Les intellectuels marxistes s'agitent : des grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf

mis en ligne le 1 mai 1956
Les intellectuels de gauche sont en effervescence ! Les vérités qui formaient le noyau autour duquel ils tournaient avec une inlassable platitude se désagrègent. Privés de cette force attractive, ils s'interrogent gravement, passent l'événement au crible de leur interprétation particulière du marxisme, ouvrent entre eux une dispute où sont découpées en tranches et mesurées sans indulgence leurs années de servitude au Parti qui les fascine ; enfin, ils capitalisent bruyamment leurs maigres velléités d'indépendance.
Il est réjouissant de les voir s'ébattre, brandissant leurs revues épaisses gonflées d'articles venimeux écrits dans cette langue particulière qui, dans quelques centaines d'années étonnera le paléographe à la recherche des vestiges de notre civilisation ; articles destinés à assommer l'adversaire mais qui causent surtout des ravages dans les rangs des lecteurs assez imprudents pour s'aventurer dans cette zone de feu où les projectiles touffus et obscurs s'entrecroisent.
Sartre, Maurice Nadeau, Martinet, Naville mais celui-là a lu Marx, Bourdet et tous ceux dont vous retrouverez depuis dix ans, la signature au bas de ces manifestes et protestations, vertueusement indépendantes, savamment balancées, astucieusement dosées que le Parti communiste avec un clin d'œil malin qui ne trompe que les imbéciles, lance dans le public. Tous ont pris leur élan précédés il est vrai, par Pierre Hervé, qui a légèrement mordu sur la ligne de départ de cette course à l'échalote.
Il s'agit pour cette intelligentzia de gauche (sic) de dégager le marxiste des fantaisies macabres du génial Staline, de purifier le parti des miasmes que dégage l'incroyable veulerie des fidèles, de sauvegarder le mythe de l'histoire sur lequel ces messieurs se sont confortablement installés à califourchon, de récréer des certitudes à grand renfort de dialectique que l'on brandira telles des carottes devant le museau des prolétaires alléchés.
- Le parti a en gros, toujours eu raison, proclame Sartre.
- C'est seulement lorsque le parti s'écarte du marxisme et de l'enseignement de Lénine et de Trotsky qu'il sombre dans l'erreur ! riposte Naville.
- Rejoindre les rangs de la classe ouvrière signifie pour un intellectuel, devenir marxiste ! affirme Nadeau.
On reste confondu devant la naïveté de ces clercs prétentieux, vaniteux ignares, car enfin ces hommes qui parlent d'histoire avec un H majuscule devraient au moins se souvenir d'une histoire relativement récente. Depuis la révolution russe le marxisme s'est constamment heurté à des réalités nouvelles qui modifiaient profondément les données économiques qui l'étayaient. Nulle part le marxisme n'a triomphé autrement qu'appuyé par les canons du conquérant. Les insurrections populaires qui depuis trente ans éclatent aux quatre coins du monde sont nées dans des climats différents de ceux qui s'inscrivent dans la fameuse continuité de l'histoire chère à nos gogos et dans des conditions économiques que n'avaient pas prévues les prophéties inspirées. Rarement ces insurrections ont été contrôlées par les partis communistes et lorsqu'elles l'ont été, l'échec était certain.
Il est vrai que l'intelligentzia de gauche (re-sic) ne s'embarrasse pas de réalités vulgaires. Rien ne trouble la somnolente quiétude de nos grands hommes. Le marxisme dont le seul véhicule est le parti s'identifie au prolétariat et à ses espoirs, prétendent-ils ! Les travailleurs de chez Renault se prononcent contre le parti en faveur d'un contrat de type proudhonien, qu'importe ! Les travailleurs de l'Ouest qui dans leur immense majorité sont syndicalistes révolutionnaires, sont à la pointe des luttes ouvrières, n'en parlons pas. Des dizaines de milliers de travailleurs syndicalistes ou socialistes se refusent à la confusion unitaire, ce qui n'empêche pas Bourdet de clamer le rôle dirigeant du Parti communiste dans un éventuel Front Populaire. La CGT se vide, des fractions s'organisent en son sein, le parti se vide, la dissidence le guette. Qu'importent ces petites choses sans importance ! Marx a dit… !!
Dans son médiocre article des Temps modernes, Sartre a énoncé une vérité terrible. S'adressant aux intellectuels marxistes qui ont animé l'opposition à Staline, il leur reproche d'être une opposition à l'image de Staline, forgée par Staline et destinée à disparaître avec Staline. C'est terriblement vrai, plus largement vrai que ne le pense Sartre lui-même.
Les intellectuels progressistes sont eux aussi indissolublement liés au marxisme. Pour eux le problème de la recherche de la vérité ne se pose pas. Ils ignorent fermement les éléments révolutionnaires opposés au communisme, la masse des salariés disponibles, l'instinct profond qui dans les pays anglo-saxons, dans l'Inde, en Afrique et même dans certaines parties de l'Europe dressent l'homme contre les servitudes communistes. Ils tournent à vide, dans l'orbite du parti, ignorant les sentiments profonds des masses, ignorés par elles. Arc-boutés sur l'enseignement que leur a légué le siècle dernier, ils expliquent inlassablement dans leur charabia, la prophétie du maître, appliquant au besoin la méthode Coué.
Ils prônent la culture mais n'en trouvent l'essence que dans ce fatras philo-économique qui s'est révélé un tissu d'erreurs. Ils se veulent auprès du peuple, de plus en plus étranger au parti, qui pour eux l'incarne. Les événements actuels les démontent. Affolés, ils se cramponnent aux bribes du marxisme qu'ils ont le plus ânonnées. Regardez-les se tordre, se contracter, se détendre comme le ver de terre soudain mis à la lumière par la bêche du jardinier, et surtout ne leur dites pas qu'avec le bric-à-brac marxiste ils appartiennent au passé, non seulement ils se fâcheraient mais encore pour vous convaincre, ils abrutiraient leurs lecteurs qui eux ne vous ont rien fait, à grands coups de superlatifs redoutables.
Telles les grenouilles de la fable, ils enflent – faites confiance au bon La Fontaine. Ils ne vont pas tarder à éclater.

Alfred Liron