La République du droit d’expulser

mis en ligne le 15 octobre 2009
Notre République, Ve du nom, qui se proclame démocratique, et veut donner des leçons au monde entier, prétend respecter les grands principes de la Déclaration des droits de l’homme proclamée le 26 août 1789 par les députés de la Convention. Pourtant, depuis son instauration, en septembre 1958, cette République n’a fait qu’adopter tous les mauvais travers de ses devancières. La Ire République a connu la Terreur, en 1794. La IIe République a perpétré les fusillades des ouvriers parisiens sur les barricades, en juin 1848 – ouvrant ainsi la voie au coup d’État du 2 décembre 1851. En mai 1871, les massacreurs de la Commune de Paris allaient être les pères fondateurs de la IIIe République. La IVe République, née de la Résistance, conduira des guerres postcoloniales répressives avec, également, la volonté de mater une population locale qui avait cru qu’avec la défaite du nazisme rien ne serait plus jamais comme avant…
Le nationalisme ne peut se contenter d’un hymne national et de drapeaux frénétiquement agités. Faute de guerre il lui faut un ennemi intérieur contre qui la vindicte d’État aura tout loisir de se déchaîner. Notre Ve République excelle dans cette attitude consistant à se protéger alors même qu’elle n’est nullement menacée. Faute d’un ennemi héréditaire bien défini, elle s’est trouvé un adversaire de choix : celui qui vient d’ailleurs. En fait, l’exilé s’est souvent échappé d’un pays du tiers-monde, là où règnent la famine, l’injustice et la maladie. Celui-là représentante un tel danger que les portes du pays de la liberté lui sont désormais fermées. Alors, gare à celui qui se refuse à tenir compte de cet interdit. Depuis une vingtaine d’années, des centres de rétention administrative (CRA) ont été créés pour y enfermer, avant expulsion, ceux qui n’ont pas compris que la richesse ne se partageait pas. Sans négliger la volonté de tenir à l’écart les ressortissants des anciens pays colonisés.

Les relents d’un sinistre passé
La France de la Ve République n’est pas novatrice en la matière. Elle ne fait qu’accentuer, jusqu’à la caricature, les mauvais penchants de ses devancières. En effet, dès le mois de janvier 1939, de nombreux camps de concentration étaient édifiés pour y enfermer les vaincus de la guerre d’Espagne et, parmi eux, les combattants internationaux. En octobre de la même année, un ministre de l’Intérieur, nommé Albert Sarraut, décidera d’enfermer, dans 110 camps d’internement, les ressortissants allemands vivant en France alors que la guerre venait d’éclater avec l’Allemagne.
Il est vrai que ces hommes, considérés comme des « Boches », étaient essentiellement des antinazis qui avaient fuit l’Allemagne de Hitler, et des Juifs de ce pays qui cherchaient à échapper à la répression raciale. Ce sera également le cas contre les femmes allemandes, internées à leur tour, après l’offensive des blindés allemands dans les Ardennes, le 10 mai 1940. Parmi ces femmes, la philosophe Hannah Arendt qui connaîtra l’enfermement au Vel d’Hiv (déjà).
Après la défaite de juin 1940, et l’arrivée de Pétain au pouvoir, les lieux concentrationnaires étaient prêts pour une nouvelle utilisation. C’est ainsi qu’une quarantaine de camps « d’hébergement » seront remis en service en zone non occupée pour y enfermer « les étrangers en surnombre dans l’économie française ». Cela avant même que dans la zone occupée soient ouverts les camps de concentration du Loiret, à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, le 14 mai 1941, après une première vague d’arrestations de Juifs étrangers à Paris, puis celui de Drancy, le 20 août 1941, suite à une rafle en vraie grandeur dans le XIe arrondissement de la capitale. La Gestapo, laissant l’essentiel de la tâche répressive à ses larbins français, n’ouvrira qu’un seul camp de concentration géré par ses soins, à Compiègne.

