque de se tromper – et la conformité à la norme comme la garantie de la sécurité. S’agissant d’organiser la vie d’êtres humains en société, ce mouvement du droit (phénomène social complexe) vers la seule norme (règle par nature simplificatrice et affaire de spécialistes) trouve une expression particulière dans le champ sanitaire. Qui n’appète pas à être en bonne santé plutôt que menacé par la maladie ? D’où ce développement des sciences dites cognitives, aux motivations ambiguës, qui aident à structurer un lien d’oppression entre une « maladie » sociale (déviance par rapport à la norme des puissants) et une maladie biologique (déviance par rapport à une norme biologique, donc apolitique et asociale, et partant, indiscutable).
Dans ce contexte, une pandémie est un moment propice, car la mise en scène de ces mécanismes sécuritaires, souvent contradictoires, est d’emblée posée à une échelle très large. La grippe baptisée « A » est à cet égard exemplaire.

La santé par le travail
Après une première période d’inquiétudes, d’emblée posée à l’échelle internationale via l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il est apparu que la grippe A ne serait pas sensiblement plus mortelle que la grippe saisonnière, mais qu’elle serait plus virulente et plus contagieuse. Le risque est donc plus la démultiplication de l’effet de la grippe saisonnière, avec la particularité que, outre les cibles classiques (vieux, jeunes enfants et malades de troubles respiratoires), elle toucherait une proportion sensiblement plus grande de jeunes adultes actifs (les scénarios des ministères parlent de pics à 35 % de la population touchée).
Deux remarques immédiates. D’une part, le niveau de gravité (virulence et mortalité) de cette grippeA va surtout révéler un état sanitaire global de la population française, dont un des aspects est la précarisation croissante, avec mise à l’écart du système de soin. D’autre part, l’activité économique pourrait être perturbée par l’indisponibilité concomitante de 20 % à 30 % des personnels dans les entreprises et les administrations. Toute l’ambiguïté du plan pandémie mis en œuvre par le gouvernement tient en ces deux termes. En effet, contrairement à ce qui avait été envisagé en cas d’alerte à la grippe aviaire (plus mortelle), et qui consistait à arrêter toute l’activité du pays (notamment les transports), pour circonscrire la pandémie, l’objectif premier du plan actuel – dans le contexte de crise économique et de fuite en avant du capitalisme – est d’organiser le maintien à tout prix du niveau d’activité maximal.
Cela conduit à quelques contradictions remarquables. Tout d’abord, pour la mesure préventive la plus forte – la vaccination –, il ne semble pas qu’une priorité quelconque ait été donnée aux populations les plus précarisées, qui sont pourtant à la fois les plus exposées et à la fois des vecteurs potentiels de diffusion, puisqu’ils survivent dans les espaces publics, notamment de transport (qu’on pense à la vision fréquente des grilles d’aération du métro, sur les trottoirs, qui assurent un peu de chaleur aux sans-abri… et servent de diffuseurs !). Or cette constatation, qui devrait logiquement conduire à s’occuper particuliè- rement de ces personnes, risque plutôt d’engendrer une répression accrue avec force mesures d’éloignement.
Ensuite, même pour la population dite « active » (c’est-à-dire disponible pour la production capitaliste), ça tiraille entre les mesures préventives pour circonscrire la diffusion, et leurs conséquences sur l’activité salariée. On ferme des classes ou des établis- sements scolaires entiers dès trois cas avérés de grippeA, mais on évite soigneusement d’aménager le rapport salarié pour que les parents ne subissent pas seuls le contrecoup. On pourrait imaginer, face à une pandémie justifiant des mesures d’exception, d’augmenter le nombre de jours « enfant malade » dans la typologie des congés maladie. à la place, on invite simplement les entreprises à permettre aux salariés de griller par avance leurs congés 2010. à mettre en parallèle avec la machinerie coercitive du service minimal d’accueil lorsque le virus à combattre est celui la grève !
Et si les médecins peuvent prescrire des mesures de quarantaine, les grandes entreprises publiques, à qui on demande de décliner le plan pandémie (notamment les grandes entreprises de réseau), prévoient de faire des contrôles pour débusquer celles jugées de complaisance (par exemple pour pallier des contraintes de garde d’enfant).

