L'objecteur de conscience et la guerre

mis en ligne le 1 mars 1960
Au milieu de la guerre, au milieu de cette folie meurtrière, c'est l'homme qui ose se détourner vers l'ordre des choses, l'ordre des œuvres humaines. C'est l'homme libre, l'affranchi de l'esprit, débarrassé des erreurs absurdes, de la haine, de l'intolérance comme des formes vaines de l'orgueil. C'est l'homme qui pense librement, l'homme qui cherche à rejoindre d'autres esprits libres parce que soustrait à la barbarie journalière ; il peut juger et condamner cette lutte homicide, la guerre. Pour lui, la lutte entre les hommes est une monstruosité qui ne peut d'aucune façon être sanctifiée devant sa conscience logique.
Conscient des pages dégradantes de l'Histoire, des guerres faites au profit d'ambitions et de cupidités inavouables, des trusts du pétrole et de l'or, des atrocités, malheurs et l'exploitation sordide de la grande masse des peuples, il n'ignore pas que la tuerie sanglante est une aberration et une flagrante erreur, un attentat contre les valeurs humaines, un crime contre collectivité humaine, contre les cités et contre la vie. Il répugne profondément à la conscience de l'objecteur de contribuer en quoi que ce soit à cette œuvre d'anéantissement, de violence, d'asservissement et d'agonie. D'ailleurs, dans l'ordre intellectuel et moral, et pas plus là que n'importe où, la guerre ne s'est avérée bienfaisante et réellement créatrice.
Ce que je vois d'effrayant dans nos guerres, affirme Alain, c'est qu'elles sont préparées et faites par d'honnêtes gens qui ne veulent que notre bien. Avec cette nuance qu'il n'est pas permis d'avoir pitié même de ses plus sûrs amis. Car il s'agit et toujours et partout de massacrer les meilleurs et vivre dans une veillée d'armes, et l'austère pensée de mourir en combattant doit passer avant toutes les autres. Ces mots paraissent simples et grands si l'on ne pense pas aux yeux brûlés, aux membres arrachés, aux ventres défoncés, et choses dans ce genre. C'est sans doute par cette fureur d'esprit que l'on fait la guerre. Il est indéniable que les guerres sont imputables moins à la cruauté des sujet qu'à la mauvaise et déficiente organisation des gouvernements. De plus, la guerre est toujours un abus de pouvoir, d'où il s'ensuit que le peuple qui ne réagit pas et s'endort en liberté se réveillera en servitude.
L'objecteur de conscience pense que les conflits sanglants n'ont jamais rien fait de bon, sauf de faire durer l'inhumaine opposition des maîtres et des esclaves. Lui seul a saisi que lorsque la notion d'étranger et de frontière disparaîtra de tout langage et de toute pensée, l'horrible mutilation de l'âme humaine, le découpage idéal des frontières et des races apparaîtront comme les derniers vestiges de la barbarie ancestrale.
Lorsque l'objecteur regarde comment ces primates inférieurs vont à la guerre en pillant et dévastant, en passant par les armes et par les fours crématoires des populations entières, en mutilant d'innocents otages, l'angoisse et le futur néant chargent son cœur d'un désespérant ennui. Car l'homme dégénéré de notre époque est non seulement voleur, jouisseur, mais foncièrement destructeur et avide en vérité de fausse gloire. Et qui pourrait contester que la laideur de la guerre, c'est l'esclavage qui la suit. Bien sûr, les meilleurs s'y font tuer afin que les habitués gouvernent par la violence, la contrainte et les abus contre et envers la justice. Car la force a tous les atouts et le banditisme comme soutien solide.
Si la violence ne peut convaincre, elle peut toujours faire taire, mais n'évite ni le problème que la guerre pose ni le cri de conscience de l'homme libre. Cette sanglante duperie qu'est l'entreprise de la guerre ne se peut qu'aux dépens de la création humaine, aux dépens du sens universel de l'amour et de la vérité. Alors, où retrouver l'espoir devant cette humanité alourdie de bestialité, de barbarie, de passions basses, de turpitudes et de servitude ? Et pourtant, la guerre est un mal, la pire malédiction de ce pauvre monde qu'il faut extirper et combattre avec un effort toujours accru. Afin de triompher de la violence et des ruses des guerres et des conflits et permettre à l'humanité de se libérer de son absurde crédulité, de ses avilissements, de ses laideurs, de ses indicibles souffrances qui la font remonter au stade de l'homo sapiens.
L'objecteur, c'est l'homme de demain ; ses faits sont des actes libres dont la seule dignité est sa liberté et la responsabilité de ses actes, c'est-à-dire un assentiment à l'ordre universel, une confirmation de la loi humanitaire de solidarité et d'amour. Sa volonté libre coïncide avec le but même de l'action, car à chaque circonstance l'idée du but suprême se dresse en lui pour dicter ses décisions et sa conduite. En effet, c'est l'homme affranchi des anciennes lois de la jungle. Mais nul espoir de justice, ou seulement de paix (jamais la paix ne se fera d'elle-même, ni par des congrès et des conventions mensongères) si l'on reprend stupidement le même chemin, puisque la paix est de l'esprit, elle n'use de force ni de violence. Ainsi que le dit Albert Einstein, le désarmement moral devrait précéder le désarmement matériel.

Dr. H. Herscovici