Sous le soleil de Mexico

mis en ligne le 7 avril 2011
Les voyages réservent parfois de – bonnes – surprises. Un séjour touristique au Mexique me l’a démontré : je m’en doutais un peu, les vingt ans écoulés ont été riches en luttes des travailleurs et/ou indigènes de ce pays (Chiapas, Oaxaca, etc.) 1. Les autorités mexicaines annoncent toujours des chiffres impressionnants de victimes de la « guerre des narco-trafiquants », en y incluant les assassinats d’opposants politiques, de syndicalistes ou d’indigènes.
Premier jour, visite obligée au Zócalo (grand-place située entre la cathédrale et le palais du gouvernement) et, là, un choc : l’immense centre historique est occupé par des manifestants du SME 2. En l’occurrence, ça veut dire rassemblement avec installation de tentes de tailles diverses (parfois immenses) pour occuper jour et nuit l’espace. C’est ce qu’ils appellent un plantón. Il faut imaginer le lieu aux proportions impressionnantes (genre place de l’Hôtel de Ville de Paris, mais en plus grand), au pourtour délimité par d’immenses banderoles installées à demeure, traitant le président et son gouvernement de « salauds, voleurs, assassins » et d’autres expressions plus fleuries. Au milieu de tout ça, nous l’avons dit, des tentes pour entreposer du matériel et des couchages, et des manifestants distribuant tracts et dépliants à la population.
Mais qui sont ces manifestants ?
Il s’agit des travailleurs de LFC 3, tous, ou presque, syndiqués au Syndicat mexicain des travailleurs de l’électricité.