Santé et libertés
Une fois acquise la primauté du maintien de l’activité économique sur toute autre considération, l’État s’estime suffisamment légitime à limiter ou supprimer tout ce qui pourrait contrarier. On envisage ainsi la mise entre parenthèses de certaines obligations du droit du travail jugées comme gênant la souplesse d’utilisation de la main-d’œuvre valide.
Dans les entreprises de réseau à statut (SNCF et RATP principalement), les directions de ressources humaines (DRH) sont à l’œuvre. Il a déjà été annoncé que, par principe, un droit de retrait ne pourrait être invoqué en rapport à la grippe A. Cela alors même que l’on dit vouloir intégrer la grippe A dans le document unique d’évaluation des risques (qui traduit sur une plan administratif l’obligation générale de l’employeur de garantir la sécurité de son salarié), et alors même que le droit d’alerte n’est pas remis officiellement en cause. Ce sont donc clairement les droits qui offrent une capacité d’action concrète du salarié sur son travail qui sont visés. Tant que l’exercice du droit ne conduit qu’à des procédures documentaires ou à discutailler un permanent syndical, les machines RH savent gérer…
La particularité de ces mesures est qu’elles sont nécessairement « tous publics » et ne peuvent être ciblées sur une catégorie de salariés. Rappelons que la loi sur le service minimum avait été présentée comme n’étant pas une loi antigrève mais comme permettant aux opérateurs de transport d’être plus efficace en situation perturbée. Dans les faits, les obligations nouvelles de la loi ne visaient que l’exercice du droit de grève (obligation du personnel concourant à la circulation des trains de déclarer leur intention quarante-huit heures avant la grève). Or on voit ici, dans l’hypothèse d’une forte indisponibilité concomitante d’agents de conduite et/ou d’aiguilleurs, que la loi laisse démuni. Le virus, dont les convictions syndicalistes ne sont pas claires, ne prévient pas quarante-huit heures à l’avance, et ne se laisse pas intimider ni codiriger par les professionnels de la cogestion…
Mais il n’y a pas que le champ des libertés dans le travail qui soit visé par les expérimentations sous couvert de grippe A. Début septembre, le Syndicat de la magistrature (SM) a rendu public une circulaire du ministère de la Justice sur son plan pandémie, qui n’est rien d’autre qu’un état d’exception, décrété pour six mois renouvelables et qui consisterait à légiférer par ordonnances, à mettre en suspens la justice des mineurs pour les renvoyer devant les tribunaux correctionnels, à tenir les audiences en huis clos, à rallonger la détention provisoire de quatre à six mois, ou à repousser la visite d’un avocat de la 1re à la 24e heure de garde à vue. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la loi du 4 avril 1955 sur l’état d’urgence, motivée à l’époque par la guerre d’Algérie, et qui avait été sortie des oubliettes en 2005 lors de la révolte dite des banlieues.
Face au tollé, la ministre a fait un pas en arrière en parlant de simple document de travail, mais nous ne sommes pas dupes : l’État est par nature totalitaire, et ses représentants n’ont de cesse de justifier toute avancée vers un contrôle social absolu. Ce qui ne passera pas cette fois-ci sera resservi plus tard à une meilleure occasion.
Dans cette perspective, on perçoit mieux un des aspects de l’intérêt du battage médiatique autour de la grippe A. Les incohérences de politique sanitaire n’auront pas d’effet mortel significatif, contrairement au sida par exemple, avec son scandale du sang contaminé, et l’absence de toute mesure d’exception contre le clergé catholique (imaginez des gardes à vue de papes et cardinaux et une détention provisoire portée à douze mois renouvelables pour toute la curetaille !). En revanche, elle touche potentiellement tout le monde et sa propagation ne nécessite que d’être à moins de deux mètres l’un de l’autre. Du pain béni pour l’État, qui y trouve un allié de poids pour isoler chacun dans la peur de l’autre (donc du collectif) et de la liberté (assimilée à un danger via l’image de la maladie). Ainsi l’État nous laisse-t-il dans un rapport tutélaire, où l’autorité est la condition de la protection et vice versa. Bref, où le totalitarisme est la garantie de notre sécurité.
Dans la grippe porcine, le porc, c’est l’État !


Léa Gallopavo, groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste