Les Pièges visibles et invisibles du référendum

mis en ligne le 5 mai 2005

En tant qu'individu partie prenante d'une société, le vote ne me gêne pas quand il faut prendre une décision. Le consensus est certes à maints égards préférable, mais il n'est pas toujours commode. C'est la nature même du problème à résoudre, et de la situation, qui conditionne la modalité du choix décisionnel. En revanche, l'élection parlementaire prive l'individu de son pouvoir d'action et de contrôle, de sa souveraineté même. C'est pour cela qu'elle doit être remplacée par le mandatement impératif, précis et révocable à tous les niveaux de la vie économique, administrative et politique.

Cela dit, l'individu n'est ni omniscient, ni omnipotent, partout et sur tout. Serait-il possible d'être ainsi, à l'instar d'un quelconque dieu, qu'il faudrait le refuser car que faire d'un monde qui se transformerait en combat de Titans ? D'où la solution du fédéralisme libertaire qui ne se confond pas avec la subsidiarité social-démocrate ou chrétienne-démocrate, laquelle cantonne le citoyen dans des sphères de décision mineure.

Que dire alors du référendum ? Certes, ce principe offre le mérite de la simplification : prononcer oui ou non, c'est plus aisé que d'avancer des arguments, écouter ceux des autres, trouver une solution, atteindre un compromis comme cela arrive bien souvent dans la vie quotidienne (couple, famille, groupe, association, équipe...). En politique, il est en réalité beaucoup plus sournois ou pervers. Il s'assimile bien souvent à un plébiscite au profit du tyranneau en place, à la recherche d'une légitimité facile. Il semblerait même que ce soit une spécialité française de Louis-Napoléon à Chirac... Sur le fond, c'est loin d'être la panacée : que penser d'un référendum sur la peine de mort, les sans-papiers, l'adoption des enfants par les homosexuels ? Les résultats seraient désastreux...

Ce n'est pas qu'une position de principe théorique. On peut donner un exemple concret : une collègue anthropologue m'expliquait combien le nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie issu du référendum de 1998 - à la participation duquel des libertaires s'étaient d'ailleurs interrogés - avait provoqué l'apparition catastrophique d'une couche de dirigeants Kanaks arrogants, déconnectés des tribus, se comportant comme des nouveaux riches. Dans une société où les logiques et les hiérarchies économiques sont inchangées, la mise en place d'un apparent progrès peut se transformer en impasse.

Le référendum : un résultat couru d'avance ?

En fait, le choix de la solution référendaire et le thème concerné résultent moins, dans la société actuelle, de l'importance du sujet lui-même que du rapport de force politique, et politicien. Les dirigeants connaissent la réponse qu'ils voudraient voir entériner par le bon peuple. Le prochain référendum sur l'Europe introduit néanmoins quelques nouveautés, pour le moins curieuses d'ailleurs. Il s'agirait d'adopter une constitution, même si des juristes nous expliquent doctement qu'il s'agit en réalité d'un traité constitutionnel (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?).

Or cette expression de constitution est abusive, affabulatrice même. Car le projet en question n'est même pas issue d'une assemblée constituante - laquelle répercute un tant soi peu les opinions du peuple, sinon ses mandatements impératifs comme lors de la Révolution française - mais d'un petit groupe techno-bureaucratique et politique présidé par un spécialiste de l'autocratie. Ce n'est pas un texte court regroupant des principes simples et fondateurs - à l'image de n'importe quel principe de base - mais une somme faramineuse de sujets multiples et variés - dont certains nous disent qu'il ne s'agit finalement que d'un « règlement d'équipes de foot » (Giscard d'Estaing), d'un « règlement intérieur » (Michel Rocard) ou d'un « règlement de copropriété » (Jacques Delors). Elle suppose que tous les citoyens doivent lire ou liront ses 448 articles, et ses centaines de pages... On peut d'ailleurs se demander combien de citoyens français connaissent la Constitution de la Cinquième République, et en quoi celle-ci est nécessaire pour vivre... Mais, chut, on touche du doigt un point politiquement - au sens noble du terme - sensible...

Si l'on a bien compris, l'adoption du dit traité constitutionnel européen dépassera les traités antérieurs sur l'Union européenne, son rejet nous fera revenir aux traités antérieurs (Nice, lequel repose sur Maastricht, etc.)... Donc, en fait, un cadre déjà tracé, et qui n'est amendable que sur les marges.

Il s'agit donc pour le peuple français - quoiqu'on pense du mot peuple, du mot français et de leur accouplement - non pas de se prononcer pour un texte compliqué, fourre-tout et qu'il n'aura pas lu, mais pour une idée : celle de l'unité contractuelle des peuples européens. Evidemment, certains politiciens se complaisent à résumer l'enjeu ainsi car cela dramatise la situation, cela empêche de faire des explications de texte, cela permet de maintenir le peuple dans l'ignorance, la superficialité et le culte de la peste émotionnelle. Du coup, le référendum revêt deux aspects : l'un beaucoup plus politicien et l'autre symbolique.

Le symbolique et le politicien

Ne négligeons pas la symbolique, avec son sens éminemment synthétique. N'oublions pas que Pierre-Joseph Proudhon ou Rudolf Rocker (celui-ci dans les dernières pages de son ouvrage Nationalisme et culture écrites au lendemain de la Seconde guerre mondiale) réclamaient le premier des « Etats-Unis d'Europe », le second une « fédération des peuples européens » avec abolition des frontières. Certes l'un comme l'autre l'envisageaient de concert avec le fédéralisme libertaire et la gestion économique directe, et dans la perspective d'une fédération universelle. Mais l'idée est là quand même, avec sa part d'utopie pour l'époque. Comme revendication de rupture de nos jours, on pourrait réclamer dans le même état d'esprit une Union euro-méditerranéenne qui rassemblerait les peuples situés autour de la Méditerranée, en attendant mieux !

Interrogeons-nous sur la dimension politicienne du « non » qui se profile. Il est présenté par la plupart de ses partisans comme un coup d'arrêt à l'Europe du capitalisme libéral et il oscille entre deux pôles : un coup de grogne salutaire au minimum, un moyen de renverser la tendance au maximum. Passons sur le coup de grogne : cela peut faire du bien dans l'instant, se réjouir de la déconfiture des tenants du oui, avec leur arrogance et leur certitude de faire entériner des décisions prises d'avance. Mais l'instant sera bref, et pas forcément constructeur. Quelle est, en effet, l'alternative de ceux qui en appellent au « non », les Marie-George Buffet, Jean-Pierre Chevènement, Henri Emmanuelli, Jean-Luc Mélenchon, Charles Pasqua, Philippe De Villiers ? Qu'ont fait tous ces anciens ministres quand ils étaient au pouvoir ? Qu'ont-ils fait au moment de la vraie bataille, celle de la défense du système de retraites par répartition ? Que vont-ils faire demain ?

Et que peut donner un conglomérat électoral qui va d'Olivier Besancenot à Jean-Marie Le Pen ? Non seulement il n'est nul besoin d'être expert en politique pour dire « pas grand-chose », mais il faut souligner qu'un tel amalgame est aussi porteur de dangers, comme il l'a d'ailleurs été aux premiers temps du fascisme historique. Apparemment hétéroclite, ce camp du « non » ne rassemble pas seulement les chômeurs, les miséreux, les déçus du socialisme et les idéalistes du néo-socialisme. Il cultive aussi les principes souverainistes, nationalitaires, corporatistes, poujadistes, post-fascistes même. Il veut protéger les chasses gardées d'une classe moyenne fragilisée, en mal de sécurité, ne sachant plus où aller idéologiquement parlant, prête à donner sa voix à l'un ou à l'autre (de Besancenot au premier tour des présidentielles de 2002, à Chirac au second tour) au gré de son humeur, croyant que celle-ci est le reflet de son nouvel individualisme alors qu'elle hérite d'une politique généralisée d'abaissement des idées...

Derrière la contestation du « libéralisme » se profile le soutien à l'autoritarisme de l'Etat, nostalgique pour les uns, relooké pour les autres, qui ont tous intérêt à cultiver la confusion. Dans la mesure où les vraies décisions - les économiques, celles des grandes entreprises et de l'Etat - ne sont pas dans les mains de ce conglomérat, même si certains aspirent à en récupérer les miettes économiques ou politiques, la situation deviendra particulièrement confuse et nébuleuse.

Un camarade hospitalier me disait, après la médiocre prestation télévisuelle de Chirac devant un parterre de djeun's made in Sofres, qu'il se demandait si Chirac lui-même ne roulait pas pour le « non » tellement il était peu convaincant, et que cela nous promettait quelque chose de beaucoup plus dur. De fait, les récentes menace de nous donner une Europe encore plus libérale si le « oui » l'emportait relèvent certes de l'agitation électorale. Mais elles pourraient aussi tracer le vrai programme pur et dur dont certains rêvent, notamment du côté des États-Unis, et qui serait appliqué sans référendum aucun... Au-delà de Chirac, ce ne serait d'ailleurs pas la première fois que la gauche, celle du « non » pour le coup, aurait joué au pompier pyromane.

Comment croire à une gauche radicale qui sortirait renforcée du « non » ?

Le « non » au référendum sera-t-il même favorable à une gauche rénovée, qui serait plus sociale et plus radicale ? Certes, faire la nique à un Parti socialiste qui, en deux décennies, nous a fait la démonstration cinglante de la corruption, du cynisme et de la gabegie dont est capable un pouvoir de gauche ne serait pas désagréable. Quant au rêve de ceux qui imaginerait le faire éclater, laissons-le à quiconque pense qu'un politicien ne cherche pas à se faire élire, et qu'il ne cherche pas à capter le ventre mou d'un grand parti seul susceptible de le faire arriver.

Mais croire qu'une autre gauche est possible, c'est se faire des illusions sur la nature même du socialisme parlementaire et de son corollaire historiquement nécessaire et récurrent, l'extrême-gauche plus ou moins extra-parlementaire. Celle-ci peut être généreuse, active à la base, sympathique, porteuse d'espoirs au côté de ceux qui luttent aussi. Mais aux moments cruciaux, elle apporte toujours son soutien, c'est-à-dire son bulletin de vote au moins, aux bureaucrates socialistes (elle peut même appeler à voter Chirac...), tout simplement parce qu'elle aussi reste dans une logique de délégation de pouvoir et de socialisme étatique. Enlevons même le mot socialisme, et il reste l'État ! Quant à croire qu'une gauche rénovée sur la base du « non » déborderait la vieille gauche institutionnelle puis tout le reste, c'est tout simplement revenir au 10 mai 1981 quand certains, y compris moi, pensaient qu'on allait déborder Mitterrand sur sa gauche... J'en ris encore, mais jaune... Plusieurs d'entre nous ont déjà donné, mais la claque n'a pas un goût de revenons-y. Sans parler du fait que le rapport de force populaire était tout autre à l'époque, du moins a priori...

L'abstention au prochain référendum n'est pas la récitation ânonnée d'un acte de foi ou d'un couplet qui se trouverait dans une improbable bible anarchiste. Ce n'est pas un désintérêt de la chose publique ou un haussement d'épaules. Ce n'est pas un retrait sur l'Aventin en dehors des actions du quotidien ou des luttes. C'est un choix politique pensé, explicable et légitime. Qui, sans excommunication aucune, n'empêche personne de faire ses choix et de voter, ou de ne pas voter.