Cuba, cyberespace et liberté d’expression

mis en ligne le 4 février 2010
Depuis 1959, l’année où les forces révolutionnaires renversèrent le régime prosoviétique de Fulgencio Batista et installèrent un régime autoritaire, le président Fidel Castro Ruiz a été le leader incontesté de Cuba. Dans les années 1990, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, Cuba a vécu une diminution significative de l’aide économique et financière de ses anciens alliés ; cela provoqua une crise aggravée par un embargo économique imposé par les États-Unis depuis 1962.
Les changements politiques dans l’ancien bloc de l’Est ont forcé le gouvernement de Fidel Castro à rechercher de nouvelles alliances en Amérique latine. L’amélioration des relations avec le continent a atteint son apogée en 2005-2006, avec l’arrivée au pouvoir dans plusieurs pays de coalitions de gauche. Les dirigeants de ces pays sont liés par des idéaux populistes et un fort sentiment anti-américain et, plus important encore, par des relations économiques.
En 2006, pour la première fois depuis la révolution de 1959, le régime de Fidel Castro est affaibli par sa longue maladie. Le pouvoir présidentiel est transféré à son frère Raúl Castro. Même si la nécessité de réformes économiques et structurelles et l’amélioration des relations avec les États-Unis ont été mises en évidence dans certaines déclarations, le contrôle politique du régime sur le peuple cubain n’a pas cessé.
En juillet 2007, les dirigeants cubains, par la voie de Raúl Castro, ont lancé un appel à la population pour qu’un débat s’installe sur les transformations à réaliser dans les structures du pays. Des réunions par milliers ont eu lieu dans les organisations étudiantes, dans les comités de voisinage, dans les syndicats. De nouveaux espaces et de nouvelles formes d’expression sont nés à partir de la base. Cela a permis un développement neuf de la société civile. L’internet et les courriers électroniques sont des éléments importants dans la diffusion des opinions.
Ces expériences révèlent des « dissidences » que les autorités cubaines considèrent comme synonymes d’opposition à l’État, elles révèlent aussi les contradictions internes du système.
Ce qui me semble intéressant c’est que contrairement aux groupes minoritaires souhaitant une restauration libérale qui ramènerait le pays vers un passé d’avant la révolution, d’autres groupes sociaux « dissidents », partant de leurs institutions et des valeurs de la révolution, s’identifient toujours aux valeurs du socialisme.
Des artistes et des écrivains dénoncent les vieilles pratiques culturelles et la censure ; des économistes proposent des formes nouvelles de coopératives redonnant le pouvoir au peuple ; des militants de base appellent de leurs vœux des réformes pour redynamiser l’expérience socialiste, des sociologues et des psychologues analysent la question de la pauvreté et du racisme. Tous utilisent les possibilités offertes par le cyberespace pour diffuser leurs travaux.
Cuba est un pays où de nombreuses formes d’expression – politique, culturelle, religieuse ou basée sur l’identité – sont réprimées par des poursuites pénales, par la détention, le harcèlement public, les avertissements de la police, la surveillance, les assignations à résidence, la restriction de voyager et par les pertes d’emploi. En outre, des réglementations draconiennes portent atteinte à la liberté d’expression et d’association ; elles s’étendent à de nombreuses fractions de la société cubaine.
Les relations turbulentes de Cuba avec les États-Unis continuent de jeter une ombre sur l’évolution économique et politique de l’île. L’immigration clandestine, en provenance de Cuba vers les États-Unis, continue sans relâche. Durant ces dernières années, les garde-côtes étasuniens ont intercepté plusieurs milliers de Cubains tentant de traverser le détroit de Floride­­­, entravant ainsi son développement économique. Cela donne un prétexte aux autorités pour restreindre sévèrement la liberté d’expression et les autres droits civils et politiques.
Dans le cadre juridique, le droit à la liberté d’expression est au service de la réalisation des objectifs de l’État socialiste. L’intimidation, le harcèlement et la détention d’artistes, d’écrivains, de journalistes, de dissidents et de militants des droits de l’homme sont fréquents.
La Constitution cubaine a été actualisée en 1992 et s’appuie sur les théories du marxisme et du léninisme. Article 5 : le Parti communiste est la force motrice de l’État et de la société, qui « organise les efforts communs orientés vers les buts élevés de la construction du socialisme ». En vertu de l’article 53 de la Constitution, la liberté d’expression est reconnue tant qu’elle reste « en harmonie avec les objectifs d’une société socialiste ». L’article 62 énonce des restrictions spécifiques sur toutes les libertés accordées aux citoyens, y compris la liberté d’expression, et déclare qu’aucune de ces libertés ne « peut s’exercer si elle est contraire à ce qui est établi dans la Constitution et par la loi. Ces libertés ne peuvent être contraires à l’existence et aux objectifs de l’État socialiste.
