Maths, Auvergnats et protoracisme : la faute logique d’Éric Zemmour

mis en ligne le 3 février 2011
Récemment, Éric Zemmour est passé en procès, assigné en justice pour avoir dit à la télévision : « Les Français issus de l’immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes… ». On devine déjà la valse des arguments, et le choc des positions : Zemmour énonce-t-il un fait sur la délinquance ou une contrevérité ? A-t-il le courage de dire des vérités qui fâchent, ou bien au contraire déforme-t-il la réalité en renvoyant aux plus bêtes clichés en vigueur une confirmation médiatique ? Et ainsi de suite, avec à la clé la rituelle dénonciation de « l’angélisme » par les partisans du « réalisme », et son inverse : l’invocation faite à qui a autorité morale – parce qu’audience publique –, de considérer les conséquences prévisibles sur le bon peuple de ses propos incendiaires.
Ici, en deçà même des questions de morale et de politique, il s’agit de relever un point de logique (ou de mathématique) élémentaire. Pour les besoins de ma démonstration, supposons maintenant que Zemmour dise vrai quant aux prémisses du « raisonnement » (indiqué ici par un « parce que ») qu’il prête aux policiers et justifie ; que, donc, « la plupart des trafiquants » (pour simplifier) soient Noirs-et-Arabes. Sans information supplémentaire, devrait-on en déduire que les policiers doivent contrôler les Noirs et les Arabes plus que d’autres s’ils veulent maximiser les chances que leurs contrôles d’identité révèlent des délinquants ? Absolument pas. Ce qui compte, en réalité, c’est la fréquence des trafiquants parmi les Noirs et Arabes, pas celle des Noirs et Arabes (ci-après N & B) parmi les trafiquants.
Un exemple simple le donne à voir : supposons que 75 % des délinquants soient des N & B. Et que 10 % des délinquants sont des Auvergnats (A), population chère à notre ministre de l’Intérieur justement. Supposons maintenant qu’il y a 10 000 délinquants en tout, 500 000 N & B, et 5 000 A. Supposons enfin qu’une minorité de ces N & B est délinquante, soit 5 %. Et que parmi les A, il y ait 90 % de délinquants. Il y aura donc 4 500 délinquants A, et 25 000 délinquants N & B. Quelles sont les chances, maintenant, qu’un N & B pris au hasard parmi les autres N & B soit délinquant ? 5 chances sur 100, soit 1 sur 20. Et quelles sont les chances qu’un Auvergnat pris au hasard soit délinquant ? 9 chances sur 10, bien sûr, soit 18 sur 20, autrement dit 18 fois plus…
Logiquement, dans cette condition, le policier doit donc contrôler plutôt les Auvergnats. Cette particularité ethnique est en effet un très bon prédicateur de la délinquance, nettement meilleur que le fait d’être N & B. (Bien entendu on peut aussi imaginer des cas où, en gardant fixe la proportion de N & B délinquants, les chances qu’un A pris au hasard dans la population soit délinquant soient aussi élevées que les chances qu’un N & B tiré au sort dans la population totale le soit.)
Autrement dit, le raisonnement que Zemmour prête aux policiers, même si ses prémisses étaient exactes (ce qui est encore un autre débat, et de toute façon la formulation en semble aberrante), est rigoureusement faux. Bien sûr, on pourrait répondre que le défaut de logique, ici, n’est qu’un détail, que la vraie question est morale, ou politique, et que personne n’est poursuivi au tribunal pour avoir été en délicatesse avec les mathématiques. (Encore heureux). De fait, ce biais de raisonnement, confondant deux types de fréquence et attribuant à l’une les conséquences de l’autre, est bien enraciné dans l’esprit humain ; depuis deux décennies les psychologues – qu’ils soient cognitivistes ou psychologues évolutionnistes – ont même élaboré quelques théories plausibles pour en rendre compte. Néanmoins, même s’il s’agit d’une des choses du monde les mieux partagées, un tel biais se trouve à la source de nombreuses réactions qu’on appellera protoracistes. Par exemple, le fait qu’une majorité d’hyperterroristes (auteurs d’attentats suicides) soient musulmans a souvent entraîné une réaction instinctive de rejet des populations musulmanes, alors que les chances objectives qu’un musulman, pris au hasard, soit terroriste sont infinitésimales (la probabilité est de 10 puissance -6 ou -7, au mieux), et sans doute bien inférieures aux chances que votre boulanger soit en réalité un psychotique susceptible de vous égorger. Une bonne quantité de stéréotypes raciaux est due à ce biais de raisonnement (les Juifs et l’argent, les jeunes-de-banlieue et la délinquance, les homosexuels et la pédophilie, et ainsi de suite…). En ce sens, et quoi qu’il en soit de toutes les antiennes sur l’angélisme, le politiquement correct, la sécurité, les petits blancs, l’exaspération des prolétaires (aujourd’hui nommés « la France d’en-bas »), le populisme, etc., que l’on nous a servi à satiété ces temps derniers, Zemmour est sans doute responsable de banaliser ou de légitimer par son rôle public un type de raisonnement vicieux qui s’avère beaucoup plus pernicieux par ses conséquences que beaucoup de croyances morales explicites au sujet des différences entre peuples, nations, castes ou classes. Il est très discutable que la déficience logique relève du prétoire, mais il est indiscutable que l’honnêteté intellectuelle du clerc (en l’occurrence, audiovisuel) devrait proscrire la bêtise.

Philippe Huneman
Philosophe des sciences
Chercheur au CNRS (IHPST)