Les lieux de non-droit de la République
Revenons en terre dite de démocratie, en 2009. Il y a, dans notre beau pays de France, une trentaine de centres de rétention administrative, plus de nombreuses petites structures, plus ou moins repérées, sans oublier les « zones d’attente » dans les aéroports, les grands ports et certaines gares. Dans toutes ces structures, pouvant être décrites comme des lieux de non-droit, les « retenus » sont traités comme des criminels, méprisés et insultés.Pourtant, selon une directive de Daniel Vaillant, datant de 2001, les étrangers sans papiers, enfermés dans les centres de rétention, devraient bénéficier de « prestations type hôtelier ». Il n’empêche, les CRA ne sont rien d’autre que des culs-de-basse-fosse souvent insalubres, où l’hygiène est approximative et la nourriture infecte. Les toilettes n’y fonctionnent pas toujours, il n’est pas facile de rester propre, et dans les douches parfois mises à disposition des exclus, les policiers de service n’hésitent pas à se rincer l’œil en passant devant celles des femmes dont les portes doivent rester ouvertes.
Tout aussi grave, les droits des « retenus » sont constamment bafoués dans les CRA : le téléphone pour appeler son avocat ou un proche est fréquemment en dérangement, et il n’est pas rare que les geôliers-policiers confisquent les téléphones portables ; les formulaires à destination de l’OFPRA, pour une demande de doit d’asile, ne sont pas forcément disponibles. Les policiers qui officient dans ces prisons dont on ne dit pas le nom, jouent les victimes excédées et aggravent le rôle qui leur est assigné. D’où des comportements violents, accompagnés d’injures bassement racistes. De plus, les « retenus » ne peuvent recevoir des visites de leurs proches.
Très simplement, comme ses devancières, la Ve République se déshonore tranquillement. Sans que la majorité des citoyens de ce pays ne s’en émeuvent. Bien sûr, les vieux slogans sur les « étrangers qui viennent manger not’ pain » ne sont plus de mise mais le pays profond est constamment alerté sur la menace représentée par ces flux migratoires qui mettent notre sécurité en péril. Très simplement, l’étranger est devenu cet ennemi intérieur dont il convient de se méfier. Et puis, comme le veut le bon sens populaire : « Si ces gens sont enfermés, c’est peut-être qu’ils ne sont pas tout à fait innocents ! »

Les victimes des lois scélérates
La France profonde, celle qui « travaille plus » pour ne pas gagner davantage, veut ignorer que les centres de détention administrative sont des lieux de déshumanisation, de désespérance. On y devient malade – physiquement et psychiquement. Certains des « retenus » se mutilent, d’autres se suicident. Les plus révoltés mettent le feu à leur paillasse. Ces hommes et ces femmes, ces enfants, dont la France ne veut pas, et qu’elle rejette en arguant de lois votées par la « représentation nationale », sont les victimes d’une xénophobie d’État qui ne dit pas son nom. Le racisme officiel n’est pas loin. Les leçons d’une histoire relativement récente sont passées par pertes et profits. Pourquoi s’inquiéter de ces parias venus du Sud alors que la crise économique frappe durement les « nationaux » ?
Nicola Guillen, poète cubain, qui avait fuit la dictature de Batista en 1954, est l’auteur d’un texte terrible sur l’hospitalité française, « Oui mais, monsieur », dont un court extrait nous renvoie à la traque infernale dont sont victimes les immigrés de 2009.

« La France du bonnet phrygien
De l’empereur, du coq gaulois
Mais, comment oui, monsieur ;
M’a livré à trois policiers
Dont deux sur leurs chevaux étaient,
Mais oui, monsieur,
Mon cher monsieur.
à Paris, il ne fit pas chaud
Les jours de froid,
Mais oui, monsieur… »

À la lecture de ces quelques vers, comment ne pas penser à ces jeunes Afghans, chassés « avec délicatesse » de la jungle de Calais à l’instigation de notre gardien de l’Identité nationale, Éric Besson, et qui désormais errent dans Paris, sur les quais du canal Saint-Martin, en compagnie de ceux qui ont été « évacués » du square Villemin. Il paraît que l’on n’expulse pas les ressortissants d’un pays en guerre, même si le droit d’asile a été mis à mal depuis plusieurs décennies. Il paraît seulement, car à l’heure où ces lignes sont écrites (6 octobre 2009), un charter se prépare à partir pour Kaboul avec une cinquantaines de jeunes Afghans à bord, escortés par des policiers hargneux, prêts à les tabasser au moindre geste de révolte.

Que sont devenus les droits de l’homme ?
La France, jadis réputée terre d’asile, terre de liberté, et même pays révolutionnaire, n’a toujours pas pris conscience qu’avec Nicolas Sarkozy aux manettes c’est finalement Jean-Marie Le Pen qui a gagné la partie. Nul besoin d’un régime de type fasciste pour transformer un peuple libre en complice de fait d’une politique bassement nationaliste. Tout en célébrant les bienfaits de notre démocratie, les hommes (et les femmes) qui nous gouvernent ne cessent de justifier leur volonté d’exclure ceux qui viennent en France pour trouver un espace de liberté et du travail.
L’unique réponse apportée à cette folle espérance se limite à la traque policière et aux centres de rétention. à ceux qui ont mis leur espoir dans un pays qui se flatte d’avoir inventé la liberté, la seule réponse est le rejet haineux. La barque est pleine, comme disait les Suisses, en d’autres temps. Il suffit de s’attarder sur le regard inquisiteur des policiers opérant dans les gares et les correspondances du RER parisien pour en être pleinement convaincu.
Comment ne pas rappeler le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 10 décembre 1948. Texte restée lettre morte mais qui représentait la saine réaction d’un monde qui n’avait pas encore oublié l’abomination du totalitarisme :
« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme […]. »
Soixante ans plus tard, ces mots ont perdu leur sens. Les barbares sont de retour et peuvent se permettre de tenir un langage vertueux parfaitement en contradiction avec cette proclamation que nul ne s’est encore risqué à démentir dans le discours mais qui est constamment trahie dans les faits.