Espagne : Podemos, pour faire quoi ?

mis en ligne le 12 février 2015
L’Europe frémit. Après le triomphe de Syrisa aux élections grecques, les yeux se tournent vers l’Espagne et on ne parle plus que de son équivalent (ou présenté comme tel) : Podemos (« nous pouvons »). Mélenchon en bave d’envie et se voit bien récupérer ce mouvement en France, comme il a déjà tenté de récupérer celui des indignés il y a quatre ans. Sauf que la gauche radicale espagnole n’est pas comme le Front de gauche lesté par un PCF repoussoir et un parlementarisme poussiéreux. Mais justement qu’est-ce que Podemos, qu’on pouvait qualifier jusqu’à maintenant de mouvement anti-austérité, et qui, avec le succès, semble prêt à succomber à la tentation parlementariste, tout en rejetant la classe politicienne historique ?

Des indignés à Podemos
Podemos a à peine un an d’existence et est l’émanation d’une partie des fameux indignés espagnols (15 M) qui occupait la place Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011. C’est sur cette même place que Podemos a réussi à rassembler plus de 100 000 personnes il y a deux semaines. Manifestation qui est en quelque sorte le lancement d’une campagne électorale. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ; plusieurs consultations sont prévues en 2015 : régionales (en mars, ce sera en Andalousie), municipales et, pour finir, législatives (en novembre). Année chargée donc pour tous les amateurs de pouvoir. Qu’est-ce qui provoque l’engouement actuel pour cette formation politique ? La jeunesse de ses cadres, à commencer par son leader charismatique, Pablo Iglesias (36 ans), homonyme du fondateur du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), professeur honoraire en sciences politiques, animateur TV de l’émission La Tuerka, eurodéputé, bon orateur, belle gueule, allure décontractée aux antipodes des politiciens classiques. Également le rejet de toute la classe politique classique. Pour faire simple, Podemos se définit comme parti alternatif radical, un parti « anti-austérité » rompant avec toute référence historique, ce qui le différencie par exemple de Izquierda Unida (IU : Gauche unie) composée d’écologistes et de communistes. Là où Izquierda Unida se traîne le boulet d’ex-membres du PCE, Podemos se présente comme n’étant ni de droite ni de gauche (même si son leader P. Iglesias a commencé à militer aux Jeunesses communistes). Le discours de Podemos est en grande partie celui des indignés avec un refus de la classe politique traditionnelle : « Ils ne nous représentent pas », rejetant tout autant le Parti populaire (droite actuellement au pouvoir) que le PSOE (socialistes qui y étaient jusqu’à il y a quatre ans).

Quel programme ?
Le ni gauche ni droite de Podemos consistait au début à dénoncer la corruption, l’impunité des politiciens, des banquiers et hommes d’affaires, les atteintes à la loi du travail et à son Code, les coupes budgétaires, les baisses du montant des retraites… Soit l’agglomérat de toutes les revendications d’une population exsangue après des années d’austérité. Bémol : Podemos au bout d’à peine un an d’existence a fait évoluer son discours. La dénonciation de la politique d’austérité, de la corruption, du monde de la finance ne suffisent plus. C’est qu’il faut remplacer un projet plutôt nébuleux par un programme « sérieux », quitte à mettre de l’eau dans son vin. On a confié cette tâche à des économistes proches du mouvement Attac. Ainsi on ne dénonce plus le montant du revenu minimum (actuellement 656 euros par mois), mais on parle de l’augmenter (de combien ? mystère) ; on parle moins d’en finir avec les coupes budgétaires et le démantèlement des services publics, il n’est plus question que de les « freiner ». Podemos commence à essayer les habits neufs de la politique politicienne en tâchant de ratisser large. L’horizontalité ? Le mot revient souvent dans la bouche de Pablo Iglesias, par contre celui d’autogestion, jamais. En cas d’arrivée au pouvoir de Podemos, comment fonctionnerait « l’horizontalité », qui gèrerait la société ? On vous laisse deviner.

Podemos et les autres partis politiques
Les rapports avec d’autres formations politiques sont évidemment ou inexistants ou tendus. C’est qu’avec 28 % d’intentions de vote (suivant les derniers sondages) Podemos se présente comme l’empêcheur d’alterner en rond. PSOE et PP sont – à juste raison – inquiets. Le PP parce qu’il craint de perdre le pouvoir en novembre, le PSOE parce qu’il sent une partie de son électorat lui échapper, séduit par le discours plus radical de Podemos. À gauche de la gauche, on trouve aussi Izquierda Unida, mais sa stratégie de conquête des municipalités l’a conduit à de nombreux compromis (pour ne pas dire compromissions) avec le PSOE ; compromis pas toujours favorables à la population la plus précaire (comme par exemple dans différents cas d’expulsions de leur logement des victimes des hypothèques, ou d’interventions policières pour en finir avec certaines communautés agricoles autogérées).

