Priorité à droite

mis en ligne le 29 janvier 2014
Il n’est pas rare de voir les critiques les plus radicaux de la démocratie représentative répondre au nom de l’urgence, et en catimini, au dernier appel aux urnes, quitte à reprendre, dès le lendemain, la défense des sacro-saints principes. Mais aucun recours ne pourra revenir sur ce qui aura été ainsi consenti. L’éditeur Éric Hazan, à qui l’on demandait s’il votait, eut cette réponse digne du chantre de la révolution qui vient : « Je vote tactiquement, de temps en temps », par exemple pour « changer le directeur de l’hôtel », car « l’ancien était vraiment très problématique, lui et son entourage ». Le dernier élu serait donc moins « problématique » ?
C’est le contraire qui est vrai. On peut passer au peigne fin toutes les mesures annoncées et celles déjà prises, on apercevra partout l’empreinte de la même logique, sauf que rien de ce qui a été dit avant les élections ne peut contredire ce qui a été mis sur la table. Mais il fallait que l’ancien directeur, trop décrié pour être efficace, « dégage » pour céder la place à un nouveau maître d’hôtel dont la souplesse tactique était nécessaire à l’élaboration concertée d’une politique de droite que patrons et décideurs attendaient en piaffant. Autrement dit, voter contre Sarkozy c’était préparer « tactiquement » le retour à sa politique !
Changement radical de perspective historique, donc ! Mitterrand rassemblait en faisant peur et il faisait peur pour rassembler en parlant de rupture avec le capitalisme ; François Hollande rassure en apportant la preuve que sa rupture avec le socialisme est réelle ; et qu’il sait exactement ce qu’il convient de modifier pour que tout reste en l’état. Encore une légère retouche sémantique, et la gauche sera bientôt célébrée pour avoir mis en chantier tous les grands travaux de détricotage que la droite, sous les lazzis de l’intelligentsia, avait tenté en vain de mener à bien. Et retentira l’hymne du Medef : « C’est Hollande, c’est Hollande. C’est Hollande qu’il nous faut. » Comme il se prête à tout, tous se prêtent à lui, d’autant que ses portes leur restent grandes ouvertes !
Hollande et le PS représentent la droite pure et simple, Janus où l’on peut désormais déchiffrer sur chaque face tout ce qui a fait le visage d’une réaction menée au nom du socialisme, et qui n’éprouve plus désormais le besoin de dissimuler aucun de ses traits, au contraire. Certes, cette absence de la moindre once de socialisme risquerait de poser problème ! Où se trouve alors le parti qui remplira le rôle d’opposant utile et rendra au PS ce qu’il aura perdu en apparaissant pour ce qu’il est ? Le Front de gauche, PC et Parti de gauche réunis par une même logique de détournement des luttes ouvrières, représente cette force complémentaire indispensable pour capter le mécontentement et faire en sorte que les revendications se perdent dans de grandes envolées lyriques sans consistance.
Qui donc pouvait désormais agiter le flambeau de l’illusion, exercice interdit au PS et à ses alliés en raison des conditions dans lesquelles ils devaient mettre en œuvre leur politique ? Le Front de gauche et le PC en ont hérité, en experts de ce double exercice du mensonge. Il leur revient de soumettre à la critique ce pour quoi ils ont appelé à voter, de donner à leur allégeance au système la forme d’une opposition de manière à conserver la fiction du changement – comme si la politique menée ne s’inscrivait pas dans une logique dont ils ne pouvaient rien ignorer.
D’où le côté matamore de Mélenchon, admirateur des líder et autres comandante dont il rêve d’endosser la tenue, et dont le discours tant célébré est à l’image du double langage, une phrase tournée en forme d’ordre de bataille, l’autre en attente d’une offre de conciliation : ne s’est-il pas posé au départ en chef de file des « ayants droit de la victoire », un pied dehors, un pied dedans. Non, « ce n’est pas nous qui ferons tomber un gouvernement de gauche. Nous critiquerons, nous ferons notre rôle de parlementaire, mais nous ne sommes pas des adversaires politiques ». Personne n’aurait eu l’audace de le penser ! Invité à l’élysée par le nouvel élu, le commensal du PC, qui a appris les bonnes manières dans les cuisines mêmes du pouvoir, sera tout retourné de se savoir là où s’était achevée la mue de la gauche en Deuxième droite : « Il est émouvant de retrouver un homme de gauche dans le bureau de François Mitterrand. Pour moi, c’est un moment un peu spécial, je ne vais pas le cacher. » Eût-il eu l’intention de le faire, il n’aurait guère eu de chance de parvenir à ses fins. Le voilà en réserve de la république, engagé dans un bras de fer avec son allié pour savoir lequel des deux capitaines aura pour mission historique de mener « le peuple » en bateau.
