Madagascar : démocratie, organisation légale de la corruption ? (2/2)

mis en ligne le 31 mai 2012
Comme au ciel
Air Madagascar. Une des dernières compagnies aériennes indépendantes du continent africain, qui partageait jusqu’alors le gâteau des vols internationaux avec le saint espoir de voir se développer le tourisme dans une île qui compte près de 3 500 km de côtes. La concurrence y est telle avec Corsair, Air Austral et Air France, que la compagnie nationale, minée par le manque de moyens, le turn-over politique et l’impossibilité d’une vision stratégique à long terme, finit sa course en squattant les sièges de ses concurrents et en affrétant des avions charters parfois douteux. Les pilotes malagasy ont toujours eu la réputation d’être parmi les plus aguerris au monde. La réputation des équipages et la légendaire hospitalité pratiquée à bord ont donné une image forte à la compagnie dotée alors de deux Boeing 767-300 sortis d’usine en 1991 et 1992.
En 2011, l’Union européenne met Air Madagascar sur liste noire. Les deux avions sont écartés des tarmacs européens.
En 2012, en pleine période de misère supportée par la population, le président de la transition, Andry Rajoelina, donne l’ordre d’achat de deux Airbus A 340 en location longue durée avec option d’achat à six ans, modèles fabriqués en 1998 et 2000. Car Madagascar est la chasse gardée de la France. Madagascar doit acheter français, coopérer français, parler français. C’est ainsi que le pays vient d’acheter le modèle d’avion le plus onéreux en exploitation, le moins rentable et donc le moins compétitif, mais il a de nouveau le droit d’atterrir sur le sol français aux frais du contribuable qui, lui, crève dans les caniveaux de la capitale et ne verra jamais un brin de Tour Eiffel.

