Soldats de gauche

mis en ligne le 1 décembre 1974
Notre antimilitarisme immémorial est fortement attaqué en ces temps-ci par d’aucuns qui se réfèrent à quelques événements survenus en divers pays.
« Vous prétendiez, me dit Godelure, que nul gouvernement de gauche n'avait de chances de durer longtemps s’il allait trop loin dans la voie des concessions aux exigences populaires, parce que les milieux privilégiés le feraient renverser inévitablement par l'armée dont les cadres sont à leur dévotion. »
– Oui, avouai-je, nous avons écrit cela souvent, et les faits nous ont maintes fois donné raison. Le cas le plus tragique fut le soulèvement franquiste en 1936, et le cas le plus récent est le coup d’État de Pinochet au Chili. Mais combien d'autres épisodes du même genre nous pourrions citer ! En France même, c'est un putsch militaire qui en 1958 renversa Pflimlin, dont le gouvernement n'était certes point axé à gauche, mais que les colonialistes suspectaient, probablement à tort, de vouloir ouvrir des pourparlers de paix en Algérie, conformément aux vœux de la plupart des Français.
– Sans doute, dit Godelure, mais, sur ce seul point déjà, je pourrais vous contrer, puisque le soldat maurrassien que ce putsch mit au pouvoir finit par entamer ces mêmes pourparlers et par conclure la paix. Toutefois, c'est à l’étranger que je vais vous indiquer des exemples qui ruinent votre préjugé antimilitariste : sans parler de la politique de gauche menée par des gouvernements sud-américains à prédominance (et d'origine) militaire, avez-vous lu ce qui s'est passé au Portugal, où des communistes et des socialistes ont accédé au pouvoir sur les pas de l'armée, et en Éthiopie, où un état-major progressiste liquide les séquelles du régime aboli et nationalise les dépouilles de l’empereur déposé ?
– Je ne peux pas nier ces événements, puisqu'ils sont inscrits dans l'histoire désormais. Ils prouvent ce qu'on savait déjà, c'est-à-dire que la violence militaire au service d’un pouvoir civil peut se rebeller contre lui et le jeter bas. Jusque-là, nous étions accoutumés à voir des militaires de droite renverser des gouvernants de gauche. La nouveauté des faits actuels consiste en ce que ce sont des militaires de gauche qui ont destitué des gouvernants de droite.
– Cette nouveauté, mon cher, doit désarmer votre vieil antimilitarisme. Rendez-vous à l'évidence : si vous voulez que la révolution cesse d'être menacée par l'armée, faites-la faire par elle ! Ceux qui, parmi les civils, lui seront hostiles ne pourront rien tenter contre une révolution accomplie et soutenue par ces militaires qui, naguère, la combattaient et l'écrasaient.
– Mon cher Godelure, j'aurais bien peu de foi dans l’excellence de nos arguments et de nos idées si je les croyaient incapables de pénétrer dans des milieux sociaux qui leur ont été longtemps opposés. N'a-t-on pas vu quelques généraux devenir pacifistes ? Les doctrines anarchistes, qui transfigurèrent un officier comme Bakounine, un prince comme Kropotkine, un séminariste comme Sébastien Faure, peuvent conquérir des adeptes partout. Pourquoi des courants de pensée beaucoup moins hardis, beaucoup moins « subversifs », ne pourraient-ils en faire autant, surtout quand ils offrent des possibilités nouvelles, des chances modernes, de gouverner et d'exploiter le peuple, ce que l’anarchisme ne promet ni ne permet ?
– Je vous entends. Le noyautage...
– J'ignore s'il s'agit de ce que vous appelez ainsi. Les officiers réactionnaires se sont-ils convertis au marxisme et au libéralisme (qui, d'ailleurs, s'épaulent pour la circonstance mais s'excluent en définitive), ou bien les partis d’opposition ont-ils poussé à l'intérieur de l'armée des hommes à eux pour l'investir ? Je ne saurais trancher, n’étant pas dans le secret des dieux. Mais il faut reconnaître une évolution, qu'elle soit apparente ou réelle, superficielle ou profonde : la pénétration des idées libertaires déjà constatée dans le clergé est en train de s'opérer au sein de l’armée, sinon partout, du moins en certains pays.
– Je devine ce que vous pensez : ce n'est qu'opportunisme, adaptation, simulacre et démagogie ?
– Cher Godelure, je n'ai jamais dit cela, parce que je n’en sais rien. Je ne me hasarde pas à des conclusions téméraires. Mieux : j'accorde volontiers le préjugé favorable, et je me défends de nier la sincérité d'une attitude dont je ne puis juger que d'assez loin les mobiles et les raisons. Encore que l'on doive se souvenir que les peuples n'acceptent plus guère d'être menés à la baguette que si on leur parle un langage socialiste, genre général Giap, détail qui n'a échappé à aucun politicien, et qui ouvre la voie à une belle phraséologie.
– Bref, anticlérical et antimilitariste comme avant ?
– Je le crains, Godelure, et pour longtemps. Certes, je suis prêt à fraterniser avec quiconque (quelque drôle d'habit qu'il ait sur le dos) rejette l'exploitation de l'homme par l'homme ,la violence de l'homme sur l'homme dans la poubelle de l'histoire et la nuit du passé. Cependant, le sympathique ralliement de certains curés, de certains pasteurs au pacifisme et à des idées sociales avancées ne me rapproche pas pour autant de l'autel et du bénitier; de même, la rébellion de certains officiers contre des régimes de dictature et d'oppression, bien que sympathique elle aussi, ne me réconcilie nullement avec la caserne et l'arsenal.
– Aussi vous soupçonné-je fort de rester neutre et impassible dans cette histoire du général Stehlin...
– Vous sortez du sujet, Godelure : le général Stehlin n'est pas un soldat de gauche, et l'on ne m'embrigadera pas pour sa défense dans une nouvelle affaire Dreyfus. Je me fiche bien qu'il ait déclaré que les avions américains étaient supérieurs aux avions français ; moi, je voudrais que tous les trucs qui servent à la guerre, avions de combat ou chars d'assaut, soient définitivement réduits à l'impuissance et à l'inefficacité. Entre deux engins militaires, s'il me faut à tout prix choisir, c'est celui qui cause le moins de dégâts qui a ma préférence. D'où ma neutralité dans l'affaire Stehlin, vous pensez !
– Je n'en avais pas douté un instant.
– D'autant plus, Godelure, que (les journaux l'ont annoncé) cent soixante experts, délégués par cinquante pays, se sont réunis à Lucerne, du 24 septembre au 18 octobre, en une conférence destinée à éliminer les armes « capables de causer des maux superflus ». Or cela équivaut à la recherche du moindre mal. Et, de toutes les armées (comme de toutes les armes), celle qui puisse nous faire le moins de mal, n'est-ce pas celle qui n'existe pas ? »