Quel est le problème ?
Dans les années quatre-vingt-dix, Salinas de Gortarí 4, chantre du libéralisme et de la privatisation à tout crin, tente de briser le monopole de LFC (équivalent de notre EDF) en privilégiant un autre organisme, la CFE (Commission fédérale d’électricité), ainsi que des multinationales étrangères, principalement espagnoles (Iberdrola et Unión Fenosa). Il va finir par privatiser LFC malgré l’opposition du SME, qui rappelle que LFC aussi bien que CFE ne sont pas des entreprises gouvernementales, mais sont la propriété du peuple mexicain.
Un peu d’histoire
Le SME est le plus vieux syndicat mexicain. Il a été créé en 1914, c’est-à-dire l’année où Pancho Villa et Emiliano Zapata se rendent maîtres de Mexico. Rien d’étonnant donc à ce qu’il se soit constitué sur des bases et avec un fonctionnement qui le distinguent d’autres syndicats créés plus tard. Ses principes sont, entre autres : assemblée des travailleurs comme centre de prise de décision ; élection de la direction syndicale à bulletins secrets ; rotation des mandats avec une direction renouvelée par moitié tous les deux ans ; ratification par assemblée générale des résultats des négociations avec les employeurs (et ceci avant signature définitive).
Actuellement, le SME sert de modèle à d’autres syndicats qui se veulent indépendants de l’état et du patronat.
Il faut rappeler qu’en 1996, quand les néozapatistes de l’EZLN 5 ont organisé la première rencontre « intergalactique » au milieu de nulle part avec des générateurs pour fournir l’électricité, des adhérents du SME se sont portés volontaires pour aller installer gratuitement l’électricité reliée au réseau national sur le lieu de la rencontre (en posant des demandes de congés à leur employeur !). Bel exemple de solidarité avec les revendications des indigènes du Chiapas.
Solidarité aussi avec deux autres syndicats perpétuellement en lutte avec les autorités : le syndicat des mineurs et celui des enseignants (CNTE). Un « pacte ouvrier » a été signé entre les trois organisations pour s’opposer à la « réforme » du travail proposée notamment par le PRI 6. De même, le SME s’est opposé en son temps et avec succès à la tentative du gouvernement Calderón 7 de privatiser la compagnie pétrolière nationale Pemex.
On comprend donc l’intérêt pour les différents gouvernements de mettre au pas ces empêcheurs de privatiser en rond. Ça s’est traduit par la suppression pure et simple de LFC sur ordre du gouvernement, pour les motifs suivants : manque de rentabilité, alors que depuis des années ce même gouvernement organise des transferts de contrats au bénéfice de l’autre producteur d’électricité (CFE); abolition des « privilèges » des travailleurs de LFC qui ont des salaires trop élevés, et qui, comme les fonctionnaires qu’ils sont, ne « foutent pas grand-chose », éternelle rengaine serinée par les télés et toute la presse écrite aux ordres du gouvernement (exception faite du quotidien La Jornada).
Résultat des courses : plus de 44 000 travailleurs licenciés en 2009 ! Fait cocasse : quand les autorités ont envoyé l’armée et la police fédérale pour virer les salariés de leur poste de travail, ils ont tenté, dans un premier temps, de faire tourner l’entreprise avec des techniciens militaires puis des techniciens de la CFE qui se sont révélés incapables de faire fonctionner les installations de LFC. Le gouvernement a donc dû prendre une décision qui est une grande première : la réquisition des travailleurs licenciés (jusqu’à présent on ne connaissait que la réquisition des travailleurs en grève !).
Quand le « transfert des compétences » a pu être finalisé, les 44 000 licenciés le sont restés avec promesses de reclassement et indemnités conséquentes s’ils acceptaient ces propositions. Promesses qui, bien évidemment, ont été loin d’être tenues (seuls 20 % ont été concernés). À noter toutefois qu’environ 16 000 ex-salariés de LFC refusent toujours de signer ces « accords » et sont donc sans travail depuis maintenant dix-sept mois. Ce sont eux qui occupent aujourd’hui le Zócalo, et c’est le sens de leur combat. Comme nous l’explique Amada, une des grévistes, ce plantón se veut permanent et définitif jusqu’à ce que le gouvernement réponde à leurs revendications : réouverture de l’entreprise publique LFC ; réincorporation à leurs postes de travail ; approbation du contrat collectif de travail ; reconnaissance du SME.
Dans ce but, ils occupent le Zócalo, défilent tout autour, y mangent et y dorment, expliquent inlassablement à la population de Mexico, comme aux touristes, le but de leur combat qu’ils n’imaginent pas autrement que victorieux. Ils rappellent que les accords du gouvernement avec des sociétés étrangères pour la fourniture d’électricité sont en contradiction avec la Carta Magna (Constitution mexicaine) ; que, depuis la privatisation, les factures d’électricité ont quadruplé (selon le Profeco 8).
Les mots d’ordre, que l’on peut entendre en ce moment même au cœur de Mexico, sont les suivants : « Que tout le peuple manifeste ! », « Assez de violence ! », « Assez de sang versé ! », « Des solutions aux conflits concernant les mineurs, les travailleurs de l’électricité et les indigènes ! », « À bas l’augmentation de la tortilla 9, de l’essence, du gaz et de l’électricité ! », « Que Calderón rende des comptes avant de couler le pays ! », « Liberté pour Miguel Marquez Ríos 10 et tous les prisonniers politiques ! »
Au moment de nous quitter, Amada et ses camarades nous offrent un étendard sur lequel on peut lire cette devise en forme de jeu de mots à partir de leur sigle : « ¡ SMEjor morir de pie y luchando que vivir 100 años de rodillas ! » (« Mieux vaut mourir debout et en luttant, plutôt que vivre 100 ans à genoux ! ») 11.



1. Lire l’article de Jean-Pierre Petit-Gras dans Le Monde libertaire n° 1625.
2. Syndicat mexicain des travailleurs de l’électricité.
3. Luz y Fuerza del Centro (équivalent de notre EDF).
4. Président du Mexique (à la suite à une fraude électorale) de 1988 à 1994.
5. Armée zapatiste de libération nationale, mouvement influent dans la région des Chiapas.
6. Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir pendant soixante-quinze ans.
7. Actuel président du Mexique.
8. Organisme de défense des consommateurs.
9. Crêpe de maïs, base de l’alimentation des Mexicains : son prix a augmenté de 400 % en dix ans !
10. Militant syndicaliste emprisonné depuis le 21 novembre 2010.
11. Célèbre phrase attribuée à Emiliano Zapata (1879-1919) pendant la Révolution mexicaine (1910-1940). (Ndlr.)