Témoignage d’un chauffeur de taxi
Chez nous, c’est la guerre perpétuelle. Avant, c’était l’époque où Madagascar faisait partie du bloc communiste. On y mourrait de la guerre froide. Aujourd’hui, c’est une guerre assimilable à une guerre des gangs, et on y meurt pour rien. Une guerre qui tue les plus démunis sans que personne ne s’en préoccupe car c’est hors statistiques : des personnes âgées, des enfants. Tu vois, à Madagascar, on tue sans que l’on ait besoin d’envoyer une quelconque force armée. La France y fait la loi, et je ne parle pas au sens figuré du terme. Que fait la France ici ?
Réponse lapidaire : gisements de pétrole à l’ouest, dont l’exploitation est lancée, gisements d’uranium, de terres rares, de minerais et de bois précieux pour ne citer que les motifs principaux du crime. Et c’est quoi cette communauté internationale ? L’Europe et principalement la France qui détient près de 80 % du système bancaire, les États-Unis qui ont pour l’occasion transformé leur petite ambassade en un mini Pentagone sur la route de l’aéroport, les Chinois et les Indiens qui commercent avec la Grande Île depuis la nuit des temps, et l’Afrique du Sud.
Quelles sont les armes ? La Constitution. Il faut que le pays opère son changement de gouvernance dans les règles, donc il faut des élections. Rajoelina est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État où la population a versé de son sang pour l’amener au palais présidentiel d’Ambotsirohitra. D’accord c’est un putsch, mais ça arrange la France car l’ancien président était trop tourné vers les États-Unis. La diplomatie française a parfaitement œuvré pour reconnaître le nouveau régime sans toutefois s’y brûler les doigts. Et la loi arrange tout le monde. Le temps de la mise en place d’élections donne tout le loisir aux opérateurs de tous bords d’opérer des transactions importantes. Pour remercier la population malgache, le consulat français « régule les tentatives d’émigration ». En clair, pour avoir ton visa, mon ami malgache, il faudra t’armer de patience, avoir déjà acheté ton billet et déjoué les subtilités d’obtention d’un rendez-vous pour demande de visa. Il te faudra ensuite avoir des sommes exactes sur toi car on ne rend pas la monnaie, avoir obtenu de France toutes les attestations de ton hôte (fiches de paie, certificat d’hébergement, surface adaptée à recevoir quelqu’un). Il ne faut pas être trop jeune (pour les femmes), on ne sait jamais, des fois qu’on pourrait la marier. Il ne faut pas être trop vieux, car le tourisme médical sauvage grève les caisses de la sécurité sociale française. Je passe sur le mépris du personnel d’ambassade, mais leur travail est efficace et déjà digne des recommandations lepénistes : t’as plus envie d’aller chercher un visa.
Pour s’approprier un pays, c’est bien simple, tu le mets à genoux et tu achètes tout au rabais. Principaux secteurs négociés : le pétrole (Total à lui seul a investi 9 milliards de dollars, soit le PIB du pays), les minerais, le bois précieux, l’immobilier et l’hôtellerie. Pendant que les affaires changent de mains, le gouvernement attise le feu d’un affrontement politique entre le président de la transition et son rival, Marc Ravalomanana, exilé en Afrique du Sud. Trois années que ça dure. Trois ans de conflits politiques factices pour favoriser l’émergence d’une nouvelle génération d’opérateurs malgaches couverts par les lois de la transition et encouragés par les investisseurs étrangers, car il faut bien laisser des miettes pour « réaliser les investissements ». Seulement, ces fameuses « miettes » finissent par s’étaler au grand jour comme une verrue de luxe. Apparition des premiers Hummer à Antananarivo, nouveaux styles de propriétés de luxe, achats de quartiers entiers qui passent aux mains des étrangers, et je ne vise personne car tout le monde s’y est mis. Réalisation ou détournement de programmes hôteliers. Réaliser c’est simple : tu construits. Détourner c’est encore mieux : tu confisques les programmes engagés sous l’ancien régime et tu continues les travaux. Le groupe Accor vient de créer un hôtel Ibis dans le quartier d’Akorondrano. Pourquoi alors qu’il avait quitté l’île quelques années auparavant ? Y a-t-il une politique ou une stratégie de développement touristique engagée ? Peu importe. C’est là, comme les deux Airbus et c’est moche, comme tous les Ibis du monde. Bonne chance au gérant !
Pendant ce temps, l’industrie hôtelière locale est mise à genoux. Ibis affiche ses 80 € la chambre là où l’hôtel malagasy haut de gamme plafonne à 30 € la nuit avec tous les efforts du monde car sinon, « c’est trop cher ».
Dans les restaurants, les commerces, tout le monde attend le client au son des transistors. Reste deux types d’endroits qui échappent à la règle : les établissements tenus par les Vazaha (Européens) et les établissements de nuit car la nuit, tous les chats sont gris.
Quant à la concurrence, il existe une méthode radicale : tu identifies les établissements détenus par l’ancien régime, et tu y organises une rotaka , un pillage quoi ! Pour exemple, MBS, du groupe de communication de Marc Ravalomanana, qui était techniquement et technologiquement le plus avancé en matière de traitement de l’image et de diffusion a été purement et simplement saccagé. Il en est de même pour la télé nationale, brûlée lors des incidents de 2009, et avec elle, des documents d’archives datant des années 1930.
Là, tu commences à toucher du doigt le rapport entre les politiques et la population. Une population qui a faim. Dans les bureaux, on fait la sieste à midi pour surmonter le coup de barre. Pas étonnant puisque le repas sera pris à 19 heures, quand à celui du jour, on fait l’impasse. Les portions dans les assiettes sont également propices au régime. Si à New York le Français ne finit jamais son assiette et réclame son « doggy bag », à Madagascar, le régime alimentaire bat le record des programmes des Weight Watchers. Et par-dessus tout ça, on entend parler de productivité, d’objectifs et de choses qui ne sont pas faites ou mal faites. La morale de cette histoire, je l’ai entendue de la bouche d’un coopérant : « Tu ne peux pas faire confiance aux Malgaches. » Moi j’irais plus loin que ça : tu ne peux pas faire confiance à celui qui a faim et que tu laisses ainsi parce qu’il n’a pas les mêmes objectifs que toi. Lui c’est la survie, toi c’est le profit : vous n’êtes pas sur la même planète et tous tes principes de management, tu peux les mettre au clou !
Alors cette population reste aux aguets de toute opportunité à très court terme, et il y en a. Quel que soit le camp organisateur, si tu vas à une manifestation, tu as toutes les chances de ramasser un pécule, un repas ou un tee- shirt, ou autre chose. À ce prix-là, tu pourrais tout t’offrir : une foule au Trocadéro et même envoyer le peuple dans une voie de garage où l’issue serait forcément une boucherie. C’est ça la prise de pouvoir en 2009, on a demandé à la population de passer la ligne rouge interdite par la garde présidentielle. L’armée a tiré, faisant une quarantaine de morts. Marc Ravalomanana a dû démissionner et le jeune DJ (Andry Rajoelina) a pris possession de la présidence. Mais ne crois pas que tu sois au bout de l’écœurement.
Dans ces périodes de « crise » que j’appellerais plutôt de « dépouillement massif », la tentation est grande d’imiter les chefs corrompus. Des bandes s’organisent pour piller des particuliers, des entreprises. Ça perd son sang froid. Ça tue pour un « oui » ou un « non ». Je ne parle pas que des vols à la tire, des violences, ni des détournements de fonds ou petites arnaques, mais aussi des hommes de main pour intimider les opposants. C’est pratique dans un tel contexte. Et si ce n’est pas adapté, il reste la prison, les mercenaires ou la censure.