« Tous pourris, sauf nous »
Son audience a donc faibli à mesure que celle de Podemos grandissait, même si certains de ses membres occupent des postes en vue, comme Tania Sanchez, député à l’Assemblée de Madrid et compagne de Pablo Iglesias (fusion amoureuse, mais pas politique). Podemos continue donc tranquillement de siphonner les maigres troupes de IU et celles plus conséquentes du PSOE, sur le thème : « Tous pourris sauf nous. » Ici pas de danger que ce slogan soit repris par un quelconque parti d’extrême-droite : trente-cinq ans de franquisme n’ont pas laissé que de bons souvenirs. Le fascisme, merci. Les Espagnols ont déjà donné, et pas qu’un peu !

Podemos et les syndicats
Reste les relations de Podemos avec le monde du travail. La situation n’est pas simple pour une organisation dont les dirigeants sont très majoritairement issus du milieu universitaire et qui vise à rassembler la population la plus précaire. Si pour le moment Podemos refuse tout dialogue avec l’Union générale des travailleurs (UGT) inféodée au PSOE, il semble qu’il y ait des contacts avec les Commissions ouvrières (CCOO) et – plus étonnant – avec la CGT espagnole. À l’issue d’une réunion avec cette dernière le 17 septembre dernier, plusieurs porte-parole de Podemos ont manifesté leur « compréhension » avec les analyses de la CGT, reconnaissant que les syndicats institutionnels (UGT et CCOO) sont une partie du problème, mais précisant que tant que Podemos n’aura pas finalisé son processus de constitution il n’y aura pas de position officielle. C’était en septembre. Depuis ? Pas de nouvelles. Peut-être pas si surprenant, car dans le même temps des membres de Podemos tentent de mettre en place les structures d’un nouveau syndicat : Somos (« nous sommes »), afin de « construire un nouveau modèle syndical ». On peut légitimement avoir de gros doutes sur ce « nouveau modèle » qui serait donc créé par des adhérents d’une organisation spécifique, se dirigeant tout droit vers une centrale syndicale type « courroie de transmission ». Imaginons que le parti Podemos soit au pouvoir, Somos, centrale syndicale qui lui serait assujettie, n’organiserait sûrement pas de grève contre un gouvernement dirigé par lui.

Podemos : indignés libertaires ?
Si construire un nouveau modèle syndical, c’est en finir avec les structures verticales mises en place lors de la Transition démocratique, là le chantier est vaste. Encore que, question horizontalité, Podemos peut s’économiser la création d’une centrale syndicale, puisque par exemple la CNT répond à ce genre de critères, mais là évidemment plus question de courroie de transmission au service d’un parti, mais de structures horizontales créées par le mouvement ouvrier : coopérativisme, mutualisme, collectivisme, communisme libertaire…
Mais là, bien sûr, on s’éloigne de Podemos. Comme les autres formations classiques, Podemos répète comme un mantra : « Il faut voter car si tu ne votes pas, tu n’as pas le droit de te plaindre. » On connaît la chanson et on peut facilement rétorquer que « si tu as voté et que ton (ou tes) candidats une fois au pouvoir ne font pas ce qu’ils t’avaient promis, c’est là que tu n’as pas le droit de te plaindre ». En Espagne (comme en France), on a eu le loisir de constater à diverses occasions qu’une fois arrivés au pouvoir les opposants à la droite mènent une politique… de droite, et qu’en fait de se mettre au service du bien public leurs décisions ne servent que des intérêts privés : privatiser les profits et nationaliser les pertes, c’est le même leitmotiv, alternance ou pas.
Avec Podemos, on est évidemment très loin des pratiques libertaires. La CNT ne manque pas de rappeler que cette organisation a opté pour le parlementarisme quand les libertaires rejettent les institutions étatiques, leur préférant l’action directe telle que la concevait Kropotkine, c’est-à-dire l’action des travailleurs se passant d’intermédiaires (tels les politiciens) pour gérer leur vie. Au contraire, pour Podemos, pas question d’autogestion ; ses racines puisent dans la social-démocratie, sa vision du syndicalisme est celle d’un syndicalisme d’accords et non de rupture. On est décidément loin du « rien n’est étranger au syndicat » des anarcho-syndicalistes. Podemos est plus un immense catalogue de tous les problèmes qui affectent la population espagnole qu’un projet de véritable changement de société. Pour nos camarades anarchistes d’outre-Pyrénées, il ne s’agit pas de revenir à 2007, c’est-à-dire simplement sortir de la crise, mais de sortir du capitalisme une fois pour toutes. Ce n’est visiblement pas le but de Podemos, qui, comme Syrisa en Grèce, ne se dit même pas anticapitaliste, mais simplement antilibéral, pour faire disparaître les inégalités les plus criantes, mais sans s’attaquer aux causes de ces inégalités. Plus qu’au travail militant sur les lieux de travail et les quartier Podemos, qui doit une partie de son succès actuel aux réseaux sociaux, axe maintenant sa stratégie sur les élections comme n’importe quel « vieux » parti qu’il prétend combattre. Soit quelques jours (2, 4, 6 ?) par an ; et les 360 autres on va sur leur site et on clique sur « J’aime » ? Pas sûr que ça suffise pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme.