Le père Leclerc a cassé sa pipe

mis en ligne le 18 octobre 2012
Les deux grands quotidiens régionaux, Ouest-France et Le Télégramme, n’ont pas tari d’éloges pour le fondateur du groupe Leclerc. Il est vrai que la vie de leur journal doit beaucoup à cet annonceur qui n’hésite pas à dépenser des sommes folles en publicité. Si nous n’avons pas les chiffres des recettes publicitaires perçues par Ouest-France, en revanche ceux du Télégramme sont connus : 800 000 euros annuels y sont dépensés par Leclerc (infos de 2009) !

Ça vaut bien une chouette nécro !
Déjà, lorsque le chef de l’État français Nicolas Sarkozy a décoré « l’épicier de Landerneau » de la Légion d’horreur fin 2009, les deux patrons des quotidiens régionaux, F. R. Hutin et H. Coudurier, étaient présents et ont pu japper à qui mieux mieux.
Notons que cette décoration s’est faite contre l’avis du préfet du Finistère. Comme tout le monde dans le coin, ce dernier était au courant du passé trouble d’Édouard durant l’Occupation. L’attribution de la rosette a bien fait jaser dans le landerneau (c’est le cas de le dire !) des résistants et de leurs familles. C’est que l’Édouard aurait un peu collaboré, livré quelques noms aux nazis et même porté l’uniforme allemand. On n’est pas très sérieux quand on a 17 ans ! Un procès en diffamation est en cours contre le journaliste d’investigation Bertrand Gobin qui a remis l’affaire au goût du jour mais il a, semble-t-il, bétonné son dossier de preuves accablantes (consultez son site : bertrandgobin.fr). Il s’agit d’une pratique courante de la classe dominante pour décourager les critiques car elle sait que l’intégralité des frais de procès ne sera pas remboursée à son détracteur, même s’il gagne… Ainsi est faite la justice bourgeoise, laquelle est appelée à trancher en février 2013.
Bizarrement, ni Ouest-France ni Le Télégramme n’ont fait allusion à cette ombre dans le parcours du « visionnaire », du « pionnier » ! Il est vrai que Michel-Édouard (le fils) « a su maîtriser les médias », avoue Ouest-France dans son édition du 18 septembre…
Mais s’il n’y avait « que » ce passé lointain… Or, le bâtisseur de « l’empire » Leclerc est présenté comme celui qui a « baissé les prix [pour en faire] profiter les consommateurs ». Et la recette serait simple : il était une sorte de grossiste faisant de la vente directe, en supprimant les intermédiaires et en n’ayant « pas d’actionnaires à servir ».