Comme plus rien ne permet de faire la différence entre la gauche et la droite, sinon la faiblesse de la seconde quant à sa capacité de prendre les mesures nécessaires pour briser les rigidités du système d’exploitation et d’oppression, et brider la résistance des classes dites moyennes, c’est toute la culture du mensonge politique qui s’en trouve bouleversée. À l’injonction célèbre concernant la social-démocratie « Qu’elle paraisse pour ce qu’elle est » se substitue un autre mot d’ordre impératif : « Comment ne pas paraître pour ce qu’elle est ! » L’intelligentsia est là pour apporter les éléments de réponse en vue de donner à la culture du mensonge et de la servilité ses nouvelles lettres de noblesse.
La situation réclame, en effet, le sacrifice sur l’autel de la compétitivité de ce qu’il est convenu d’appeler, par réversion de sens, les acquis sociaux – rien de plus, en réalité, qu’une rétribution nécessaire à la survie du plus grand nombre. Du socialisme, faisons table rase !
Aussi va-t-on assister à l’inversion radicale de la politique de réformes avec changement de rôle pour les syndicats et les partis de gauche. Non qu’ils aient cessé d’être indispensables, au contraire. Mais ils sont investis d’une responsabilité différente, celle d’une droite de rattrapage, droite normale destinée à son tour à mener à bien ce que la droite traditionnelle, prisonnière d’un passé politique et de démons difficiles à exorciser, peine à accomplir, faute d’une culture du mensonge et de la dénégation que sa rivale a eu le temps de mettre au point pendant sa longue marche au pouvoir. Elle seule est capable de prendre les mesures d’austérité au moins mauvais moment possible – la fonction qu’elle occupe, les positions qu’elle contrôle et ses relais politiques et syndicaux lui permettent de suivre au plus près les réactions des milieux concernés, bref, d’éviter que la colère sociale se transforme en remise en cause du capital. Et pour ceux que le sentiment d’avoir été « trahis » pousseraient à des débordements intempestifs, la gauche de la gauche est là pour les promener à la Bastille.
L’État ne peut pas tout faire, mais il peut en faire assez pour que les marchés aient mieux à faire ! Une situation sociale instable, matrice de luttes ouvrières parfois fécondes, faisait sans cesse osciller le Parti socialiste, et la gauche en général, entre l’institution et la contestation. Ce qui est nouveau, c’est que le PS s’est dépouillé de ses derniers habits d’origine ; il a abandonné jusqu’à l’illusion de socialisme pour apparaître comme fondé de pouvoir du capitalisme, capable de le remettre sur pied de guerre en cas de besoin. Le néokeynésianisme auquel il est fait appel a fini de nettoyer le programme « socialiste » de tous les résidus qui pouvaient encore se référer à la social-démocratie. La gauche normale a donné naissance à la droite normale que le pouvoir attendait depuis si longtemps, et qui renvoie nécessairement à une politique de classe, parfaitement cohérente, car l’ancien double jeu ne répond plus à l’enjeu tel que le posent les rapports de domination et de servitude modernes. Le développement accéléré des formes de contrôle et de gestion réclamait un personnel politique et culturel plus flexible, et c’est ainsi que la droite normale a hérité de tous les pouvoirs.
Les écologistes avaient leur place à l’intérieur du gouvernement, afin que certaines mesures de rigueur apparaissent comme imposées par la sauvegarde des grands équilibres naturels, donc transcendant les clivages sociaux. N’étaient-ils pas prêts à répondre à la commande avant même d’avoir été sollicités ? Et leurs théories n’offraient-elles pas quelques arguments faciles à mettre en musique sur le ton de l’austérité ? Le social-libéralisme c’est la quintessence de cette politique de droite accordée aux oreilles de la gauche grâce aux vocalises sociales. Dégraisser les entreprises, euthanasier les canards boiteux, organiser l’armée des chômeurs et des précaires, compresser les salaires sans épargner les « couches salariées qui ne produisent pas de plus-value » (Pierre Souyri), mais en ponctionnent une part –, voilà le « retricotage » auquel la gauche se devait d’apporter son point. Le « pacte de responsabilité », version Hollande, devient « pacte de confiance », en langage patronal.
Une telle convergence traduit la disparition de toute force de contestation radicale et de toute pensée critique dans les rangs de l’intelligentsia et des mouvements d’avant-garde, débris que le stalinisme et le gauchisme ont laissés derrière eux et qui étouffent toute renaissance et tous germes d’un renouveau. Il n’eût pas été possible d’en arriver à une telle conjoncture si le PC et ses épigones, identifiés ou non, n’avaient pas écrasé dans le mouvement ouvrier tout ce qui portait une espérance d’émancipation fondée sur la remise en cause radicale du capitalisme de marché ou du capitalisme d’État, et des formes aliénées de révolte qu’ils suscitent.
Paradoxalement, en apparence, la déstalinisation, puis la chute de l’URSS ont été des étapes nécessaires sur la voie de cette éradication, et les intellectuels qui accompagnaient le mouvement ont chaque fois apporté leur contribution quand une étape nouvelle était franchie. Si l’on peut parler de « duplicité », voire de trahison, c’est à propos d’une intelligentsia dont la conscience, toujours aiguillée vers les centres du pouvoir, après s’être chargée d’expliquer et de légitimer toutes les distorsions qui ont pu apparaître entre la théorie et la pratique, a refait le chemin à l’envers. Après l’hagiographie, la stigmatisation – puis l’indifférence en matière historique. L’historiographie, et la spécialisation qu’elle génère, a totalement absorbé l’histoire politique du stalinisme, et sa fonction sociale, ce qui permet désormais de mettre sur le même plan des répressions de nature radicalement différente, d’en effacer la spécificité ; et au PC comme à ses créatures de se réclamer du passé des luttes ouvrières comme si de rien n’avait été.
