Depuis six ans… la torture de l’isolement

mis en ligne le 2 septembre 1993
Le transfert de force de Georges Cipriani à l’hôpital psychiatrique de Villejuif, le 8 juin dernier, marque le premier aboutissement du régime d’isolement que nous subissons aujourd’hui depuis plus de six ans dans les diverses prisons de la région parisienne et tout particulièrement à Fresnes.
L’isolement carcéral est une torture, un système « propre » provoquant de nombreux ravages psychiques et physiques, mais l’affirmer et le répéter encore devient une simple tautologie, tant il est dénoncé comme tel depuis des années par les multiples organisations non-gouvernementales, les groupes populaires de soutien aux luttes contre la prison et les prisonniers eux-mêmes. Mais malgré ces dénonciations et ces résistances, avec une impunité sans limite, les États européens perpétuent et étendent son usage contre les prisonniers politiques et les rebelles.
Les lésions psychologiques occasionnées à notre camarade démontrent une nouvelle fois et sans ambiguïté possible quel est l’objectif réel des gouvernants en ce qui concerne les détenus révolutionnaires : l’élimination pure et simple. C’est leur « solution politique » dans cette phase. Mais pour cela, à la lame de l’échafaud se substitue aujourd’hui le plus discret goutte-à-goutte de la vie sans vie des emmurés. La mort lente.
Georges, Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron et moi-même avons mené trois luttes contre ce projet d’extermination.
Tout d’abord, deux longues grèves de la faim, quatre mois durant l’hiver 1987-1988, puis trois mois l’année suivante, jusqu’à ce que Arpaillange, ministre de la Justice de l’époque, s’engage à nous regrouper en détention normale.
Mais rapidement, cette promesse fut remise en cause, et notre regroupement deux par deux devint le nouveau prétexte sécuritaire à notre maintien dans des quartiers spéciaux. À la Maison d’arrêt des femmes de Fleury, une section a été spécialement aménagée pour la détention des camarades ; ici à Fresnes, ils ont utilisé un bloc de quatre cellules, initialement employé pour les détenus particulièrement surveillés (DPS) où les mesures de sécurité et les rétorsions furent aggravées. Ni possibilités d’études ni sport, aucune activité collective avec d’autres prisonniers… de fait, la constitution d’une annexe du Quartier d’isolement.

Brimades de matamores
Ce n’est qu’avec l’intention d’occulter nos véritables conditions d’isolement que l’administration plaçait dans ce quartier, parfois et pour une brève période, un ou deux autres détenus (le plus souvent des détenus en observation ou traitement psychiatrique). Au cours des douze derniers mois, par exemple, seul un détenu a partagé nos promenades durant un trimestre.
Aux restrictions édictées par la hiérarchie de l’Administration pénitentiaire se sont greffées également les pressions, provocations et brimades du personnel. Certains matamores, se croyant investis de la mission de nous faire payer nos luttes contre le cheval de bataille de leur syndicat (le rétablissement des Quartiers de haute sécurité), ont en effet renforcé systématiquement tous les arbitraires en en créant de nouveaux.
Dans ce quartier, le quotidien de la détention est à ce point précaire qu’il s’agit non seulement de lutter pour obtenir des améliorations, mais bien de devoir s’affronter pour tout et sur tout, afin de garantir le plus naturel : le droit à l’hygiène, aux soins médicaux, à l’information… Une précarité conçue pour nous fragiliser à l’extrême, nous émousser pour briser nos résistances et pouvoir ainsi lentement nous digérer en faisant de nous de simples zombies, isolés du monde comme d’eux-mêmes parce que séparés de leur propre histoire et de toute collectivité.
Aujourd’hui, alors que nous ne sommes ni condamnés définitifs ni simplement prévenus, et attendant un hypothétique transfert vers une centrale ou un nouveau et ultime procès, que notre régime navigue entre haute sécurité et maquillage normalisé, interprétation du règlement et pur arbitraire… notre isolement ne peut porter ses fruits de destruction et d’aliénation que précisément dans la formation de ce no man’s land juridico-carcéral, l’aboutissement à la fois du précaire et du perpétuel.
Face à ces conditions et pour nos revendications de regroupement réel, nous avons donc entrepris une troisième grève en janvier 1991, une grève de la faim tournante. Pourtant après vingt-huit mois de lutte, nous avons dû interrompre notre mouvement du fait de l’état de santé de Georges, bien sûr, mais aussi parce que cette lutte par sa forme et son rythme répétitif avait fini par se retourner pour finalement renforcer les qualités de précarité et de permanence de nos situations. Cette constatation nous impose non le renoncement mais bien une recherche de formes de lutte nouvelle contre les politiques d’anéantissement et pour des conditions de vie dignes, et leur application toujours plus collectives ici comme dans l’ensemble de l’union européenne.
Aujourd’hui, Georges est interné dans une unité de soins intensifs. Nous savons fort bien ce que cela signifie comme médicalisation de force, souvent sous contention, coupé de tout, sans visite de sa famille. Et hors contrôle, ce traitement a pour unique objectif : conditionner notre camarade à la torture quotidienne des Quartiers d’isolement. Ce traitement tend en effet à présenter comme normalité l’inhumanité de la non-vie des tombes pénitentiaires.
La médicalisation doit prolonger la capacité de Georges à endurer le régime d’extermination. À accepter l’inacceptable. Elle doit ainsi permettre de rendre Georges « conscient » de la sanction, et qu’ainsi il retrouve son statut de « condamné » à perpétuité. Admettre la peine, comme on devrait accepter l’oppression et l’exploitation du système tout entier. Une normalité immuable. Ne plus résister, ne plus rêver d’une libération, ne plus lutter pour sa réalisation effective par la destruction de toutes les entraves des pénitenciers à l’intérieur comme partout dans ce système.

La riposte
Ces ultimes développements démontrent combien l’isolement total et l’isolement à deux ou « aménagé » produisent les mêmes conséquences sur les détenus auxquels ils sont appliqués pendant de longues années. Ainsi, il est essentiel de lutter non seulement pour la fermeture des Quartiers d’isolement comme instruments de ce traitement particulier, mais aussi pour celle des « unités » où se développent de plus en plus ces régimes dans l’arbitraire le plus total. Pour l’administration pénitentiaire, le système des « unités de vie » ne se résume qu’au concept d’isolement « aménagé » permanent, de fait le prolongement ad vitam aeternam du Quartier de haute sécurité et des Quartiers d’isolement.
D’où l’urgence véritable à trouver ensemble, prisonniers politiques et rebelles, ceux des quartiers et des unités comme ceux en détention « normale », ici dans les prisons mais également avec la solidarité de tous à l’extérieur, une riposte adéquate et de la mettre en pratique avec force et détermination.


Jean-Marc Rouillan