Quand la Roumanie se révolte

mis en ligne le 8 mars 2012
Le 6 février dernier, Emil Boc, premier ministre de Roumanie et président du PDL (Parti démocrate libéral), a annoncé la démission de son gouvernement. Cette démission fait suite à une lutte sociale d’ampleur du peuple roumain. Retour sur cette lutte…
Tout commence par la réforme du président de Roumanie, Traian Basescu, qui vise à privatiser le Smurd (équivalent du Samu français).

Mardi 10 janvier
« Le docteur Arafat a été flingué « en direct » par Basescu. » Sous-secrétaire d’État à la Santé et d’origine syrienne, Raed Arafat, lutte depuis vingt ans pour monter un système d’urgence (Smurd) cohérent avec le système médical roumain. Le Smurd a miraculeusement réussi à rester debout sous le régime actuel et même à se développer.
Lors d’un débat télévisé, Basescu a désigné Arafat comme étant un réactionnaire qui bloque les réformes de santé. Arafat a répondu et Basescu lui a demandé brutalement de démissionner.
Le lendemain des manifestations commencent à secouer le pays, surtout dans les grandes villes. Les habitants de Cluj se rassemblent sur la place de l’Unité pour soutenir Arafat. Dans tous les pays, les manifestants mobilisent autour de la défense du Smurd « C’est la première manifestation de cette ampleur contre le président depuis ces dernières années, la précédente enregistrée en 2010 a été quand les policiers ont manifesté au palais Cotroceni contre les réductions de salaire. »
Ces rassemblements en soutien à Arafat deviennent alors des mouvements politiques contre le président roumain et le Premier ministre Boc. Le jour même, Boc annonce dans un discours que le président a décidé de retirer le projet de privatisation du système de santé.

Vendredi 13 janvier
Le gouvernement refuse d’accorder le droit la manifestation et les amendes tombent. Des rassemblements de soutien à Raed Arafat ont lieu dans beaucoup de villes. Arafat appelle à ne plus sortir dans la rue et à ne pas se laisser manipuler politiquement pour éviter que la lutte ne dégénère.

Samedi 14 et dimanche 15 janvier
La mairie de Galati autorise l’organisation d’un rassemblement en face de la préfecture. Les représentants des organisations révolutionnaires et de retraités se rassemblent pour demander la démission du gouvernement et du président et l’organisation d’élections anticipées.
Manifestation à Bucarest… Silence radio côté gouvernement. Les gendarmes cognent comme dans les dictatures les plus féroces. Ils parlent de « hooligans ». Un manifestant témoigne…
« Dimanche, rien n’a encore explosé. Environ 1 000 habitants de Bucarest sont rassemblés pour manifester dans le calme sur la place de l’Université : des étudiants, des gens entre deux âges et des retraités, le front plissé, gelés et avec les poings levés. Au passage un premier pétard a volé en direction des gendarmes, la rumeur court qu’il va se passer quelque chose dans la nuit. Puis ça dérape. Un manifestant reçoit un cocktail Molotov. La foule hurle. Les gens sont asphyxiés par les gaz lacrymogènes. “Gardez le foulard sur le nez !” Ça commence à fumer, les drapeaux volent sur les kiosques. Les gendarmes poursuivent un groupe d’une dizaine de manifestants qui se sont dispersés. En prenant la fuite, on voit un groupe d’ultras poursuivis par des robocops. »
Descente aux enfers jusqu’à 21 heures, sur la place de l’Unité. De Coltea jusqu’au magasin Unirea, on dit que c’est la guerre : des feux brûlent sur le boulevard, les gendarmes lancent des grenades lacrymogènes, les trottoirs sont dans la fumée. Avec leurs boucliers, ils dispersent en disant que « suivront des événements violents qui peuvent mettre en péril leur vie ». C’est la panique.
Des manifestants violents lancent des pierres et des cocktails Molotov ; face à eux, un groupe compact de gendarmes. On entend : « Nous sommes la Roumanie, à bas Basescu et la Gendarmerie ; ne nous tuez pas parce que nous voulons une vie meilleure. » Les gendarmes arrêtent justement un vieux qui a lancé des pierres et commencent à le frapper dans les jambes.
À 1 heure du matin la violence de rue a pris fin. Quelques déçus sont restés sur la place de l’Université. Ils crient encore que « ce n’est que le début ».

