Libye : terreur et révolution

mis en ligne le 3 mars 2011
Depuis deux mois, le monde arabe est agité par des bouleversement sociaux et politiques sans précédents. La chute de Ben Ali en Tunisie, suivie de la démission de Moubarak en Égypte, ont profondément bouleversé la donne et ont attisé le vent de révolte qui se répand partout, du Maroc au Yémen. Dans chaque pays où la population se soulève, on retrouve les mêmes revendications : liberté, justice sociale et dignité. Largement relayés par Internet et la chaîne satellitaire al-Jazira (devenue le cauchemar des dictateurs arabes), les événements se précipitent et semblent prendre tout le monde par surprise : ne voit-on pas des dirigeants occidentaux, qui hier s’accommodaient de régimes arabes autoritaires, au nom de la stabilité et de la défense contre l’hydre islamiste, exiger aujourd’hui la démocratisation et le départ des despotes. Mais la situation aujourd’hui la plus préoccupante est bien sûr celle de la Libye. À l’image de son histoire mouvementée au cours de ces quarante dernières années, le chaos qui semble s’installer depuis le 16 février dernier, date des premières manifestations de Benghazi, est lourd de terreur pour un peuple désarmé, victime de la folie sanguinaire de Mouammar Kadhafi. Faire le portrait de ce pays, et le point sur l’état de sa situation sociale, est difficile, tant les informations sont parcellaires. En dehors de quelques chercheurs universitaires et des firmes multinationales pétrolières, peu de monde en Europe s’intéresse à ce pays et à son peuple. Lorsqu’en 1969, Kadhafi renverse le vieux roi Idriss, au pouvoir depuis 1951, date de l’indépendance de la Libye, obtenue après quarante ans d’occupation italienne, c’est le modèle nasserien qui sert de cadre à la toute jeune république libyenne. Panarabisme et socialisme, voilà les deux principaux slogans de ces années. Il y a alors moins de trois millions d’habitants ; le pétrole, découvert en 1959, va faire la richesse de ce pays, qui va devenir très vite le plus riche des États africains. Le colonel-président va chercher par tous les moyens à réaliser le vieux rêve panarabe d’unité : des accord d’unification vont être signés tous azimus pendant la décennie 70 : avec l’Égypte et la Syrie, puis avec la Tunisie, le Soudan, le Maroc. Aucun d’eux n’aboutira, et parfois même, comme celui signé à Djerba en 1973 avec la Tunisie, ne durera même pas 24 heures ! Dès cette époque, Kadhafi acquiert la réputation de « sale gosse », qui va le faire considérer comme un paria parmi les dirigeants du monde arabe, et qui explique la célérité inhabituelle avec laquelle la Ligue arabe a exclu de son sein la Libye il y a quelques jours. Il va tenter de s’emparer du nord du Tchad, la zone riche en uranium de la bande d’Aouzou, ce qui va le conduire à une guerre avec la France, qui se terminera par sa défaite et par l’attentat contre le vol d’UTA en septembre 1989. De même, ses relations avec les États-Unis sont marquées par la tentative de l’aviation américaine de le tuer, lors des bombardements de Tripoli et de Benghazi en 1986, à la suite d’un attentat anti-américain à Berlin ; il se vengera par l’attentat de Lockerbie, au cours duquel une bombe placée par ses services détruit un avion de la PAN-AM, faisant 270 morts. Son pays sera alors soumis pendant près de dix ans à un embargo extrêmement sévère. C’est paradoxalement les attentats du 11 septembre 2001 qui lui permettent un retour en grâce sur la scène internationale : il se pose comme partenaire de l’Occident dans sa lutte contre le terrorisme islamiste, lui qui a eu recours à cette arme contre ses propres opposants à l’étranger et contre les États africains et européens quand ses intérêts l’exigeaient. De même, il signe avec l’Italie de juteux contrats, en échange de sa coopération musclée dans la lutte contre l’immigration clandestine, dont il va faire une sorte d’objet de chantage au cours de ses discussions avec l’Union européenne, indifférente au sort funeste qui attend les candidats à l’immigration dans les camps de rétention libyens. Ses frasques, ses discours délirants, retransmis par la télévision libyenne, étaient la risée du public arabe ; le peuple libyen devait supporter en silence ses caprices sanglants. En 1977, il rebaptise la Libye : c’est désormais la « grande Jamahiriya arabe libyenne socialiste et populaire » – Jamahiriya, néologisme signifiant l’état des masses, tout un programme… Kadhafi théorise, si on peut dire, sa politique dans son Livre vert, qui sera son « petit livre rouge » : l’organisation sociale, avec la mise en exergue de l’africanité et de l’arabité, la place de l’ordre tribal, avec ses liens de solidarité clanique et traditionnelle, et des théories religieuses empruntant à la charia. Sur le plan économique, un modèle initialement étatique, pompeusement appelé socialiste : nationalisation du pétrole, du secteur commercial et industriel ; puis avec la vague libérale, privatisation d’une grande partie de ces mêmes secteurs au cours des années 2000. Le pouvoir est remis aux comités populaires, Kadhafi abandonnant son titre de président pour devenir le guide et le maître de la révolution en 1980. Depuis 1972, les partis et les syndicats sont interdits, il n’y a pas d’élections, le gouvernement n’a aucune prérogative. Selon le bon vouloir et le bon plaisir du guide, des lois sont adoptées, puis abrogées. L’argent du pétrole va permettre un certain décollage économique, l’importation de produits manufacturés revendus à bas prix sur les marchés libyens et même hors des frontières libyennes : ainsi, on trouve dans la plupart des villes du sud de la Tunisie des marchés appelés « souk libyen » dans lesquels les Tunisiens s’approvisionnent en marchandises, chinoises pour la plupart et provenant de Libye, à des prix défiant toute concurrence. Mais l’infrastructure administrative et économique est très mal organisée : en dehors du secteur pétrolier, le reste du secteur industriel et commercial souffre de multiples carences qui freinent leur développement. D’autant que l’embargo des années 1990 a considérablement appauvri la population et aggravé la désorganisation économique et sociale. De plus, avec le retour de la Libye sur la scène internationale et l’augmentation des prix du brut sur le marché, l’argent a recommencé à couler à flot dans les caisses : mais, là aussi, seule une minorité, celle qui tient le pouvoir et ses affidés, en a profité, au détriment de la majorité de la population. Population elle aussi soumise au chômage, à l’absence de liberté et de perspectives : déjà dans un passé récent, des tentatives de soulèvement avaient été durement réprimées, comme en 2006 à Benghazi, d’où est parti ce 16 février un soulèvement général, qui est en train de s’étendre à toute la population libyenne, et qui malgré la violence inouïe à laquelle elle est confrontée – on parle de milliers de morts – ne s’arrêtera que par la chute du despote.

Mohamed, groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste