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Sciences et technologies
par Lucien le 15 janvier 2014

Capitalisme numérique & impuissance politique

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EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°53 : LES NOUVEAUX VISAGES DE L’AUTORITÉ

Tout ce qui touche Internet et les nouvelles technologies est « l’objet d’une valorisation sans précédent, sur le mode de la promesse, celle d’un monde meilleur [note]  ».







Qu’en est-il, à l’heure de l’internet, de la communication sans frontière, de l’accès illimité à la connaissance, qu’en est-il, donc, de l’action politique ? Il paraîtrait qu’internet aide au renouvellement du militantisme...

Et si, au contraire, internet et, plus largement, le numérique, recouvraient un phénomène social aliénant, dont une des caractéristiques est de transformer l’action politique, le militantisme ? Tel est l’angle d’attaque que nous avons choisi pour cet article.

Nous n’aborderons donc pas ici les autres aspects connexes de cette emprise numérique : le contrôle total par la numérisation de nos activités et la surveillance ; la tromperie qui voudrait nous faire croire que les nouvelles technologies seraient vertes et ne généreraient aucune nuisance tout en ne consommant que peu d’énergie, alors qu’elles sont coûteuses pour l’environnement ; la cécité devant les conditions de travail dans les pays où on extrait les métaux rares nécessaires au numérique...

Ce qu’est l’action politique ? Quels en sont les enjeux ?


Si les outils numériques prétendent favoriser l’action politique, ils doivent répondre aux différentes nécessités que convoquent le militantisme. Quels sont ces besoins ? Comment se structure l’action politique ? Quelques pistes :

- Construire sa propre vision du monde. C’est, ni plus ni moins, se cultiver, ce qui passe par une démarche qui peut s’avérer, parfois, ardue. La connaissance implique par ailleurs de vivre des expériences, d’appréhender des références, des repères, et de les partager, de les confronter à d’autres, dans un ancrage social fort.
- Réfléchir. Il s’agit de produire une réflexion qui s’inscrit dans la durée, et dans une progression. La réflexion a besoin de temps, d’une temporalité longue. Elle a également besoin de cohérence.
- S’engager, sur le long terme, pour une cause, pour un mouvement politique, sur un territoire, ... L’engagement implique des choix : en s’engageant, on est amené à se concentrer sur une chose dominante, qu’on privilégie. De la sorte, on renonce momentanément à d’autres choses.
- La politique, c’est vivre, composer avec des personnes que l’on n’a pas préalablement choisies.
- Se confronter aux autres (et donc accepter qu’il n’y ait pas forcément consensus), au débat d’idées, affiner sa réflexion, construire ensemble des orientations collectives.

Ces enjeux qui sous-tendent l’action politique sont à l’opposé de la vision libérale d’un individu seul face au monde, coupé de tout ancrage social.

Le numérique et nos vies : promesses et réalités


Le numérique ne se présente pas comme un outil de liaisons supplémentaire mais comme un outil de remplacement, un outil ultime capable de réduire à néant les autres protocoles d’échanges. Pour seule démonstration, il véhicule des promesses : les échanges permanents – l’accès illimité et immédiat à la connaissance – l’entrée dans une nouvelle ère : la société de la connaissance, le capitalisme cognitif - l’économie de la contribution.

Nous avons aujourd’hui suffisamment de recul pour opposer à ces promesses un constat alarmant. La réalité de nos vies numérisées est autrement moins flatteuse :

- Isolement : est-il besoin de préciser ? Qui n’a pas constaté combien nos vies se déroulent les unes à côté des autres ?
- Ignorance : les ouvriers français du début du XXe siècle se cultivaient bien plus (universités populaires entre 1899 et 1914, pratiques culturelles au travers du christianisme social, ...) que ceux du XXIe siècle, alors que la connaissance est maintenant à portée de clic.
- Repli sur soi : les hommes ne sont plus liés entre eux, mais uniquement reliés au travers des réseaux numériques.
- Transformation de la culture "par le peuple pour le peuple" en culture "par les industries culturelles pour les masses".
- Culture de masse, abrutissante, qui envahit tous les compartiments de nos vies et qui abolit tout sens critique, et valorise le "pas de limites".
- Concurrence (à l’opposé de la contribution vantée par le numérique) et précarisation.
- Réactions "au fil de l’eau" (ex : Twitter)
- ...Vie placée sous le signe de l’accélération permanente.




