Encore une grève générale

mis en ligne le 5 avril 2012
1667EspagneNous vous entretenons régulièrement dans Le Monde libertaire de la situation sociale et politique espagnole 1. C’est qu’au-delà des Pyrénées le mouvement anarcho-syndicaliste, même s’il est loin d’avoir la même influence qu’avant la Guerre civile (1936-1939), représente encore aujourd’hui une certaine force dans le mouvement syndical (la troisième derrière les CCOO et l’UGT 2. Depuis des semaines la CNT, la CGT et SO 3 organisaient des actions pour pousser vers l’organisation d’une grève générale contre les mesures antipopulaires envisagées par le nouveau gouvernement (de droite) dirigé par le Premier ministre Mariano Rajoy. Il faut préciser que ces mesures dirigées contre les travailleurs avaient largement été initiées par le précédent gouvernement « socialiste » de Zapatero. En deux ou trois ans, la situation économique espagnole a été bouleversée. Ce qu’on qualifiait jadis de « miracle espagnol » est devenu un véritable cauchemar : une crise immobilière doublée d’une crise financière ont révélé, si besoin était, le vrai visage du capitalisme. On connaissait déjà (comme en Grèce ou en Italie par exemple) la signification du terme mileuristas (ceux ou celles qui ne gagnent que mille euros par mois). Ces mileuristas sont désormais devenus des nimileuristas (qui ne gagnent même pas mille euros), ou en abrégé, des nimis (ni mismo : même pas). Les détenteurs d’un emploi, même précaire, vont bientôt être considérés comme de grands privilégiés dans un pays qui compte près de six millions de chômeurs : 23 % de la population active (50 % chez les jeunes).
La « réforme » proposée par Mariano Rajoy (en attendant les suivantes) va accentuer la précarité. Six cent trente mille suppressions de postes devraient être le résultat pour l’année à venir, de la mise en œuvre de cette réforme : « Ils ne veulent pas des travailleurs, ce qu’ils veulent c’est des esclaves » est un des slogans les plus entendus dans les cortèges. On comprend aisément l’émoi suscité dans la classe laborieuse. Pour faciliter ces suppressions de postes, une série de mesures a été spécialement concoctée, comme la possibilité pour une entreprise qui voit son chiffre d’affaires baisser trois trimestres consécutifs de licencier du personnel sans autre motif, ou de baisser les salaires afin de répondre aux impératifs de compétitivité, productivité, réorganisation technique… 4
Jusqu’à présent l’UGT et les CCOO avaient entériné les dispositions du patronat (refusées par les syndicats alternatifs), mais devant l’ampleur des atteintes envisagées à la législation du marché du travail, ces deux organisations réformistes se sont également décidées à appeler à la grève générale le 29 mars.
Il s’agit de la huitième grève générale depuis la fin de la dictature franquiste. Objectif : stopper la réforme concoctée par le gouvernement de Mariano Rajoy pour répondre aux injonctions de Bruxelles. Rajoy et son parti (Parti populaire, qui n’a de populaire que son nom et est l’équivalent de notre UMP nationale) avaient annoncé avant la grève que quelle que soit son ampleur, il maintiendrait son projet, tout comme l’avait fait il y a un an le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) alors au pouvoir. PSOE amnésique, qui cette fois a appelé à la grève pour protester contre ce type de mesures qu’il avait lui-même imposées.
Il faut être bien conscients (et même les syndicats réformistes le sont) qu’il s’agit pour la société espagnole du plus grand recul pour la démocratie depuis la période dite de « transition ». Le gouvernement affirme lui que cette nouvelle réforme du travail favorisera l’embauche puisque les patrons ne craindront plus les contraintes liées aux conditions de licenciements en cas de difficultés de l’entreprise (on connaît le refrain). C’est évidemment le contraire qui va se produire : augmentation des licenciements, et en cas d’embauche, conditions précaires et salaires à la baisse. Le patronat en salive d’avance !
Face à cela, impossible cette fois pour UGT et CCOO de se défiler. Malgré des accords honteux signés ces dernières années, malgré le service minimum entré en vigueur (par exemple dans les transports publics), l’appel à la grève a donc finalement été lancé… et entendu. Bien sûr, comme d’habitude (comme chez nous), la guerre des chiffres fait rage : 800 000 grévistes pour les organisateurs, dix fois moins pour les autorités, mais il y a un autre moyen de vérifier que cette grève a été très largement suivie, c’est la consommation électrique du pays ce jour-là : le 29 mars elle a baissé de 16 % en moyenne, soit la consommation habituelle d’un jour férié.
Il est toutefois intéressant de se pencher sur les chiffres par activité et par région. Le pourcentage total de grévistes semble tourner autour de 77 %. Dans les administrations seulement 57 % (suivant les syndicats) ou 17 % (suivant les autorités). Par contre, on arrive à 97 % dans l’industrie, 95 % dans les transports, 70 % dans les services, 90 % dans l’industrie automobile (notamment chez PSA-Citroën). Seat, Nissan, Yamaha, etc., étaient bloqués non du fait de piquets de grève, mais parce que l’immense majorité des travailleurs ont cessé le travail. Autres secteurs complètement bloqués : la pétrochimie, l’agroalimentaire et l’aéronautique (EADS), qui comptait à elle seule 8 000 grévistes. Mouvement également suivi évidemment dans l’éducation : 70 % dans les écoles publiques et 45 % dans les établissements privés.