Ainsi le disait Pierre Naville : « Constituée comme institution, [l’intelligentsia] fonctionne comme toute institution : elle commence à produire des mythes, à mentir et à dissimuler. » Disons plutôt : elle recommence à produire des mythes, à mentir sur son passé et à dissimuler ce qui résiste à son mensonge. « Cette classe louangeuse et louangée continue bien à remplir les fonctions intellectuelles, elle parle, écrit des livres, commente l’action des autres, recommande ce qu’il faut faire, décide du juste et de l’injuste, et fournit des jeux de mots dont a besoin de se couvrir tout gouvernement de l’homme par l’homme. »
Maintenant que tous les « ismes » portés aux nues ont fait faillite, ces intellectuels, qui ont toujours pour fonds de commerce la culture critique, ne sont plus tenus de revenir sur ces régimes pour expliquer le pourquoi de leur adhésion à des rapports de classes « totalitaires », les raisons de leur choix de l’un plutôt que de l’autre, ou vice versa, ce qui les libérait aussi du poids de devoir montrer que la spécificité de ces États rendait toutes leurs explications nulles et non avenues. Le capitalisme de marché revenait au centre de leur critique, mais sans la référence obligée au capitalisme d’État.
Une quantité négligeable en ces temps, le néostalinisme, s’est ainsi changée en élément culturel et politique de poids, le PS occupe désormais une autre fonction, le PC également, et mettre cela en lumière nous montre ce qu’il en est de la gauche aujourd’hui. En dépit d’une histoire différente, le PC déstalinisé et le Front de gauche trouvent leur point de convergence dans l’occultation d’un passé qui les ferait apparaître pour ce qu’ils sont : des colégataires du capitalisme d’État.
Les structures rigides de ce système de domination et de servitude ont été abandonnées, mais tout ce qui relevait de la remise en cause du capitalisme de marché par le marxisme de parti trouve un nouvel usage : les rapports de production et d’échange restent les mêmes et les méthodes d’encadrement de la classe ouvrière ne changent donc pas. Aussi bien les intellectuels maintenant libérés du corset totalitaire ont-ils repris leur fonction dans le PC ou dans le Parti de gauche. Avec le temps, c’est tout un fond de pensée qui remonte, parce qu’ineffaçable, suite logique d’un certain passé, d’un parcours militant quasi institutionnel et de ce qu’il comporte. Ainsi est né le néostalinisme dont la culture emprunte tant au « socialisme des intellectuels », teinté de marxisme, qu’à la sociologie critique, libérée de toute allégeance politique !
En fait, se rattache désormais à la « Droite normale », héritière de la Deuxième droite, une « Nouvelle gauche », synthèse originale de tous les « ismes » disparus, feinte-dissidence qui unifie en une même idéologie des éléments que l’on pouvait croire disparates et parfois ennemis. Le Front de gauche est le creuset de ce néostalinisme, et c’est pourquoi il exerce une telle attraction sur le trotskisme et ses succédanés. La fonction a recréé l’organe de notre Thermidor, adapté à une situation nouvelle, sur le plan politique et culturel complètement originale, même si le socle social et économique reste enraciné dans le même rapport de classes. C’est sur cette base que s’opère aujourd’hui l’inversion des valeurs « révolutionnaires », que se diffuse et s’installe la confusion dans les esprits, avec toutes les distorsions de sens que cela suppose. De ce point de vue, PC-PS-Mélenchon même combat, en dépit du fait que la grenouille rêve de devenir aussi grosse que le bœuf et de prendre sa place.
Il est donc évident que certaines critiques formulées hier encore contre la gauche et ses satellites changent de place et d’importance ; et que certaines priorités s’en trouvent inversées. Ce qu’il était convenu de nommer la Deuxième droite fait office désormais de « Droite normale », et ce glissement sémantique reflète le rééquilibrage des pièces sur l’échiquier social et politique. Plus besoin d’autres mots pour savoir maintenant où se situe exactement l’objet d’une critique radicale.
La gauche, svp ? Impossible de s’y tromper ! La porte derrière, à droite !










1. Cf. L. Janover, « Si la vraie droite nous était contée », Le Monde libertaire, n° 1711, 20-27 juin 2013. Voir Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, La Deuxième droite (1986), Toulouse, Agone, 2013. Dans un avant-propos, « Trente ans après. Retour sur le retour du PS », Thierry Discepolo et Éric Sevault soulignent les basculements que la situation a provoqués, mais aussi la logique du système : que les politiques s’enchaînent de telle sorte que tout était annoncé de ce qui provoque l’étonnement des intellectuels trop occupés de leur service pour voir au-delà.