Schéma ci-dessus : l’accélération des techniques (1) entraîne l’accélération du changement social (2) et, au final, l’accélération du rythme de vie (3) qui nécessite à nouveau une accélération des techniques.

« Les gens se sentent (...) contraints de suivre le rythme rapide du changement auquel ils sont confrontés dans leur monde social et technologique, afin d’éviter de manquer des options et des connexions potentiellement valables (...) et de garder leurs chances dans la compétition. Ce problème est aggravé par le fait que, dans un monde en constant changement, il devient difficile de déterminer quelles options finiront par se révéler valables. Le changement social accéléré mènera donc à son tour à un "rythme de vie" accéléré. Et, finalement, de nouvelles formes d’accélération technique seront nécessaires pour accélérer les processus de la vie productive et quotidienne. Ainsi, le "cycle de l’accélération" est devenu un système fermé et autopropulsé  [note] »

- À mesure que la technologie avance, nous sommes de plus en plus débordés.

« Il est correct de supposer qu’écrire un courrier électronique est deux fois plus rapide qu’écrire une lettre classique. Considérez ensuite qu’en 1990 vous écriviez et receviez en moyenne dix lettres par journée de travail, dont le traitement vous prenait deux heures. Avec l’introduction de la nouvelle technologie, vous n’avez plus besoin que d’une heure pour votre correspondance quotidienne, si le nombre de messages envoyés et reçus demeure le même (...) Mais je soupçonne qu’aujourd’hui vous lisez et écrivez quarante, cinquante ou même soixante-dix messages par jour. Vous avez donc besoin de beaucoup plus de temps pour tout ce qui touche à la communication que vous n’en aviez besoin avant que le Web ne soit inventé [note]  »

Les promesses du numérique sont des leurres qui nous empêchent tout simplement de bien vivre. Le capitalisme numérique recompose le monde selon des critères de performance et d’efficacité. Les mots-clé du capitalisme numérique : publicité, hyperconsumérisme, infantilisation, démesure, fluidité, instantanéité des échanges. On peut immédiatement remarquer que ces mots-clé caractérisent pleinement le marché capitaliste.

« Dans le monde fluide qui se dessine sous nos yeux, les engagements durables, l’expérience, la solidité d’une relation et la fidélité deviennent bien plus des facteurs d’incertitude et des faiblesses que des gages de sécurité ou des qualités - qualités que d’ailleurs plus personne ne valorise, tant elles semblent appartenir à un monde révolu : au mieux elles exhalent un vague parfum de romantisme. Cette nouvelle manière d’être au monde est le moteur du déploiement de la culture de la consommation [note]  »

Numérique et action politique


Dans ces conditions, comment inscrire son activité dans une démarche politique, fondamentalement liée à une temporalité longue ?

En pratique, ne constate-t-on pas déjà, au sein de nos collectifs militants, une diminution du temps consacré à s’organiser, à l’analyse politique, à la réflexion sur les activités à conduire... ? Et n’y-a-t-il pas un lien direct avec l’accès immédiat aux idées et à la connaissance, du fait du numérique ? Autrement dit, puisque les idées sont immédiatement accessibles, et se diffusent à grande vitesse, est-il encore utile de prendre le temps de nous organiser, collectivement ?

Ce qui se joue avec le numérique, par exemple au travers des réseaux sociaux, c’est le fantasme d’une sociabilité du zapping, d’un autrui duquel on peut se déconnecter d’un simple clic, c’est à dire d’un lien social fondé non plus sur du politique (la confrontation avec d’autres), mais sur de l’affinitaire (la relation privilégiée avec des personnes choisies).

S’il est effectivement légitime de considérer qu’au sein du politique peut émerger de l’affinitaire et qu’au sein de l’affinitaire peut émerger du politique, il importe d’être particulièrement attentif. Attentif lorsque le politique prend entièrement le pas sur l’affinitaire, par exemple dans le cas de certains courants politiques sectaires. Et attentif aussi lorsque l’affinitaire prétend recouvrir la totalité du lien social et du politique, ce que nous vantent par exemple les réseaux sociaux.

