Sans-papiers, entre goupillon et matraques

mis en ligne le 30 novembre 1999
Ne voulant plus supporter plus longtemps l'injustice, le non droit, le mépris… 300 personnes se sont mises en lutte pour la régularisation de leurs papiers. Grains de sable dans la mécanique répressive de l'État, elles font partie de ces clandestins criminalisés par la justice française et par les prises de position des partis de droite comme de gauche. Des personnes menacées de mort dans leur pays d'origine, auxquelles la France refuse le droit d'asile, des parents étrangers d'enfants français, victimes du non renouvellement de la carte de séjour ; des personnes n'ayant pas bénéficié du regroupement familial ; des enfants nés en France après les lois Pasqua et menacés d'expulsion avec leurs parents ; des enfants non expulsables du territoire mais dont les parents le sont; des conjoints dont seul l'un d'entre eux est régularisé ; des étudiants et des élèves dont on risque de briser la scolarité… voilà la situation de ces sans-papiers 1.
À travers cette lutte, c'est l'ensemble des problèmes sociaux qui se trouve posé. Logement, santé, droit du travail, précarité, contrôles policiers, ghettoïsation, impossibilité d'une vie sociale… sont le quotidien du clandestin.
L'histoire de ces 300 sans-papiers commence par l'occupation de l'église Saint-Ambroise, dans le 11e arrondissement de Paris. Le vendredi 22 mars, à l'aube, les CRS investissent l'église à la demande du curé de la paroisse, avec la bénédiction de l'Evêché. Le cardinal Lustiger affirme « défendre, aimer » les immigrés, et comme qui aime bien châtie bien, l'expulsion n'a pas froissé cette âme charitable. Les épiphénomènes Gaillot et Pierre (abbé de son état) étaient là, et ce dernier affirme pouvoir comprendre sa hiérarchie. Le maire de l'arrondissement (socialiste chevènementiste du Mouvement des Citoyens) fit preuve, lui aussi, d'une solidarité sans faille en refusant tout local aux sans-papiers devenus sans-abri.
Le gymnase Japy, non loin de l'église Saint-Ambroise, fut à son tour réquisitionné. Et le dimanche 24, toujours à l'aube, les CRS, oubliant la grasse matinée, expulsèrent avec autant de zèle que la fois d'avant. C'est peu dire qu'il fallait montrer patte blanche pour se promener dans le quartier. Après un passage dans des locaux de la LCR, les sans-papiers se retrouvèrent le lundi chez « Droit Devant ». La nécessité d'un local garantissant un minimum d'infrastructures sanitaires et la non expulsion des familles se faisaient cruellement sentir. Les associations pressenties n'ayant rien à proposer, SOS-Racisme semblait s'agiter.
Le mardi, une heure avant le rassemblement prévu à 18 h 30 devant l'Hôtel-de-Ville (un millier de personnes), SOS-Racisme sortait de son chapeau un local paroissial, laissant au clergé une chance de se rattraper. Chance qu'il ne saisit pas. Arrivés devant les lieux, les familles déterminés à ne pas se séparer trouvèrent porte close. L'accord passé entre SOS-Racisme et l'archevêché, sans consultation des familles, portait uniquement sur l'hébergement d'une cinquantaine d'hommes. Au bout de quelques minutes, les familles parvenaient à entrer dans ce local plutôt vétuste, en réfection L'association SOS-Racisme, par la voix de Fodé Sylla, faisait comprendre qu'elle seule était en mesure de prendre en charge les revendications des immigrés, tant sur le plan humanitaire que sur le plan politique. Si tel était véritablement le cas nous le saurions depuis longtemps ! Le lendemain, au bout du compte, une quarantaine de sans-papiers ont choisi de rester avec SOS-Racisme, les 200 autres se retrouvent alors logés chez le syndicat SUD-PTT.
Les rebondissements au niveau juridique furent également nombreux. Le tribunal de grande instance refusait la prolongation de la rétention administrative de certains immigrés interpellés initialement. En effet, le mardi soir, la juge Virginie Renaud considérait que la seule présence d'un groupe de personnes, venant de l'église Saint-Ambroise et ayant été interpellé au gymnase Japy, n'était pas de nature à troubler l'ordre public (ce qui aurait justifié le contrôle d'identité ayant abouti à ladite interpellation). En outre, pour décider de la remise en liberté, ce magistrat a estimé que du fait de la longueur des plaidoiries et des multiples incidents soulevés par la défense, elle n'était pas en mesure de statuer sereinement dans un délai convenable.
