Vivre, mourir et faire la révolution à Sidi-Bouzid

mis en ligne le 20 janvier 2011
1619TunisieDepuis la mi-décembre, après qu’à Sidi-Bouzid un jeune marchand de fruits et légumes à la sauvette s’est immolé par le feu en signe de protestation contre les humiliations subies, un vaste mouvement spontané de protestation et de contestation s’est propagé à toute la Tunisie. D’ordinaire relégué aux pages voyages et vacances des news magazines, ce pays s’est subitement retrouvé sous les feux de l’actualité politique et sociale. On a pu découvrir alors la face cachée d’un pays dirigé d’une main de fer depuis vingt-trois ans par Ben Ali, qui a instauré un régime policier avec la bénédiction de la France et des États-Unis, qui n’ont jusqu’alors pas tari d’éloges sur ce bon élève du FMI. Loin des plages où se pressent les salariés européens en mal de soleil et d’exotisme de proximité, c’est la Tunisie de l’intérieur, celle des zones oubliées du développement qui s’est rappelée au bon souvenir de dirigeants véreux. Les taux de chômage réels y dépassent 25 % chez les jeunes, dont de nombreux diplômés, qui n’ont pour seule issue que l’émigration sauvage, au péril de leur vie, ou les petits trafics les mettant à la merci de la police et des autorités locales, comme ce fut le cas pour ce marchand de Sidi-Bouzid, poussé au désespoir par la hargne des flics à son encontre et la surdité des potentats locaux à ses doléances. Comme en 2008 dans le bassin minier de Gafsa, où la population s’était soulevée contre le chômage et l’opacité des procédures d’embauche, qui favorisait la corruption et le piston, c’est contre la clique maffieuse au pouvoir que les gens se sont retrouvés. Clique maffieuse où différents clans proches du pouvoir se partagent les richesses du pays, détournant à leur profits et avec rapacité les activités économiques les plus rentables, selon l’adage « ce qui est à toi est à moi 1 ». C’est ce qu’ont pu lire les tunisiens qui se sont connectés sur Wikileaks 2, qui révèle les câbles des diplomates américains en poste en Tunisie, exposant crûment l’état de pourrissement avancé du régime. Mais cette fois, contrairement à ce qui s’était passé en 2008, la contestation s’est étendue comme une traînée de poudre à tout le pays, fédérant un ras-le-bol généralisé : ras-le-bol de la précarité, ras-le-bol de l’appauvrissement, ras-le-bol de l’étouffoir et de l’absence de liberté. Malgré la mainmise du gouvernement sur des médias aux ordres 3, rivalisant d’obséquiosité à l’égard du régime, et malgré le verrouillage d’internet, l’information a pu circuler et a permis de déclencher un mouvement qui a surpris par son ampleur les supplétifs d’un régime honni par l’écrasante majorité des Tunisiens. Régime qui s’accroche au pouvoir au fallacieux prétexte de barrage contre l’hydre islamiste, et à qui les États du nord de la Méditerranée ont sous-traité la surveillance des frontières du sud et les activités industrielles avides de main d’œuvre à bas prix, comme le textile et les centres d’appels téléphoniques. Ainsi, la belle image d’un pays moderne, au taux de croissance enviable, à la stabilité politique légendaire, attirant les investisseurs étrangers et les touristes à devises fortes s’est trouvée mise à mal par la triste réalité. Ce pays qu’on qualifiait il y a peu de petit dragon africain, en référence aux dragons asiatiques, ce bon élève des institutions monétaires internationales, qui n’en finissent pas de vanter ce « modèle de développement et de démocratie sensible aux droits des femmes » (héritage de Bourguiba, « héros » de la lutte pour l’indépendance et premier président de la Tunisie) ; ce pays se retrouve aujourd’hui pour ce qu’il est et a toujours été, un État autoritaire où règnent inégalité, corruption et misère. Un mot d’ordre qui revient dans les manifestations est « désormais, nous n’avons plus peur ». Malgré le déchaînement de la répression (des dizaines de morts par balles, notamment à Kasserine où des snipers postés sur les toits ont semé la terreur les 8 et 9 janvier derniers, des centaines de blessés, des arrestations et des tortures), ce mouvement a permis la libération d’une parole, et l’émergence d’un