L’expérience oubliée : 1974-1975, la révolution des œillets (1/2)

mis en ligne le 3 février 2011
Au petit matin du 25 avril 1974, un pan de l’armée portugaise, sous le commandement des officiers du Mouvement des forces armées (MFA) 1, lance une opération destinée à renverser le gouvernement post-salazariste de Caetano.
Depuis treize ans, le régime fasciste portugais était empêtré dans une guerre dans les colonies africaines (Guiné-Bissau, Angola et Mozambique). Il paraissait incapable de se réformer 2. Les dépenses militaires représentaient une charge écrasante pour l’économie et pénalisaient la nécessaire modernisation de l’État. Menacés par quatre longues années de service militaire, beaucoup de jeunes prolétaires préféraient émigrer, fuir la pauvreté et l’uniforme. Pourtant, et en dépit de la forte répression policière, les luttes ouvrières n’avaient pas connu d’accalmie depuis le milieu des années soixante, et les secteurs capitalistes modernes aspiraient ouvertement à une transition vers un régime démocratique parlementaire. La guerre coloniale ne pouvait plus être gagnée et elle apparaissait aux yeux de la population comme un facteur d’immobilisme. Il fallait absolument tourner la page.
Une fois le putsch déclenché, le peuple de Lisbonne et de Porto descend en masse dans les rues, défiant les consignes militaires qui demandent à la population de rester chez elle à écouter la radio et à regarder les événements sur le petit écran. Partout, des petites villes jusqu’aux bourgades oubliées du pays profond, le rejet du régime honni s’accompagne d’une vague de contestation sociale qui n’avait pas été prévue par les comploteurs galonnés. C’est ainsi que deux ans d’intense agitation sociale et politique transformeront un coup d’État militaire en une « révolution des œillets 3 ».
Dès les premiers jours, les militaires sont pris de court par la suite des événements. En particulier, l’exigence populaire de l’arrêt de l’envoi de nouvelles troupes en Afrique et le retour immédiat du contingent précipitent la recherche d’une solution politique à la question coloniale. Les manifestations pour la fin de la guerre se succèdent, des mutineries empêchent l’embarquement de troupes, alors qu’en Afrique les soldats se révoltent, déposent les armes et demandent à rentrer.
Deux mois plus tard, en juillet 1974, les chefs militaires parlent de la nécessité de transférer le pouvoir aux organisations nationalistes africaines qui mènent la lutte armée dans les colonies. Ce qui sera fait un an plus tard. La mobilisation populaire contre la guerre impose de fait la fin du colonialisme ; fait historique marquant et irréversible de la révolution des œillets. Les concessions faites en toute hâte aux organisations nationalistes – expertes dans la guerre de guérilla mais pas préparées à assumer le nouveau pouvoir d’État post-colonial – ne furent que la réponse bourgeoise à cette accélération de l’histoire.

La gauche patriote contre les grèves
Passés les premiers jours de fête de rue, l’agitation se déplace vers les lieux de travail. La fin de l’ancien régime signifie, avant tout, la possibilité de se réunir et de discuter librement : en un mot, la fin de la peur. Pour les exploités, l’arrogance patronale, la dureté des rapports de travail et les brimades du salariat étaient assimilés au fascisme. Des assemblées s’organisent et on tente les premières occupations. Inquiète, la junte militaire condamne les grèves, les réunions et les attaques faites à l’encontre de la hiérarchie dans les entreprises.
Une fois de plus, les consignes sont ignorées et le mouvement fait tâche d’huile. On réclame des augmentations de salaires, les congés payés, la réduction des horaires de travail et la fin du travail aux pièces. On chasse les mouchards, les petits chefs, les chefs du personnel, très souvent liés à l’ancienne police politique.
Le Parti communiste se positionne, lui, contre ces actions : « Nous vivons en régime capitaliste et non en régime socialiste. Les entreprises ont des propriétaires. Ce n’est pas aux travailleurs de décider qui doit ou non y travailler. 4 »
Parfois, les revendications sont peu précises et non négociables, signe que quelque chose de profond est en train de naître : un désir de changer la vie. L’agitation gagne la rue et les quartiers où l’occupation des logements vides se généralise, sous les regards des militaires complices de l’enthousiasme populaire.
Il n’en fallait pas tant pour que la bourgeoisie s’affole. Dans un premier temps, elle colle au pouvoir militaire et au premier gouvernement provisoire – à participation communiste et socialiste – qui fait des concessions, institue le salaire minimum afin de calmer la situation. Mais des patrons commencent à licencier et à fermer les entreprises. D’autres, liés à l’ancien régime, prennent la fuite.