Cuba est l’un des dix pays les plus censurés du monde. Bien qu’il n’y ait pas de loi à Cuba qui établisse explicitement la censure, le Département de l’orientation révolutionnaire, qui est placé sous l’autorité du secrétaire idéologique du bureau politique du Parti communiste, se consacre au contrôle de la circulation de l’information dans la société cubaine. Le code pénal cubain constitue la base juridique de la répression de la dissidence. Les points de vue considérés comme étant antigouvernementaux ou pro-américain sont criminalisés, comme la diffusion d’informations non autorisées. Conformément aux dispositions du code criminel, la police nationale révolutionnaire peut arrêter ou mettre sous surveillance une personne pour dangerosité sociale, même si elle n’a pas commis un acte illégal.
D’autres dispositions restreignent la liberté d’expression, elles se retrouvent dans la loi sur la réaffirmation de la dignité et de la souveraineté de Cuba, de même que dans la loi pour la protection de l’indépendance nationale et de l’économie. L’article 91 du code pénal cubain a été approuvé à la suite de la promulgation en 1996, aux États-Unis, de la loi Helms-Burton qui renforce l’embargo contre Cuba. L’article 91 du code pénal (actes contre l’indépendance et l’intégrité de l’État) a établi que « la personne qui, dans l’intérêt d’un État étranger, commet un acte ayant pour intention de causer des dommages à la l’indépendance de l’État cubain ou à l’intégrité de son territoire, sera punie de dix à vingt ans de prison, voire de la peine de mort ».
Les activités des journalistes étrangers à Cuba sont contrôlées par le Centre de presse international (CPI). Ils doivent obtenir un visa spécial pour séjourner à Cuba. Le CPI a le pouvoir de retirer de façon arbitraire les visas des journalistes qui ne se conforment pas aux règles en vigueur et, ce faisant, ils doivent coopérer étroitement avec les autorités de l’immigration relevant du ministère de l’intérieur. Une résolution stipule également que les agences étrangères ne peuvent embaucher un journaliste cubain, en tant que correspondant, sans la médiation du ministère des affaires étrangères.
Le droit de demander au gouvernement des informations n’est pas établi dans la législation cubaine. L’accès à de nombreux documents et fichiers des Archives nationales et des bibliothèques est strictement contrôlée. L’accès aux documents du gouvernement est limité par les règles de sécurité énoncées dans la loi sur les secrets d’État de 1973. Les réglementations les plus récentes ont été adoptées en juin 2006 (décret-loi sur la sécurité et la protection de l’information officielle). La loi sur les secrets d’État s’applique à tous les documents administratifs de l’État et les violations de la loi sont punies conformément aux dispositions du code criminel.
L’absence de médias indépendants laisse peu d’espace pour un débat politique ouvert à Cuba.
Cuba est un État à parti unique, le Parti communiste de Cuba est le seul parti légal. Les candidats aux élections pour les assemblées nationales, provinciales et municipales sont sélectionnés sur une base individuelle et aucun parti politique n’est autorisé à faire campagne. Presque tous les adultes cubains appartiennent à la base communautaire des comités de défense de la Révolution, ces comités jouent un rôle central dans la vie quotidienne. Ces comités ont pour but de coordonner les projets publics, de protéger et de diffuser l’idéologie socialiste entre les citoyens, mais aussi d’agir comme des gardiens de la révolution contre les « activités contre-révolutionnaires ».
À Cuba, il n’y a pas de presse privée indépendante, tous les médias sont détenus et contrôlés par le Parti communiste. Les journaux ne sont pas directement publiés par le gouvernement cubain.
La quasi-totalité des 58 chaînes de télévision à Cuba sont la propriété de l’État. Les programmes éducatifs les plus fréquemment diffusés sont ceux de l’Université pour tous, avec des cours de langue, de mathématiques et de cuisine. Des programmes produits au Brésil, au Mexique et des feuilletons colombiens sont également diffusés.
Des films, des livres et de la musique sont produits, mais le contrôle de l’État sur la culture et les arts signifie que toutes formes d’expression considérée par celui-ci comme contre-révolutionnaire ne peuvent pas être distribuées par les canaux officiels, et cela peut conduire en prison les artistes qui passent par des circuits de production alternatifs.
En octobre 2006, seulement deux pour cent de la population cubaine avaient accès à internet. Les deux fournisseurs d’accès existants sont la propriété de l’État et appartiennent à la Compagnie de téléphone de Cuba. Le gouvernement cubain accuse l’embargo des États-Unis qui empêche l’accès aux nouvelles technologies. Cuba a besoin de câbles pour mettre en place un réseau internet à faible coût. Cela oblige les fournisseurs d’accès à utiliser des connexions satellitaires très onéreuses.