sursaut populaire qui rendra un peu de leur fierté aux Tunisiens et Tunisiennes trop longtemps humiliés. Dans les cortèges, dans les réunions, se retrouvent entre autres des militants et militantes de base de l’union générale tunisienne des travailleurs (UGTT), qui ont entraîné la direction de ce syndicat à se démarquer puis à s’opposer au pouvoir, avec le lancement d’un mot d’ordre de grève générale. Alors que les premiers slogans se concentraient sur la dénonciation du chômage et l’absence de libertés, c’est maintenant des slogans hostiles à Ben Ali et à sa clique qui prennent le dessus, et qui réclament le départ du dictateur. Tous les témoignages rapportent la maturité des manifestants : dans les quartiers populaires de Tunis et de sa banlieue, gagnés par l’insurrection, les gens s’organisent pour maintenir le minimum des conditions de vie, contre le chaos voulu par la police et les provocateurs du parti présidentiel qui utilisent toutes les ficelles des régimes policiers (fausses rumeurs, casseurs infiltrés, manipulation de l’information, etc.) ; des collectes sont organisées par les jeunes, que le pouvoir qualifie de voyous, pour venir en aide aux familles des victimes de la répression. Spontanément, les Tunisiens créent les bases d’une société solidaire : les multiples réunions spontanées, indépendantes des partis, montrent le bouillonnement révolutionnaire d’une société trop longtemps maintenue sous le boisseau. Les reculades du régime, les limogeages de ministres et des éminences grises du président, obtenus sous la pression de la rue, ne font pas faiblir la mobilisation. Au lendemain du discours présidentiel télévisé du 13 janvier, annonçant la fin des tirs de la police contre les manifestants et quelques ouvertures (non représentation en 2014 de Ben Ali aux prochaines élections présidentielles, levée de la censure de la presse et d’internet), la mobilisation ne faiblit pas, et des manifestations se déroule partout en Tunisie. Le sang coule encore, malgré les promesses. Ce n’est pas le libre accès à Facebook où à You Tube qui arrêtera les émeutiers. La dictature vacille, elle a un genou en terre : à l’issue d’une folle journée, Ben Ali abandonne le pouvoir, une partie du clan Trabelsi, la belle famille du président déchu, est arrêtée. Pour la première fois dans l’histoire moderne, un dictateur arabe est renversé par la population : tremblez Moubarak, Kadhafi, et autres Assad !
Ce qui ce passe met en exergue ce que je crois être le fondement même de l’anarchisme, et que des hommes comme Orwell et d’autres ont su théoriser : un peuple uni, intransigeant sur les modalités de sa pratique, peut s’approprier, sans le savoir, et de manière spontanée, les pratiques libertaires telles que celles de nos valeureux précurseurs de 36 en Espagne, simplement parce qu’elles sont ce que Orwell, témoin des événements de 1937 à Barcelone, appelait la morale commune (common decency) : morale et humanisme, spontanément associés à ses pratiques, au sens simple d’une intransigeance morale qui entraînait un comportement politique de relation à autrui dénué de rapport de pouvoir, mais pourvu de liens d’affection morale et politique : c’est utopique mais c’est essentiel, à mon sens pour l’évolution morale d’une révolution ; rien ne nous permet de dire aujourd’hui que c’est la voie suivie en Tunisie, mais les événements relatés par les témoins, nous poussent à y croire. Le plus dur reste à faire. À nous anarchistes de pousser à la roue…

Mohamed, groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste



1. N. Beau & C. Graciet, La Régente de Carthage, La Découverte, 2009.
2. En version française sur ce site (rechercher Wikileaks, Tunisie) : www.maghrebemergent.com
3. Sur l’état de la presse en Tunisie, lire http://fr.rsf.org/tunisie.html



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


julien bézy

le 20 janvier 2011
Je ne pense pas que la révolution tunisien soit une révolution anarchiste, mais il est vrai que le peuple a fait tomber une dictature et cela est déja bien. Quant à la future constitution, il faudra attendre pour la connaitre. Est-ce qu'il existe des groupes anarchistes en tunisie qui peut l'influencer?