Vague rose et marée noire

mis en ligne le 28 juin 1984
Après la vague rose de 81, la marée noire de 84. Qui a donc dit que les élections se suivent et se ressemblent ? Au terme d'une consultation que l'on s'est empressé de qualifier d'historique, le paysage électoral français en sort totalement bouleversé. Ainsi, les gagnants d'il y a trois ans sont aujourd'hui les grands perdants.
Les partis de gauche en général et le Parti communiste, en particulier, viennent d'essuyer une défaite retentissante qui sonne comme un désaveu flagrant de la politique qu'ils ont menée jusqu'ici. Les socialistes voient leur électorat fondre et, avec même pas 21 % des suffrages, ils sont ramenés à des scores d'il y a plus de dix ans ; tandis que de son côté, le P.C.F. avec à peine plus de 11 % accentue encore sa chute inexorable. Entre 1979 et 1984, ce parti aura perdu plus de 6 points. Il s'agit là d'une hémorragie probablement irréversible et qui relègue ce parti en marge de la vie politique française.
De l'autre côté de l'échiquier parlementaire, la forte poussée escomptée de la droite n'a en revanche que partiellement profité aux partis de l'opposition de la liste Veil, mais bien plutôt au véritable gagnant de cette consultation : le Front national de M. Le Pen qui, avec 11 % des voix, devient du jour au lendemain une force politique, à caractère national, pratiquement au même niveau que le Parti communiste.
Qu'il s'agisse des partis de droite ou de gauche, il est évident que les élections sont destinées à laisser des traces. Et, tout au moins à court terme, leurs retombées ne sont pas forcément prévisibles. Des deux côtés, on se trouve aujourd'hui confronté à des « délicats » problèmes de choix stratégiques en vue des élections, sans appel celles-ci, de 1986. Ainsi, par exemple, du côté de l'opposition, on ne voit pas forcément d'un bon œil la poussée du F.N. qui, si elle se maintient, les mettrait dans l'obligation de pactiser ouvertement avec l'extrême droite.
Du côté de la gauche, le procès de Marchais a déjà commencé au sein du P.C.F., et quant à Mitterrand, il est pressé de toute part pour qu'il change de politique.
Au vu du renversement spectaculaire de tendance de l'électorat, on serait tenté de renvoyer dos à dos le vote de droite « excessif » des européennes avec celui tout aussi excessif de gauche de 1981. Mais les sautes d'humeur des électeurs ne nous fournissent pas moins un certain nombre d'indications et d'enseignements non négligeables et dont il faudra tenir compte dans les mois à venir. Plusieurs considérations s'imposent à nous, anarchistes, et tout d'abord, bien entendu, la montée de l'extrême droite et du fascisme en France qui ne peut plus être ni masquée ni minimisée.

Le fascisme pointe sont nez
Jusque là électoralement insignifiant, le front national vient de réaliser une entrée fracassante sur le devant de la scène politique. Exploitant remarquablement l'impact des médias, Le Pen a recueilli les bénéfices des effets conjugués d'une montée indiscutable du racisme et de la xénophobie en France, ainsi que des mécontentements croissants de différents secteurs de la population déçus par les inconséquences des socialistes au pouvoir. Indéniablement, on se trouve en face d'une certaine « radicalisation » de l'électorat de droite et peut-être, pas seulement de droite – que Le Pen a su habilement exploiter, mettant l'accent sur des thèmes à forte charge émotionnelle comme celui de l'immigration.
Cette percée est importante, répétons-le, d'autant plus qu'elle ne peut pas être seulement mise sur le compte de la montée du racisme. Celle-ci, en effet, n'explique pas tout et notamment les scores extrêmement élevés (avoisinant ou dépassant 20 %) obtenus par le F.N. dans certaines localités où le problème de l'immigration est mineure.
Néanmoins, si le danger Le Pen est là – et il serait erroné de le nier – nous ne pensons pas qu'aujourd'hui il puisse constituer une véritable menace en tant que telle. Il n'y a pas encore de « danger fasciste » en France. Et il nous paraît beaucoup plus important à l'heure actuelle de ne pas tomber dans le piège d'un antifascisme générique, hâtif, style « union des forces démocratiques », carte sur laquelle a misé, dès le début, le Parti socialiste, et qui constituera de plus en plus, dans les mois à venir, son atout majeur si ce parti veut encore espérer gagner les élections de 1986.