Enfin, le grand mythe, c’est celui de l’information libératrice ! Plus on serait informé-e, plus on se mobiliserait ! Il suffit de regarder autour de soi, dans sa famille, son quartier, sur son lieu de travail... pour constater combien ce mythe ne repose sur aucune réalité concrète !

C’est comme si, plus ou moins inconsciemment, le simple fait de s’informer et/ou de faire circuler de l’information signifiait participer à l’action, voire même être contestataire, rebelle !

Le numérique vise à capter l’ensemble des relations sociales, en particulier au travers des réseaux sociaux. On est là en pleine opposition à l’action politique, qui se construit pas à pas en appui sur des relations sociales riches, tissées patiemment.

Dans le même ordre d’idées, en voulant capter l’ensemble des relations sociales, le numérique vise à rendre obsolète l’ensemble des structures qui permettaient l’appropriation des connaissances, et le développement de l’esprit critique. C’est d’ores et déjà à l’oeuvre avec la disparition accélérée des librairies (et bientôt des bibliothèques), avec la remise en cause du rôle des enseignant-es et de l’école, ainsi que des structures créées par le mouvement ouvrier au travers de l’éducation populaire.

Cliquer sur un écran n’est pas suffisant pour se construire une vision du monde, et y réfléchir. Le zapping permanent engendré par le numérique s’inscrit contre toute idée d’engagement sur la durée, et de confrontation aux autres, à la base de l’action politique.

La vie que nous impose le numérique va à l’encontre de l’action politique.

Et alors, on fait quoi ?


La promotion du numérique joue en faveur de la libéralisation du monde : et si être révolutionnaire c’était rompre avec le numérique ? Parce que, au final, qu’est-ce qui est le plus rebelle ? Lancer un appel à la révolution, sur les réseaux sociaux ou refuser d’apparaître sur ces mêmes réseaux sociaux, collectivement, et de plus en plus massivement ?

C’est vrai qu’il est très difficile de rompre complètement. La société actuelle a su rendre indispensable bon nombre de pratiques liées au numérique, pour qui ne veut pas vivre en marge des autres. Ceci étant, rien n’empêche de combattre ce qui est à l’œuvre au sein du monde numérique : une logique qui vise à nous le faire accepter comme inéluctable, parce qu’indispensable, ou désirable.

La tâche pourrait être décrite de la manière suivante : redéfinir les conditions nécessaires à la formulation d’un autre futur sans tomber pour autant dans l’idéologie du progrès, creuser le sillon libertaire sans devenir libéral (...) [poser] la question du devenir collectif, question devenue plus grave que jamais à l’heure de la vie liquide, précaire et numérisée - la vie sans qualités.

Dans ce combat, sans doute est-il plus simple de commencer par privilégier le refus des technologies numériques les plus récentes, et donc les moins répandues, ainsi que celles à venir. Et, puisqu’on cherche la simplicité, d’entamer des échanges critiques à leur sujet... en commençant au sein des collectifs dans lesquels nous sommes investi-es. Il n’est pas dit que, au sein de nos collectifs militants, de nombreux-ses ami-es ne restent pas persuadé-es que le numérique peut nous aider dans nos pratiques, voire même faire advenir la révolution... Ceci étant, nos collectifs demeurent des lieux où une vraie camaraderie reste vivante, et où, nous en formulons le souhait, la mise en oeuvre d’une réflexion approfondie sur l’emprise numérique reste possible. Avec, à la clé, la possibilité d’imaginer porter ces échanges au-delà de nos cercles militants, et d’envisager des initiatives concrètes et largement collectives de refus de la déferlante numérique.
PAR : Lucien
LAG Liévin
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1

le 2 avril 2016 11:17:18 par Socialisme libertaire

Un grand merci pour cet excellent article de Lucien ( L.A.G. ) !
Partagé pour diffusion sur "Socialisme libertaire" :

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Salutations libertaires à Toutes et à Tous !

2

le 9 avril 2016 15:03:34 par CRML

On transmet à Lucien, merci pour lui : )
Lucien est un des fondateurs du LAG, le Lieu Autogéré de Liévin, dans le bassin minier du Pas-de-Calais... hésite pas à aller faire un tour sur le site du Lag ( www.lelag.fr ) : si tu trouves un moyen de faire la promotion des événements organisés sur votre site, ce sera bienvenu !