Un petit employé

mis en ligne le 1 mai 1961
1933-1945… Nuit et brouillard sur l’Allemagne. Placés sur l’estrade par un quarteron de généraux et d’officiers prussiens, eux-mêmes manœuvrés par le grand capitalisme international, les chefs de bandes de la plus grande entreprise criminelle de l’Histoire, allaient organiser, codifier, planifier ce qui restera un des faits les plus marquants de notre époque : l’Univers concentrationnaire.
Seize ans après la découverte par un monde stupéfait, pourtant largement blasé dans le domaine de l’horreur par celles de la seconde guerre mondiale, un des chefs les plus odieusement représentatifs est jugé en Israël. Ce procès suscite un grand intérêt sur la scène internationale ; peut-être par la manière dont fut opérée ce que l’on a appelé la « grande chasse », car le rôle et la place dans l’organisation d’Adolf Eichmann sont somme toute peu connus. Aussi, parce que le spécialiste de la question juive est entre les mains des survivants de ces communautés qu’il a recensées et exterminées avec une rare conscience professionnelle.
Des juristes bourgeois ont tenté de faire douter de l’honnêteté de la justice israélienne, affirme qu’étant juge et partie, l’affaire était réglée avant qu’elle ne commençât… Et alors… le problème n’est pas là. Bien sûr que l’affaire est faite et il n’est pas un homme digne de ce nom qui peut souhaiter le contraire.
Mais la grande peur de nos sociétés, tant à l’Ouest qu’à l’Est, c’est que ce procès contribue à l’éveil des consciences et prouve à la fois leur culpabilité et leur complicité dans la tentative d’extermination totale d’une race qu’ils ont combattue et qu’ils combattent. Et aussi, et surtout, l’exemple aidant, à des degrés divers bien sûr, parce que dans le même temps que l’Allemagne se couvrait de camps de concentration, les autres nations en faisaient tout autant et pis encore ont poursuivi et poursuivent ce qui est la manifestation la plus basse et la plus vile que l’humanité ait pu concevoir.
Le problème d’élimination des opposants ou de ceux qui étaient placés en dehors du système ne pouvait se résoudre par les formes classiques judiciaires. En effet, malgré toute sles possibilités d’arbitraires contenues dans un code pénal, l’appareil par son principe même, ne pouvait donner satisfaction.
À une époque où le militarisme obtenait dans la nation une place déterminante, celui-ci se devait de trouver une solution née à travers la caserne, permettant ainsi de réaliser le meilleur moyen pour maintenir en servitude, puis d’éliminer tous ceux que le pouvoir du moment désirait exploiter jusque dans la mort.
En été 1941, Hitler donnait l’ordre de procéder à la « solution finale du problème juif ». Le Reichsführer SS Himmler était chargé d’exécuter cet ordre. Adolf Eichmann, qui avait fait ses classes dans l’expulsion, la spoliation des Juifs, dans l’organisation des ghettos, réserves à charniers, avait la responsabilité technique de l’opération. Il se devait de rassembler, de recenser puis d’acheminer vers les camps, les Juifs de tous les pays. À ce rôle de pourvoyeur de chambres à gaz s’ajoutait l’organisation de leur exploitation économique et la réalisation des biens juifs volés, des devises aux dents en or ; enfin, de trouver le meilleur moyen pour leur élimination physique.
Cet être infâme se réfugiera derrière les ordres, l’obéissance et la discipline propre aux soldats. Si cela permet de dénoncer, une fois de plus, l’appareil militaire et ses principes, prouvant que seule l’armée par sa hiérarchie est fondamentalement disposée à concevoir, à organiser et à exécuter les crimes les plus bas et ce sur la plus grande échelle, elle ne peut en rien excuser ou diminuer la responsabilité d’un individu quelle que soit sa place dans cette hiérarchie. Et encore, moins dans les unités SS, où l’esprit et les méthodes des Junkers prussiens étaient poussés au plus haut point, où l’interprétation et l’exécution des ordres étaient laissées à l’appréciation des exécutants.
Irresponsable, Adolf Eichmann qui initie les commandants des camps aux projets élaborés pour les « actions » : rassemblement, transport, extermination, établissement d’un plan rationnel et chronologique, région par région, pays par pays ?
Irresponsable, celui qui discute du processus de l’extermination, qui prouve que les gaz sont les seuls moyens à haut rendement, que la fusillade est matériellement impossible et trop pénible pour les SS du fait de la présence des femmes et des enfants (cf. le commandant d’Auschwitz parle) ?
Irresponsable, celui qui va de camps en camps apprécier les initiatives de chacun, la bonne marche de l’opération, comparer les expériences et en faire profiter les chefs de camps ?
Bien sûr, notre petit employé a des difficultés, la planification n’est pas parfaite, les installations manquent et les matériaux font défaut, on improvise, on fait assaut de productivité. Certains jours, on manque de détenus pour le travail dans les usines, ou bien se créent de véritables embouteillages, les envois sont trop nombreux et la machine à détruire ne peut tout dévorer. Le petit employé, sur son livre de mort, se livre avec frénésie, valse de chiffres, production, consommation, notre planificateur aura bien mérité de ses chefs.
Croyez-vous que l’on gagne dans la connaissance de la psychologie contemporaine quand on saura qu’Eichmann luttera contre le gouvernement hongrois pour obtenir la livraison de ses 3 000 000 de Juifs, qu’il regrettera que les autorités roumaines veuillent se charger elles-mêmes de l’opération, lui enlevant la possibilité de réaliser son plan, c’est avec tristesse qu’il apprendra que l’Espagne et l’Italie se refusent en principe à l’extradition.
Que peut-on apprendre de plus dans ce procès que nous ne sachions déjà ? Comprendre l’homme ? Il y a bien longtemps qu’il n’existe plus… Si ce n’est que cela nous permet de dénoncer à nouveau les crimes qui n’ont pas cessé avec la disparition du régime nazi : le racisme et les camps de concentration.
Et encore dénoncer les manifestations du racisme quel qu’il soit, l’existence des camps de mort plus ou moins lente, les situer géographiquement, en rendre responsable telle ou telle nation ne sert à rien si on ne dénonce pas les origines communes du mal : l’ignorance et l’absence de dignité humaine.
Racisme et Univers concentrationnaire sont étroitement liés au Patriotisme et au Militarisme. L’un crée l’esprit, l’autre réalise dans la forme.
La volonté négative de nos sociétés veut des hommes robots, soldats et patriotes prêts à toutes les besognes. Eichmann n’est pas unique, le monde en est couvert. Ce sont les mêmes hommes, la même classe que l’on retrouve à la tête de ces criminelles entreprises. Les événements actuels de l’Algérie, nous les livrent au grand jour : militaires bornés et lâches, policiers et technocrates arrivistes, bourgeoisie mesquine et avide. La peur d’un changement qu’ils pressentent les rend plus cruels et dangereux. Leur victoire remettrait plus que jamais à l’honneur ce pourquoi Adolf Eichmann est jugé aujourd’hui.

Henri K.