Sois libre... et tais-toi !

mis en ligne le 18 septembre 2003

« Liberté, liberté chérie, combats avec tes défenseurs ! » Et ils sont nombreux, ces fiers défenseurs, à démontrer ton incarnation dans les corps de femmes et d'hommes mis à l'encan, mis en vente. Même si en défendant le X et le reste, on défendait la liberté d'expression. Non seulement la notion même de liberté est vidée de son sens et de son contenu, mais d'autres idées sont attaquées.

La communication est, en effet, devenue à la fois une science et une technique de manipulation. Tout est soumis à analyse : conditions historiques, réactions primaires et secondaires, type de public-cible. Notons que les professionnel(le)s se recrutent dans le milieu de la pub en majorité mais que toute entreprise digne de ce nom s'est constituée son département « communication », voire son activité de lobbying. Au fil du temps, patriarcat et capitalisme profitent des progrès de la « com » et peuvent se présenter sous un aspect rénové.

Le secteur économique qui a le vent en poupe est celui du système prostitutionnel avec de plus en plus de demandes et de plus en plus d'offres. Souffrant d'un déficit d'image aux yeux du grand public, le système prostitutionnel s'est donc offert des habits neufs en revisitant notamment deux arguments féministes majeurs : la liberté de disposer de son corps et le respect de la parole d'une femme quant à sa situation. Il s'agit moins d'augmenter la part de marché que de faire accepter la prostitution comme un phénomène anodin de notre société.

Un désir à façade humaine, « Mon corps m'appartient », trente ans après: cette liberté, farouchement revendiquée, proclamée, l'était - l'est toujours - face à une situation de maternité forcée, face à la dictature de la mode, face à l'hétéronormativité. Avoir accès à la contraception, contrôler sa fertilité et non pas la subir : choisir de donner naissance à des enfants ou non. Pouvoir ne pas être grande, svelte, blonde aux yeux bleus et paraître au jour quand même. Pouvoir entrer dans n'importe quel magasin et trouver des vêtements à sa taille hors les 38-42. Ne plus porter de corset réel ou imaginaire (anorexie mentale), mais plutôt exister avec son propre corps sans être en combat permanent contre lui et soi-même pour le faire entrer dans une « norme anormale ». Pouvoir préférer les femmes quand on en est une, rencontrer une personne sans préjuger de son sexe, trouver un usage non sexuel de sa libido. Pouvoir échapper à la sempiternelle question « Mademoiselle ou madame? »

« Mon corps m'appartient »

On l'a compris, « Mon corps m'appartient » ou « Libre disposition de mon corps » visent aux retrouvailles des femmes avec un corps longtemps aux mains des parents, du mari, de l'Église, de la médecine, de l'État. Ces revendications ne visaient nullement à mettre les femmes en situation de passer des heures et des heures sous la douche pour se laver de se sentir souillées, de subir des mycoses dans la bouche et la gorge, des douleurs et blessures vaginales, à passer onze heures d'affilée dans les salons « érotico-bidule », à vivre viols sur viols, à se servir de sa propre sexualité et la polluer dans des dialogues trente heures par semaine par téléphone, Minitel, Internet, etc., à vivre une dépression, et pour finir par devenir accroc à une drogue dure. La perspective de la liberté de signer un contrat de travail en bonne et due forme ne change rien à la donne. Des siècles de luttes syndicales nous prouvent que la liberté de travailler dans des particules d'amiante, de ciment, la liberté de vendre sang et organes n'est qu'une vitrine légale pour l'exploitation de la misère.

Les médias nous abreuvent d'images rassurantes de fières indépendantes exerçant leur activité prostitutionnelle dans leurs caravanes. Ces « indépendantes » ne sont qu'une infime partie de véritables légions d'esclaves. Trois cent mille femmes des pays de l'Est sont drainées vers l'Europe de l'Ouest chaque année, soit le même effectif que la totalité des femmes vivant à Bruxelles (capitale européenne). Au plan mondial, les prostituées sont recrutées à l'âge moyen de 13 ans. La prostitution de rue n'est que la partie visible de l'iceberg. Les services télématiques ou en salons de massages, sauna ou autres, salarient déjà des milliers de personnes au Smic. Au moment de signer leur contrat, elles s'engagent à ne pas émettre de messages à caractère pornographique et bénéficient d'une formation pour être au téléphone « une salope qui en veut ». De quel consentement, de quelle liberté parle-t-on?