On a pu comptabiliser plus d’une centaine de grandes manifestations dans tout le pays mais surtout dans les régions les plus industrialisées, et les communautés les plus peuplées (communautés catalane, madrilène, andalouse, basque, valencienne). Si l’on regroupe les chiffres, on trouve le Pays basque en tête avec un taux de participation à la grève de 95 %, la Navarre et la Galice 90 %, les Asturies 89 %, la Catalogne 82 %, l’Andalousie, Madrid et Valence 76 %. À Barcelone, qui a connu le plus grand défilé (275 000 manifestants), regroupant grévistes, chômeurs, retraités, étudiants, victimes expropriées par les banques, travailleurs du secteur public qui subissent leur troisième baisse de salaire, la grève n’a cessé de s’étendre tout au long de la journée car des travailleurs qui ne faisaient pas grève pour ne pas perdre une journée de salaire, ou par peur de perdre leur emploi, ont rejoint dès la fin de leur travail les manifestants. Le porte-parole du CIU 5, qui avait commencé par minimiser le mouvement, a été contraint d’admettre le succès de celui-ci et de déclarer « comprendre le malaise citoyen qui s’exprime dans la rue ». Ça a dû lui arracher la gueule de dire ça, notamment parce que la situation a quelque peu dégénéré au long de la journée : deux cents containers brûlés, vitrines d’établissements financiers brisées, incendie d’une cafétéria Starbuck’s, et mêmes barricades dans le centre-ville. Les « troubles » ont duré de 13 heures à 21 heures et ont été d’une extrême violence : une centaine de blessés dont soixante-dix policiers (eh oui, c’est pas toujours les mêmes qui morflent !) et également 176 arrestations.
La ministre du Travail, Fátima Báñez, avait affirmé par avance : « La réforme du marché du travail sera appliquée et le gouvernement maintiendra son calendrier des réformes à venir. » Face à cette déclaration provocatrice, les syndicats, au vu de l’ampleur du mouvement de protestation, répliquent que le conflit social va s’amplifier et donnent rendez-vous pour les défilés du 1er mai. L’UGT propose une nouvelle fois l’ouverture de négociations, sans obtenir la moindre réponse du gouvernement. Les syndicats alternatifs, eux, proposent de pousser l’avantage des grévistes sans attendre le 1er mai. (Une grève par mois, nous savons quoi en penser au vu de ce qu’ont donné en France les journées d’action hebdomadaires contre la réforme des retraites de Sarkozy.) Fátima Báñez, toujours elle, y est allé de son couplet apaisant en direction des réformistes : « Les syndicats sont des acteurs très importants dans la recherche de solutions aux problèmes de ce pays, et je crois en leur responsabilité pour donner le meilleur d’eux-mêmes. » Pourquoi alors ne pas les écouter ? Pourquoi ne pas entendre les manifestants hurler : « Comme ça, comme ça, pas un pas en arrière, contre la réforme, grève générale. »
La situation est douloureuse pour les Espagnols qui s’entendent dire que leur pays doit réduire en deux ans les dépenses publiques de 55 milliards d’euros, alors que leur pays entre dans une période de récession. Pari impossible à tenir mais qui va permettre à la droite d’en profiter pour attaquer frontalement toutes les conquêtes ouvrières obtenues depuis un siècle. On assiste déjà (comme en Grèce) à un exode qui s’accélère des jeunes diplômés qui veulent aller voir ailleurs si le capitalisme est plus clément pour eux. On connaît la réponse : l’exploitation de l’homme par l’homme n’a toujours pas de frontières. Le prolétariat non plus. Il convient donc de ne pas céder un pouce de terrain contre ces fossoyeurs des conquêtes ouvrières. Les manifestants espagnols s’adressent à leur chef de gouvernement : « Mariano, Mariano, tu ne tiendras pas jusqu’à l’été. »
Et ici ? On attend sagement les élections ? On y croit, ou on se prépare à l’après mai 2012 ? Car quelle qu’en soit l’issue, on connaît le nom du perdant : la classe ouvrière. On peut déjà être sûr qu’un wagon de mesures pour continuer de nous faire payer leur crise est déjà prêt. Reste à savoir qui va se charger de vouloir nous les imposer. L’Espagne aujourd’hui, la France bientôt ? À nous de ne pas écouter les sirènes électorales et de nous battre. Car comme toujours, nous n’aurons que ce que nous prendrons.







1. Voir Le Monde libertaire n° 1643, 1649, 1650, 1662, 1665.
2. Commissions ouvrières et Union générale du travail.
3. Confédération nationale du travail, Confédération générale de travail et Solidarité ouvrière.
4. Voir Le Monde libertaire n° 1661.
5. Convergéncia i Unió : parti catalan (pour ne pas dire catalaniste) de droite.