Suite à la popularité croissante d’internet, en 1996 le gouvernement a adopté un décret-loi intitulé « Accès depuis la République de Cuba auprès du réseau mondial d’ordinateurs », qui stipule que l’utilisation d’internet ne doit pas violer les principes moraux de la société cubaine et les lois du pays. Des restrictions ont été introduites avec la création d’un centre des technologies de l’information et des communications en 2000.
Si un citoyen cubain souhaite avoir accès privé à internet, il doit fournir une « raison valable » et doit obtenir l’accréditation « d’un comité locale », qui évalue les mérites du requérant. Toute connexion illégale à internet peut conduire à une peine de cinq ans de prison.
Il existe deux types d’accès à internet à Cuba : un produit moins cher qui permet uniquement aux utilisateurs l’accès à un service de courrier national et un autre qui permet l’accès international au web. Celui-ci est coûteux pour les citoyens cubains, il coûte par heure l’équivalent d’un tiers du salaire mensuel moyen. Il est principalement considéré comme un luxe pour les étrangers et les touristes, et par conséquent il n’existe aucun système de filtrage bloquant l’accès à des sites dissidents. Cela dit, si un utilisateur mail écrit quelque chose avec des mots-clés suspects, un message automatique l’avertit que le programme sera fermé pour des raisons de sécurité. Par conséquent, il y a beaucoup d’autocensure dans les communications quotidiennes.
En outre, en vertu du code pénal cubain, celui qui écrit un article pour un site web étranger peut être considéré comme « contre-révolutionnaire » et cela peut le conduire à une peine de vingt ans de prison. En vertu des dispositions du code criminel, le gouvernement peut ordonner la détention avant jugement ou la surveillance des personnes, bien qu’ils n’aient commis aucun acte illégal. Cette menace de criminalisation affecte inévitablement l’activité de la presse et des travailleurs des médias en général.
Toutefois, sans nécessairement recourir à des mesures aussi extrêmes, il existe plusieurs formes de harcèlement et d’intimidation menées contre les journalistes et les militants pour les droits de l’homme. Les comités pour la défense de la Révolution et les brigades d’interventions rapides sont des groupes organisés localement qui surveillent les « activités contre-révolutionnaires ». Des actes dits « de répudiation » sont organisés, la violence verbale ou l’intimidation font parties de la stratégie des comités et des brigades. Des agressions physiques ont lieu, des pierres sont jetées sur les maisons des Cubains considérés comme des « ennemis de l’État ».
De nombreux artistes, écrivains, journalistes ou de défenseurs des droits humains sont harcelés, menacés et mis en prison, ils sont considérés comme des dissidents qui tentent de saper le pouvoir du gouvernement cubain et les valeurs du système socialiste. Dans de nombreux cas, ils sont même accusés d’être financés et contrôlés par les États-Unis.
En 2003, près de 90 militants pour la démocratie ont été arrêtés et 75 personnes ont été jugées et reconnues coupables d’avoir tenté de renverser l’autorité de l’État, d’être des espions à la solde des États-Unis, d’avoir fait à la presse étrangère des déclarations mensongères sur l’état de l’économie. Parmi les personnes condamnées, il y a 22 journalistes qui ont été condamnés à des peines d’emprisonnement allant de six à vingt-huit ans.
Le code pénal de 1979 a officiellement dépénalisé l’homosexualité, mais le « comportement homosexuel provoquant un scandale public » peut être puni de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à douze mois. La police continue à surveiller les bars gays et les clubs. L’Association cubaine des gays et des lesbiennes, créée en 1994, a été interdite et ses membres ont été arrêtés.
La signature par Cuba en février 2008 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques offre une perspective pour Cuba pour qu’enfin soient respectés les engagements de l’État en matière des droits fondamentaux que sont la liberté d’expression, d’association et la liberté de mouvement.
Malgré l’arsenal répressif mis en place par l’État et les menaces qui pèsent sur eux au moindre signe de fermeture politique, les nouveaux acteurs du cyberespace lancent un défi à la tranquillité où fermentent les bureaucrates et les technocrates cubains. La répression est toujours bien présente à Cuba, mais les projets que portent les nouveaux espaces sont un élément indispensable à la consolidation d’un projet révolutionnaire. Comme l’a écrit récemment Jorge Luis Acanda, professeur de philosophie à l’université de La Havane, le développement dans le cyberespace de ce type d’initiative « est sans doute une nouveauté, mais aussi l’espoir d’un peuple en un pari, celui qu’il fit de secouer le joug et l’aliénation du capitalisme ».