Une résistance populaire vivante
Alors me diras-tu, « il ne fait pas bon vivre à Madagascar ? ». Eh bien je t’assure que si, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que tout s’y fait doucement. Deuxièmement, parce que c’est un art de vivre et de cultiver l’optimisme quotidien pour mieux faire face à la misère. Troisièmement, car tu y reçois une leçon de dignité populaire. Depuis l’indépendance, si durement acquise à coups de crosses, les institutions sont restées calquées sur les institutions françaises. Tu as une carte d’identité, tu dois payer des impôts, il y a une mairie, une banque centrale, une Assemblée nationale, une armée, une police, des patentes, une réglementation et des salaires. Mais lorsqu’il n’y a pas de salaires, ou s’ils sont abominablement bas, tout cela part en fumée. Elle est là l’âme malgache ; elle est dans ce type de résistance. Affame ton peuple et tu n’auras plus ni institutions, ni lois, ni règles, et ta démocratie ne fera que couvrir toutes les corruptions, sauf qu’il y a une différence entre celui qui fait ça pour survivre et celui qui le fait pour plus de profit. Mais alors, qu’est-ce qui fait que cette population tient encore debout ?
Parce qu’elle a compris que chacun a maintenant son propre destin en mains. Parce que l’économie parallèle a pris ses droits et instauré des règles populaires de survie. Parce qu’il existe un lien ancestral, culturel et social très fort, le fihavanana, que nous pourrions traduire par « convivialité » et son expression tant au sein de la famille que dans l’entourage social. Parce qu’il n’y a plus de classe moyenne, cette classe intermédiaire subit durement l’exercice du bouclage des fins de mois et nourrit petit à petit les 77 % de ménages vivant sous le seuil de pauvreté, cela créant une solidarité populaire de fait. Il continuera de faire bon vivre à Madagascar, car la vie y est maintenant et plus que jamais vécue en dehors des institutions. Lorsque l’on vit dans le chaos, tout reste à inventer. Tu vois, je suis chauffeur de taxi et j’ai un diplôme bac plus quatre. C’est comme si ces études m’avaient permis de voir ma mise à mort de façon consciente, mais je vois aussi une prise de conscience très mûre de la population. : C’est ça l’avenir et il n’y a plus aucune référence, plus aucun modèle, si ce n’est le nôtre, celui de nos pratiques sociales et culturelles traditionnelles.

Le crépuscule des pouvoirs
L’exemple malgache illustre un phénomène international de façon exacerbée : le refus de l’exploitation de l’homme par l’homme, la fin d’une partie de poker où l’on demande aux plus démunis de continuer de jouer le ventre creux, avec des cartes à chiffres et sans as.
Le rêve démocratique est mort. Il doit laisser place à un autre modèle de société où les propositions anarchistes ont tout leur crédit sur la base de l’auto-organisation fédérative et de l’autogestion. L’attente des populations est bien là. Il existe une réelle convergence possible avec les méthodes et les visions alternatives, non pour prendre le pouvoir dont nous ne voulons pas, mais pour continuer d’injecter cet attachement à la liberté individuelle, à la confiance en l’humain et en l’émancipation. Les initiatives individuelles font légion. Si elles semblent naître sans coordination, elles sont maintenant propices à l’émergence de règles du jeu nouvelles, ce gisement de richesses humaines qui finira bien par donner corps à la volonté de changer la société malagasy. Sa puissance, c’est l’expérimentation de nouveaux modèles sociaux.

Patrick Rama, groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste