Monument aux vivants. Le Poujol-sur-Orb : les vivants s’opposent aux morts

mis en ligne le 11 février 2010
En cette fin novembre, au cours de mes voyages en terres françaises, je me rendais dans un petit village de l’arrière-pays héraultais, Le Poujol-sur-Orb. Je devais y rencontrer une famille de vieux militants anarchistes espagnols. Je voulais qu’ils me parlent, eux les sin nombres de la Révolution, de leur histoire. Celle de petits paysans catalans aisés et catholiques fervents devenus anarchistes. Avec eux, nous sommes bien loin du Panthéon des héros de la Révolution. Cette histoire, peu banale, m’intéresse. Elle me conduit à m’interroger sur les mécanismes qui font passer de la foi chrétienne à l’anarchie. Phénomène relativement courant dans l’anarchisme espagnol. Si cette réflexion peut être intéressante, elle n’est pas l’objet de ce billet.
Lors de ces voyages, pour passer le temps et m’informer, deux hebdos m’accompagnent, Siné hebdo et Le Monde libertaire. Un article de ce dernier titre, en date du 26 novembre, a retenu toute mon attention ; il s’agit de « Fusillés deux fois pour l’exemple ». Je connaissais vaguement l’histoire de ce monument aux morts. Cet article a éclairé ma lanterne. Sujet intéressant s’il en est. Après avoir assassiné ces hommes et traîné leurs familles dans l’opprobre, on veut les assassiner une seconde fois en les « réhabilitant ». C’est une pratique courante dans les sociétés postmodernes de vouloir vider de tout contenu les luttes sociales en les « réhabilitant ». En voulant nous faire croire qu’il s’agit d’un « devoir » de mémoire, alors qu’il ne s’agit, en fait, que d’intérêts bassement politiques. Comme dit avec beaucoup de lucidité un de mes amis, un autre José, Fergo celui-là : « Nous entrions dans la postmodernité, ce néant de la conscience. * » Tout est dit.
Revenons à mon voyage. Arrivé chez ces militants, je fus accueilli avec la plus grande cordialité. Notre entretien initialement prévu pour une journée se prolongea sur plusieurs jours. J’avais décidé de prendre comme « méthode », pour cet entretien, de ne pas les interroger, de les laisser parler suivant leur inspiration. Juste, de temps à autre, qu’ils me donnent une précision. Au fil de leur récit, la mémoire devint précise et se fit incisive. Ils abordèrent tous les sujets. Leur cheminement personnel étant lié à l’histoire du mouvement anarchiste espagnol à partir de 1920 à nos jours.
Espoirs, illusions et déceptions furent abordés sans retenue. Étant des sans-grade de la Révolution, ils n’avaient pas de ligne à défendre, seulement leurs actes. Le clergé et les militaires furent, pour eux, des cibles de prédilection. La critique de la militarisation des milices et des compañeros qui prirent des galons entraîna beaucoup de passion de leur part.
S’ils vilipendèrent les militaires fascistes, ils n’en oublièrent pas pour autant les militaires républicains. Abordant le problème des fusillés pour l’exemple français, et de leur éventuelle réhabilitation, j’eus droit à une réponse qui mettait bien à mal nombre d’idées reçues. Toutes les guerres, me dirent-ils, ont leur lot d’exécutions pour l’exemple. Il y a toujours eu des soldats qui ont refusé de se battre. Plus encore dans les guerres civiles où, au-delà de l’engagement partisan, il y a tous ceux qui se retrouvent dans un camp qui n’est pas le leur. En Espagne, les exécutions pour l’exemple ne furent pas le seul apanage des militaires nationalistes, le camp républicain en eut aussi son lot. Les anarchistes ne faisant pas exception à cette triste règle. Pour eux, dès qu’il y a une armée, qu’elle que soit son idéologie, elle ne peut avoir que des pratiques d’armée. Évitant cependant de renvoyer dos-à-dos les adversaires comme certains historiens prétendent le faire de nos jours dans l’intention, non avouée, d’atténuer les crimes commis par les armées franquistes.
Je leur demandais s’ils connaissaient l’histoire du monument aux morts de Gentioux. Ils n’en avaient pas entendu parler. Je leur montrais l’article du Monde libertaire. En revanche, ils me demandèrent si je savais qu’au Poujol il y avait un monument dédié aux vivants. Lisant sur mon visage l’étonnement, ils décidèrent de me conduire sur la place du village pour que je puisse constater la réalité de ce monument. Effectivement, il est là, faisant face au monument aux morts. Ils m’en contèrent l’histoire. Il y a quelques années, une institutrice de l’école communale du village proposa au conseil municipal d’ériger un monument dédié aux vivants. Participeraient à la réalisation de ce monument les enfants de la commune. Le conseil municipal accepta le projet et décida qu’il serait érigé face au monument aux morts. Nous devons rendre hommage à cette équipe municipale pour cet acte tranquille qui n’en est pas moins subversif. Il semble cependant que ce monument ne fut pas du goût de tous les habitants du village. Quelques années plus tard, une autre équipe municipale décida, pour éviter ce face à face « indésirable », de planter un arbre entre les deux monuments. Malgré ce couac, le face à face silencieux continue… Reste à espérer que, chez les hommes, le désir d’une vie libre finisse par l’emporter sur le désir de mort cher aux politiciens.
Je demandais à ces compañeros s’ils voulaient poser devant ce monument, ils refusèrent me disant que les têtes qui l’ornent sont anonymes et qu’ils tenaient, eux aussi, à le rester.

José Cisneros

*. José Fergo, présentation de l’entretien de Juan Garcia Oliver, Une Espagne rouge et noire, Paris, Acontretemps, 2009.