Échec de la gauche, échec du réformisme
Ce qu'il faut retenir surtout, et c'est le deuxième enseignement de ces élections, c'est moins la victoire de Le Pen que l'effondrement de la gauche.
Les partis du gouvernement ont cueilli là les fruits amers d'une politique maintenue volontairement ambiguë et contradictoire. Arrivés au pouvoir, à la faveur d'un ras-le-bol généralisé contre l'immobilisme giscardien, les socialistes n'auront fait depuis que poursuivre la même politique de droite. Et, les quelques velléités de changements économiques et sociaux du début ont été vite abandonnées au profit d'une politique plus « réaliste », avec austérité économique et restructuration à la clef. Mais encore, loin de contrer les critiques qui lui ont été adressées par la droite et l'extrême droite, toute une partie des mesures prises par le gouvernement socialiste n'a fait que confirmer leur bien fondé. Notamment en matière d'immigration où les socialistes se sont vite empressés de relayer le discours de l'extrême droite par l'adoption de mesures d'expulsions déguisées.
Pouvait-il y avoir alors de désaveu plus grand que ce désintéressement quasi général des travailleurs pour ceux qui se désignent comme leurs représentants ? La politique de droite, « honteuse » des socialistes, a été donc ouvertement sanctionnée. Le dos au mur, Mitterrand devra maintenant faire des choix. Mais, quelles que soient les solutions retenues, elles ne pourront pas changer grand chose à la situation actuelle des travailleurs.
Pour nous, la vraie question qui se pose n'est pas de savoir quelle politique doivent suivre les partis de gauche, pour éviter un échec probable en 86 ; mais de savoir si le P.S. ou le P.C. peuvent mener une politique différente de celle qu'ils ont poursuivie jusqu'à maintenant. Et nous savons parfaitement, pour l'avoir dit et répété dès le début, que la réponse est non.
Quel que soit le personnel gouvernemental en place d'ailleurs, toute velléité de changement du régime capitaliste et étatique par l'intérieur ne peut être qu'un leurre pernicieux pour les travailleurs et nous venons d'en faire l'expérience, une fois de plus. En trois ans de temps, les socialistes au pouvoir ont réussi à entamer tout un ensemble d'acquis des luttes ouvrières ; laissant les travailleurs démobilisés et affaiblis en face d'une droite de plus en plus ouvertement arrogante et agressive, toute prête a recueillir les fruits électoraux de cette politique.
Ainsi nous pensons que l'échec des socialistes au gouvernement, avant toute chose, doit être considéré comme l'échec criant du réformisme et du parlementarisme.
Pour nous, ces élections sonnent bien le glas des dernières illusions qui pouvaient encore subsister dans la classe ouvrière sur les possibilités de réussite d'une expérience socialiste dans une société capitaliste. Et elles permettront au moins, espérons-le, de contribuer à balayer le terrain des équivoques réformistes.

Changer de méthode
Ne nions pas l'évidence, l'ensemble du mouvement ouvrier et révolutionnaire va entrer dans une période difficile où les travailleurs seront confrontés aux attaques de la réaction patronale en marche. Nous sommes bien dans une phase dynamique, mais dans laquelle, nous, libertaires, avons notre mot à dire.
Une nouvelle fois, la balle est dans le camp des travailleurs. Nous sommes bien à un tournant décisif pour les années à venir, et il faut que des choix clairs soient pris. Plus de temporisation possible, il faut que le mouvement ouvrier redevienne majeur, qu'il rompe la tutelle des partis politiques. Ce qui signifie en clair, qu'il faut dès aujourd'hui rompre avec la gauche et ses pratiques réformistes et parlementaires. Rompre avec la stratégie d'attente et de délégation de pouvoir qui l'ont conduit dans l'impasse actuelle, pour renouer avec des méthodes d'action directe et autogestionnaire.
Il faut enfin que les travailleurs se rendent compte que la meilleure des luttes antifascistes, la seule aussi qui puisse s'opposer efficacement au patronat et à l'État, n'est pas la lutte électorale mais celle qui consiste à développer leur autonomie de classe, celle qui permet d'instaurer sur le lieu de travail, sur le territoire, un rapport de force favorable.

Le groupe du XVe