La peur avait changé de camp
Aussitôt, une nouvelle vague de grèves contre les licenciements gagne tous les secteurs, des services publiques à la métallurgie. Lors des premières grèves, les militaires étaient intervenus comme médiateurs, s’étaient présentés comme alliés des travailleurs face aux patrons, tentant de désamorcer les conflits. La grève des postes, en juillet 1974, et surtout la grève de la compagnie aérienne TAP, en septembre 1974, marquent un tournant dans les rapports entre les travailleurs, les militaires et la gauche.
Pour la première fois après le 25 avril, les grévistes découvrent qu’il y a des limites à ne pas dépasser, ceux de l’intérêt général du système. En juin, l’armée démocratique tire sur les détenus des prisons de Lisbonne qui se sont mutinés pour demander une amnistie élargie et, quelques jours plus tard, les travailleurs au sol de la TAP sont soumis au règlement de discipline militaire. Les meneurs sont arrêtés et interrogés, les photos des manifestations sont saisies à fins d’identification et le quadrillage policier des bidonvilles remis au goût du jour. Des soldats qui refusent les ordres sont arrêtés.
Sans hésitation, le Parti communiste se place du côté du manche : « En aucun pays, même ceux de vieille démocratie, on peut permettre des appels ouverts à la désertion et à l’agitation au sein de l’armée 5. »
En août 1974, la loi élaborée par la gauche rétablit le droit de grève, tout en interdisant les grèves politiques. C’est le moment choisi par le Parti communiste pour lancer une féroce campagne antigrève : « Non à l’anarchie économique », « Non à la grève pour la grève », « Non aux grèves irresponsables ». Et le chef communiste Cunhal de répéter : « La grève générale mène au chaos 6. » Conscient du vide laissé par l’effondrement des anciens syndicats fascistes, le Parti saisit l’occasion pour créer un nouveau syndicat unique 7 : la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP).

Les coordinations
L’affrontement avec les nouvelles forces de l’État, l’armée et les partis de gauche radicalise les luttes ouvrières. Les revendications deviennent politiques, critiquent explicitement l’idée de « l’intérêt général » que la gauche impose comme limite des luttes. L’ampleur de la contestation à l’ordre capitaliste déborde les murs des entreprises, casse les séparations entre les divers champs d’agitation. À ce moment précis, les staliniens portugais se montrent incapables d’enfermer la contestation dans les entreprises et la séparation entre lieux de travail et la société civile tend à disparaître.
Aux manipulations politiques, les travailleurs répondent avec l’auto-organisation et la démocratie de base. Le recours aux assemblées se généralise, on forme des commissions de travailleurs, dépassant les divisions corporatistes des nouveaux syndicats, composés de délégués élus et révocables. Le grand problème concret, immédiat, est celui de la coordination des divers organismes de lutte. Le pas fut franchi : deux coordinations sont créées. Celle de Lisbonne, la commission interentreprises, regroupe la gauche syndicale. Mais la volonté de quelques militants ne pouvait pas combler la passivité de la majorité des exploités. Ainsi, en avance sur les conditions du moment, ces formes d’organisation vont fonctionner contre le but d’autonomie recherché. Fortement influencées par les courants maoïstes et autres formations avant-gardistes, elles deviennent des arènes d’affrontements bureaucratiques, se vidant progressivement de la participation de la base ouvrière. Malgré le caractère « arriéré » du Portugal et son isolement, qui empêchèrent qu’un processus révolutionnaire puisse s’y développer jusqu’au bout, ces organisations autonomes restent tout de même l’expression de la radicalité du mouvement. Sa courte vie empêcha qu’elles puissent avoir une résonance internationale. Mais leur activité marqua définitivement les mois les plus chauds de la révolution des œillets.
Début 1975, la situation économique continue de se dégrader : les petites entreprises ferment, le grand capital privé national s’exile et les multinationales sont en attente. Le pays vit dans une atmosphère de contestation générale, alors que l’État est affaibli par l’existence de plusieurs centres de pouvoir.
Les travailleurs militants sont divisés. Les « réalistes », qui suivent les consignes des syndicats contrôlés par le Parti communiste, font face à ceux tentés par le radicalisme révolutionnaire, organisés dans quelques commissions de travailleurs. Le succès de la grande manifestation du 7 février 1975, à Lisbonne, organisée par la commission interentreprises, contre les licenciements et la répression capitaliste, la solidarité manifestée à son encontre par les soldats censés protéger le ministère du Travail communiste (contrôlé par les communistes) et l’ambassade américaine, montrent que ce courant accroît son influence. Plus que la présence des communistes dans l’appareil d’État, c’est désormais la radicalisation de l’agitation sociale qui inquiète la bourgeoisie ainsi que les politiques et militaires, garants des intérêts capitalistes du bloc occidental.
Le Parti communiste, de par sa capacité de contrôle et de répression du mouvement gréviste, s’était imposé dans les institutions. De son côté, le Parti socialiste n’a pas les moyens de peser sur l’affrontement social et se place sous la protection de la hiérarchie militaire. Avec la tentative de putsch de mars 1975, les courants conservateurs essayent de renverser la tendance du moment. Mais l’engagement populaire, la haine du fascisme sont tels que les droitiers sont balayés. Cet échec – et le conséquent renforcement des courants à gauche du Parti communiste – ouvre la deuxième phase de la révolution des œillets, avec la constitution d’un gouvernement proche des positions du Parti communiste.




1. Le MFA fut clandestinement créé en mars 1974, par des officiers de métier, opposés à la politique coloniale du régime. Il y avait dans le MFA diverses tendances, allant des officiers proches du Parti communiste et de l’extrême gauche aux officiers démocrates conservateurs.
2. De 1926 à 1974, le Portugal a subit la plus longue dictature de l’époque moderne en Europe occidentale.
3. Dès les premiers jours, le peuple met des œillets aux fusils des soldats insurgés. D’où l’expression reprise par les médias.
4. Déclaration d’un dirigeant du Parti communiste, 5 décembre 1974.
5. Interview d’un dirigeant du Parti communiste, Expresso, 22 juin 1974.
6. Alvaro Cunhal, 25 mai 1974.
7. Par la suite, la CGTP s’est trouvée en concurrence avec un syndicat d’obéissance social-démocrate, l’Union générale des travailleurs (UGT).