Lundi 16 janvier
le plus grand syndicat roumain Cartel Alfa envisage de soutenir les protestataires. Il reconnaît leurs revendications et déplore le silence du gouvernement face aux invitations syndicales. Le dialogue est rompu depuis que les syndicats ont arrêté de participer aux commissions gouvernementales en déplorant qu’on ne tienne pas compte de ce qu’ils disent.
Selon le sociologue Mircea Kivu, l’« affaire Arafat » a catalysé le mécontentement populaire, qui enfle depuis que le gouvernement a décidé les mesures d’austérité les plus dures de l’Union européenne. Les manifestants se montrent critiques envers l’ensemble de la classe politique.
Boc propose, dans un discours, le retour d’Arafat aux affaires et annonce la rédaction d’un nouveau projet de loi sur la santé.

Mardi 17 janvier
Boc refuse de démissionner et promet l’augmentation des salaires et des retraites.
Le syndicat Cartel Alfa a annoncé qu’ils ne participera pas à la réunion convoquée par le Premier ministre. Les représentants des salariés demandent qu’il n’y ait pas d’ordre du jour et que les problèmes soulevés par les syndicalistes soient traités.
Arafat décide de reprendre son poste au ministère de la Santé et appelle à éviter la violence.
Mais le scandale Arafat n’a été qu’un déclencheur et la fureur populaire reste intacte ; les Roumains sortent pour dénoncer une façon de faire de la politique, fondée sur l’opportunisme, le chantage et la corruption et qui n’a pratiquement plus rien à voir avec la démocratie. Basescu tient tout et ne tolère pas la contradiction.
Plus de 100 manifestants sont détenus. Certains sont battus, menacés ; les forces spéciales se déchaînent sur les passants. À la télé, on parle plus de casse que de revendication.

Mercredi 18 janvier
l’opposition demande la démission du gouvernement et l’institution d’un cabinet indépendant qui organisera des élections anticipées. Un tract syndical dénonce l’arrogance de Basescu-Boc, la corruption, l’attaque contre le Smurd, la politique de casse de l’éducation au profit de l’armée et des services secrets, des scandales écologiques, la violation des droits et la répression, les inégalités. Les gendarmes procèdent à des contrôles préventifs. On estime plus de 10 000 manifestants dans 62 villes.

Jeudi 19 janvier
À Bucarest, on lit : « Zone polluée politiquement, nous ne laisserons pas les politiciens s’accaparer la place de l’Université. » La demande d’élections anticipées se fait plus pressente. Des Anonymous témoignent d’un soutien au peuple Roumain.

Vendredi 20 janvier
Grève des enseignants. Des syndicats se solidarisent avec la lutte pacifique contre la classe politique. Une intersyndicale essaie de se monter pour organiser une grève générale.
Côté presse, le manichéisme du discours dominant s’effiloche ; en particulier à propos des « ultras » ou « hooligans ». Depuis une semaine, le pays boue contre les ultras ; Ion Tiriac a demandé leur extermination. Après la parution d’un manifeste des ultras, des journalistes les rencontrent et découvrent qu’ils n’ont pas affaire à des brutes manipulées. Ce manifeste analyse notamment l’arrivée de la violence. Les ultras parlent de sociologie et supportent plus volontiers Vintila Mihailescu que le Dinamo. Guérilla urbaine jusque tard dans la nuit…

Samedi 21 janvier
Dans un communiqué, des journalistes reconnaissent que la corporation a tendance à oublier sa mission d’informer correctement et impartialement. Ils recensent les comportements qui s’éloignent le plus gravement du professionnalisme : diffusion de la seule version des gendarmes ; non vérification des informations ; prise de position dans la façon de filmer ; recherche du sensationnel au détriment de la vérité ; défiance générale contre les protestataires ; orientation clairement en faveur du gouvernement dans les débats ; présentation manichéenne et partiale.