Des méthodes de ruffian
Si Ouest-France reconnaît que « la contrepartie des prix bas, c’est une politique très dure à l’égard des fournisseurs, parfois étranglés par l’enseigne devenue leur principal client », nos journalistes ne diront rien des marges arrière… à cause desquelles le groupe Leclerc a été condamné en 2009 à restituer 23 millions d’euros à certains fournisseurs.
Ils tairont complètement la politique salariale au rabais pratiquée dans la grande distribution au sens large (pas seulement chez Leclerc) et ses corollaires, une forme de répression antisyndicale, les temps partiels imposés, les conditions de travail et les horaires (tôt le matin et assez tard le soir), avec parfois des coupures assez longues en milieu de journée, les ouvertures certains dimanches (avec l’aval de la préfecture ou des mairies). En plus, les patrons sont encouragés à maintenir les salaires bas depuis plusieurs années, car, « au nom de l’emploi », les gouvernements ont réduit ou exonéré certaines cotisations sociales pour les salaires jusqu’à 1,6 fois le Smic : la Sécurité sociale est ainsi privée de recettes mais les profits des hypermarchés s’en trouvent augmentés…
Les principaux emplois de la grande distribution sont ceux d’hôtesses et d’hôtes de caisse mais les caisses automatiques se substituent de plus en plus au personnel humain. Et il se trouve des cons-sots-mateurs, qui se croient « autonomes » en passant par ces caisses automatiques alors que cela revient à travailler gratuitement pour les patrons des supers et hypermarchés !
Il ne nous sera pas dit non plus que la pratique des prix bas implique pour les fournisseurs et les petits producteurs de rogner sur la qualité, entre autres des denrées alimentaires. Ainsi, l’industrialisation de l’agriculture avec tous ses dégâts sociaux, écologiques et sanitaires, la désertification rurale, doit beaucoup à nos grands distributeurs.
Dans une interview donnée au site de L’Éconovateur en mars 2012, l’expert-comptable Christian Jacquiau, auteur de Les Coulisses de la grande distribution, nous permet d’appréhender plus largement l’illusion des prix bas : « Au prix d’achat initial, le consommateur doit rajouter, sans qu’il s’en rende vraiment compte : les prélèvements sur impôts (aides agricoles, frais d’infrastructures routières…) ; les dégâts sociaux (chômage, dévitalisation des quartiers et zones rurales) ; l’atteinte à l’environnement (faire ses courses près de chez soi engendre quatre fois moins de pollution et de nuisances qu’acheter les mêmes provisions dans un hypermarché de périphérie) ; le gaspillage énergétique (la production locale n’étant pas privilégiée, faire venir des marchandises des quatre coins du monde est coûteux en énergie) ; déresponsabilisation internationale (qui contrôle l’impact socio-économique des produits fabriqués dans les pays émergents ?), etc. La liste est longue… »
Les grandes surfaces prétendent créer de l’emploi mais passent sous silence ceux, bien plus nombreux, qui sont détruits pour faire face à leurs exigences : dans le commerce, dans l’industrie, dans la paysannerie.
On ne dira rien de l’enlaidissement de la périphérie des villes et des banlieues, et même des bourgs parfois, avec leurs zones commerciales qui se ressemblent toutes. L’hypermarché occupant une place centrale en la matière, il n’est pas le dernier à les défigurer… C’est tout l’aménagement de l’espace qui est structuré en leur faveur.

Concert de louanges
La presse régionale, enchaînée par la publicité qu’elle perçoit, rampe et flatte ses généreux annonceurs. Peut-être est-ce pour cette raison que des anarchistes la qualifient de « presse bourgeoise et régionaliste » ?
Mais, les politiciens « roses » (on ne peut quand même pas dire « socialistes » !) rivalisent dans le léchage de bottes, jusqu’au plus haut niveau de l’État. Nous vous laissons savourer leurs flatteries (extraites du Télégramme du 18 septembre 2012) :
– « Le chef de l’État a rendu hommage à un chef d’entreprise “qui a rénové la grande distribution française, tout en faisant de la défense des consommateurs et d’une certaine éthique commerciale un combat incessant”. » (On goûtera particulièrement le terme « éthique »…)
– « Le chef du gouvernement a salué “une réussite économique incontestable”. »
– Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense : « Édouard Leclerc était un visionnaire qui avait fait le choix, osé à cette époque, de vendre à prix de gros les produits de la vie courante. Il restera incontestablement cet entrepreneur breton devenu le père de la grande distribution française. »
– Pierrick Massiot, président du Conseil régional de Bretagne : « Sa capacité d’innovation et son esprit pionnier forcent l’admiration. C’est un des plus grands entrepreneurs bretons qui nous a quittés aujourd’hui et je tiens à lui rendre hommage. »
– Le représentant local de l’UMP, Jacques Le Guen, conseiller régional de Bretagne, ne pouvait faire moins que ses comparses « roses » : « Je me souviens qu’il y a près de cinquante ans, alors Landernéen, mes parents allaient faire des achats dans le premier magasin d’Édouard Leclerc à Landerneau, lorsque les fins de mois étaient difficiles. Édouard Leclerc défendait un certain nombre de valeurs humaines et chrétiennes qu’il a essayé de mettre en œuvre dans l’intérêt des consommateurs. »
Et les anarchistes, qui considèrent que l’État, son gouvernement et ses collectivités locales sont au service du capital, exagéreraient ? En tout cas, ce début de semaine, nos mouchoirs n’ont pas été envahis par les larmes…
Et même si c’est tout un système qui est à détruire et un autre circuit de production-distribution-consommation qui est à concevoir, sur une base d’entraide et d’autogestion, ce lundi 17 décembre, en découvrant les infos, il a été difficile de ne pas s’exclamer : « Un de moins ! »

Stef@