Seuls trois des 105 Africains interpellés demeuraient donc en rétention. La Préfecture de police faisait alors appel.
Le mercredi, Jean Bernheim, président de la Cour d'appel, annulait la remise en liberté, estimant que l'expulsion était légale et les contrôles justifiés. Le tribunal administratif statue sur les arrêtés de reconduite à la frontière. Mais l'administration ne peut plus (du moins provisoirement) mettre à exécution cet arrêté, puisque les personnes sont en liberté ! Situation qui n'est pas loin de nous déplaire. Jacques Toubon est fort mécontent, et à la demande du Premier ministre, il va étudier la « manière de mieux coordonner, dans la loi, les deux procédures administratives et judiciaires », afin que de telles situations ne puissent se reproduire.
Les réactions et déclarations de la classe politique sont édifiantes.
Quand Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, fustige « les associations qui poussent au crime, en pensant défendre des gens comme eux, alors que, peut-être, ils les mettent dans des situations qui deviennent paradoxales et inextricables », elle ferait mieux de dénoncer les secteurs de l'industrie, esclavagistes modernes, qui fonctionnent grâce au travail clandestin.
Quand François Hollande, porte-parole du PS, affirme qu'il « n'y a pas de complaisance à avoir à l'égard de l'immigration clandestine […], qu'il faut traiter les choses et surtout les hommes et les femmes au cas par cas », il pense la même chose qu'Eric Raoult, ministre délégué à la Ville et à l'Intégration (« Le souhait du gouvernement, c'est de régler au cas par cas ces situations »), à savoir qu'il faut d'abord réprimer et, éventuellement, ensuite panser les plaies que l'opinion publique ne pourrait accepter ! La justice sociale ne dit rien pour ces gens-là, le mot « justice » ne s'acoquine qu'avec « tribunaux », « juges ». L'État de droit est… le droit de l'État ! Comment ces gens-là peuvent-ils aborder les problèmes autrement, puisque leur unique préoccupation est la gestion d'un système économique et politique qui ne produit que désordre, misère et aliénation ? Ventes d'armes au pays du Tiers-Monde, subvention des dictatures, pour le plus grand bonheur des marchands de canons, de béton, de pétrole, dans le mépris le plus absolu des populations.
Comment, dès lors, les individus peuvent-ils vivre où ils veulent, quand ils veulent et comme ils veulent ?
Malgré l'extrême dureté de la situation, les familles restent organisées et soudées. On comprend que, sur le plan juridique, les chances de régularisation soient maigres, que seule une remise en cause des lois Pasqua peut faire aboutir les revendications des clandestins. Dès lors, nombre d'associations se posent certainement la question de savoir si un tel combat, demandant une large mobilisation de l'opinion publique et un investissement militant, peut aboutir. Pour les libertaires, il ne s'agit pas de renoncer à cette lutte sous prétexte de ne pas en connaître le résultat. Les anarchistes participent à celle-ci et s'investissent autant qu'ils le peuvent pour que les décisions des familles ne passent pas après les intérêts d'associations au service d'intérêts politiciens. Nous ne nous économiserons pas une critique de ceux qui soufflent le chaud et le froid, la possibilité de manifestions unitaires ne devant pas être incompatible avec l'affirmation de nos propres valeurs.
Il s'agit aujourd'hui d'empêcher le durcissement de la législation, d'abroger les lois Pasqua 2 et faire reculer dans l'opinion publique l'acceptation de la répression des immigrés. Sentiment qui gangrène l'ensemble de la classe politique. Le secrétaire général du RPR, Jean-François Mancel, affirme haut et fort que la droite « lutte efficacement contre l'immigration », que le gouvernement expulse alors que Le Pen « incante ». Dès lors, tout l'amène à appeler les électeurs du FN à voter pour la majorité, en réponse à l'appel du FN à faire battre les candidats RPR-UDF. La route vers un monde nouveau, basé sur l'entraide, la liberté et l'égalité, est encore longue.

Rémy (groupe Paris Sud-Est) et Vincent (groupe Alliance, Paris 20e)


1. Et l'on ne parlera pas des lois Joxe/Marchand (ministres socialistes) permettant aux Préfectures de contrôler les études des étudiants étrangers.
2. Ainsi que les lois Joxe/Marchand et peut-être bien Toubon.