Il y a quelques années, alarmées par l'érosion de leur clientèle, les prostituées de Bucarest ont renforcé leurs offres et proposé d'avantages de services : cuisine et ménage en sus. Car on y revient toujours : ce système qui broie des millions d'individus, qui brasse des sommes extravagantes, ce système est alimenté par une clientèle quasi uniquement masculine. Que se passe-t-il pour qu'autant d'hommes acceptent, renforcent, défendent, alimentent le système prostitutionnel ?

À l'insulte « Mal baisée » on a appris à répondre, droit dans les yeux de l'agresseur : « Tu veux les noms ? » Les couples se défont majoritairement sur l'initiative des femmes, avec la libre disposition de leur salaire et l'augmentation du nombre des reines du volant, Leur autonomie a pris corps. L'augmentation qui semble exponentielle de la consommation de services prostitutionnels est la réaction d'hommes déstabilisés par l'émancipation des femmes.

« Écoute-moi quand je parle »

L'autre argument féministe détourné de son sens premier est l'importance que l'on se doit d'accorder à la parole d'une femme. Toute femme a le droit, à priori, d'être seule et souveraine à décider pour elle-même. Nous devrions donc nous incliner devant une personne prostituée disant : « Je veux continuer à me prostituer » ou « J'aime me prostituer ». Démarche un peu trop facile où l'on devrait oublier dans quel contexte cette revendication a émergé.

Même si notre société de l'immédiat et du nouveau organise son oubli, l'histoire garde la trace de luttes de femmes pour recevoir leur salaire et en disposer, pour adhérer librement à un syndicat, pour voter et être éligible, pour décider seule de se marier ou de divorcer. Qui sait qu'au moment de l'accouchement, c'est au mari qu'on demandera son avis en cas d'intervention chirurgicale, la femme étant considérée légalement dans l'incapacité de prendre une décision? Qu'en cas de problème, c'est à lui de choisir entre la vie de la femme ou de l'enfant. Et surtout que l'Église a toujours imposé de privilégier la vie de l'enfant non encore né contre la vie d'une femme adulte ?

Le nécessaire respect de la parole individuelle ne dissimulera pas non plus que nous avons affaire à une organisation qui enferme l'individu dans un certain cadre de valeur. Ce système est d'autant plus pervers qu'il impose à l'individu qui y est enfermé de produire d'abord pour soi-même un discours logique justifiant la réalité quotidienne… pour continuer à la vivre. De fait, l'espérance de vie des personnes prostituées est réduite, les suicides (tentés ou aboutis) sont nombreux et la toxicomanie presque systématique. Pour finir, rappelons-nous l'occupation en 1973 de l'église de Saint-Nizier par les prostituées lyonnaises en quête de reconnaissance professionnelle, légale, etc. Leur porte-parole s'est toujours défendue, à l'époque, d'être sous la domination d'un proxénète ; aujourd'hui, d'autres, sorties du système, s'étonnent: « Mais comment avez-vous pu croire une seule seconde que c'était le cas ? »

Le système prostitutionnel est devenu une véritable industrie qui a remplacé « liberté » par « rentabilité ». Cette industrie rapporte beaucoup, et à moindre risque que le commerce des armes ou de la drogue. Comme pour tout secteur commercial (il n'est pas question de renoncer à cette manne), une stratégie pour percer sur le marché a été mise en place. L'une de ses plus belles réussites étant d'abuser de l'empathie pour faire dire à des féministes : « La prostitution est un métier auquel il faut donner un cadre juridique. » Ce véritable bourrage de crâne privilégie le droit individuel (Sécurité sociale, droit à la retraite) contre le droit universel (droit à ne pas se prostituer). Somme toute, privilégier une démarche réformiste (améliorer les conditions de travail) contre une action bien plus radicale consistant à faire changer les mentalités pour que les hommes et les femmes renoncent à pratiquer, encourager, accepter le contrôle social du corps des femmes.

Que faire lorsqu'on est assis(e) sur sa chaise, que l'on se dit que tout cela doit s'arrêter et qu'on est d'avance découragé(e) par l'ampleur de la tâche? Eh bien tentons de sortir du consumérisme et de la réaction.

Élisa Jandon