Le fantasme de l’Union sacrée

mis en ligne le 13 février 2014
À l’occasion du discours inaugurant les commémorations de la Première Guerre mondiale le 7 novembre 2013, François Hollande déclamait : « Commémorer, c’est renouveler le patriotisme. Commémorer, c’est porter un message de confiance dans notre pays. Commémorer, c’est parler la langue des anonymes. Commémorer la Première Guerre mondiale, c’est prononcer un message de paix. » On se gargarise de belles paroles, on célèbre la paix et on se drape de compassion pour tous ceux qui ont souffert pendant la Grande Boucherie. Le 11 octobre 2013, Le Monde avait publié un intéressant entretien croisé des historiens Jean-Noël Jeanneney et de Pierre Nora 1 sur le sens et la portée des commémorations. Cet entretien avait fait l’objet d’un très bon article de ma camarade de groupe Léa Gallopavo. Jean-Noël Jeannerey, interrogé sur le centenaire de la Grande Guerre, n’hésitait pas à affirmer : « Ce serait très injuste de ne pas restituer le patriotisme de l’époque ; on a le droit et même le devoir d’utiliser ce mot magnifique qui ne doit pas perdre son sens. […] Une commémoration qui se concentrerait sur les fusillés et les mutins serait une injustice. » Patriotisme. Le mot est tabou, mais le concept est partout.
De la commémoration à l’hommage aveugle, et à la soumission, il n’y a qu’un pas. L’Éducation nationale prend pleinement part à la célébration et s’applique à « mettre en exergue l’épreuve nationale ». La question des processus de décision, aux interactions des pouvoirs pour imposer l’idée de la nécessité de la guerre, est complètement gommée. La création du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) en 2005 a été une réponse à l’implication de plus en plus immédiate des pouvoirs et des hommes politiques dans la lecture de l’histoire. Anne Jollet, vice-présidente du CVUH, met en garde contre la thèse dominante de la « culture de guerre » qui affirme que la violence ne résulterait pas d’un conditionnement, mais bien d’un vaste mouvement de haine envers l’ennemi, venu d’en bas. La violence du conflit, marqué par son caractère total, aurait sa source dans les représentations, les pratiques et les mentalités des populations. Ce concept historiographique (largement présent dans les manuels scolaires) conduit à éluder la question de la responsabilité des dirigeants, militaires comme civils, politiques comme économiques.
Les résistances, la suppression des libertés publiques et la répression étatique sont majoritairement éludées dans les célébrations. Seule exception : la question des fusillés de 14-18, qui est présentée comme un véritable tournant, la preuve de l’honnêteté d’une république prête à reconnaître humblement ses erreurs. C’est oublier que cette question n’a rien de taboue, contrairement à ce que l’on croit, et a fait l’objet de nombreux débats déjà depuis les années 1920. Elle a rejailli régulièrement, pendant la guerre d’Algérie, dans les années 1970, et récemment à la suite du discours de Lionel Jospin à Craonne en 1998 sur leur réintégration dans la mémoire nationale. Pierre Sommermeyer, dans un de ses articles 2, s’insurge contre toute réhabilitation. Ce serait trop facile : on regrette, on dit pardon et tout rentrerait dans l’ordre ? Léa Gallopavo émet une excellente suggestion : « Si l’on tenait à refaire l’histoire, ce serait en faisant le procès public des Nivelle, Foch, Pétain, Joffre, Clemenceau et consorts (et bien sûr leurs homologues allemands, anglais, austro-hongrois, russes, turcs, italiens, etc.). En débaptisant immédiatement toutes les avenues à leurs noms, en jetant bas toutes leurs statues, etc. Une action directe pourrait être d’ailleurs de prévoir des pochoirs ou autocollants pour rappeler, sous ces plaques de rue ou de statue, la vraie nature sociale d’assassins de masse – d’anthropocide en somme – de ces “grands” hommes. »
Les épreuves, les souffrances du passé sont présentées comme inévitables. Comme le sont celles du présent et le seront celles de l’avenir. D’après le président, « ce temps de mémoire arrive à un moment où la France s’interroge sur elle-même. […] C’est pourquoi je veux donner un sens à commémorer ». Le souvenir de la Grande Guerre rappelle « l’impérieuse nécessité de faire bloc si nous voulons gagner les batailles qui, aujourd’hui, ne sont plus militaires mais économiques, et qui mettent en jeu notre destin et notre place dans le monde », a déclaré François Hollande, prônant l’importance d’une nation unie, « y compris dans la tourmente ». « La Grande Guerre a beaucoup à apprendre à la France d’aujourd’hui », a dit le chef de l’État.
Toutes les institutions ont consigne de valoriser une France rassemblée, unie face à l’adversité, qui seule peut conduire à la victoire. Référence évidente à l’Union sacrée de 1914, mais cette fois pour la guerre économique. L’idée est de produire un consensus national afin de raffermir le pouvoir en place en cette période de crise. Alors que la seule vraie question que soulève l’étude de la Première Guerre mondiale est la suivante : qu’est-ce qu’obéir ou désobéir dans une société démocratique ?







1. Léa Gallopavo, « De la dette comme manie », Le Monde libertaire n° 1725, 12 décembre 2013.
2. Pierre Sommermeyer, « Non, non à la réhabilitation ! », Le Monde libertaire n° 1718, 10 octobre 2013.