Dimanche 22 janvier
Onzième jour de manifestation et début du grand froid en Roumanie. On commence a voir des jeunes monarchistes dans les rangs. Le site des supporters d’une équipe de foot de Bucarest publie un article qui dénonce la répression surdimensionnée : « Il ne manque aux moyens déployés, pour mater les manifestations pacifiques, que les munitions de guerre. »

Lundi 23 janvier
Teodor Baconschi est viré de son poste de ministre des Affaires étrangères pour propos diffamants contre les manifestants. Le 25, Basescu annonce son refus de démissionner et promet tout et n’importe quoi pour redresser le pays. Selon lui, les manifestations discréditent la Roumanie.
La place de l’Université est en passe de devenir une agora pour les manifestants, sans flics. Le lendemain, un leader politique de l’opposition tente de se rallier aux manifestants : il est repoussé et hué. -15 °C. L’enthousiasme des manifs retombe.

Lundi 30 janvier
Les partis d’opposition décident de démissionner et/ou de faire grève au parlement pour entraîner la démission du gouvernement. Le 31, une liste de revendications est distribuée sur la place de l’Université et dans toutes les autres villes. Ces revendications demandent, entre autres, plus de démocratie et de justice, des médias de service public et indépendants. Le froid vide les rues, mais ça chauffe au parlement : démissions, projet d’élections refusé, etc.

Samedi 4 février
Début des rumeurs de la démission du premier ministre. Le PSD demande la démission du poste de Premier ministre et de leader du parti à Boc. Le 5, Boc démissionne pour détendre la situation sociale. Il est remplacé par le chef des renseignements.

À propos de la monarchie
La Roumanie est sortie d’une léthargie générale de vingt-deux ans et a rejoint la lutte mondiale. Paradoxalement, une tendance monarchiste a été observée dans les manifs. Paradoxalement, parce que ces luttes revendiquent généralement l’autonomie et l’émancipation de l’homme. Sans faire d’analyse des différentes formes de gouvernement, l’avènement d’une monarchie en Roumanie aurait peu de chances de nettoyer la classe politique et le système en place.
En revanche, un pas a été franchi : ces manifestations populaires montrent l’existence d’une force collective et malmènent le mythe du peuple entier attendant un messie pour sauver le pays. D’autres formes d’organisations sociales et politiques peuvent être expérimentées. C’est dans la rue qu’il faut construire : « Nous voulons la liberté et l’opportunité, pas une autre forme d’esclavage. Gouvernement populaire. » ; « Nous sommes la base ; sans nous, rien n’a de sens. »

À propos de la violence
Le mot « violence » a été sur toutes les lèvres des faiseurs d’opinion. Mais le peuple, lui, voit une autre violence : celle des robocops qui cognent les passants sans discernement ; celle de l’inégalité du pouvoir ; celle qui s’exerce sur la moindre tentative de critique sociale. Le positionnement en dehors du cirque politique est une condition préalable pour un véritable changement social et est donc une menace directe à la classe politique ; la violence symbolique des médias qui déforment événements ; la violence des restrictions ; la violence du système capitaliste.
Et puis une protestation pacifique, dans laquelle tout le monde reste calme et rentre à la maison le plus tôt, volontairement, est une forme de manipulation. Amenés à une certaine limite, les gens ne peuvent pas se battre pour un autre monde en utilisant uniquement les moyens approuvés par le pouvoir actuel. « Décider pour moi, sans moi, signifie la violence », dit-on…

Jean, groupe de Rouen de la Fédération anarchiste