Une place, un militaire, une élection et des grèves

mis en ligne le 1 décembre 2011
1653TahirDonc c’est reparti ! Malgré la place prise par la crise de l’euro et autres dettes européennes, la place Tahrir refait parler d’elle. Pourtant, on pouvait croire que la révolution était finie. Les médias racontaient la belle histoire d’un printemps arabe où l’armée avait fait rempart de son corps pour protéger la démocratie arabe en gestation. Dans notre monde de la consommation instantanée et rapide, nous avions pu croire que la « révolution » était un moment court et décisif. Ce qui se passe en Égypte nous montre qu’il s’agit en fait d’un processus long et qui peut être meurtrier. Il aura fallu trente morts ou plus pour que le maréchal (quel beau titre) Tantaoui prenne la parole et dise que la marche vers une démocratie représentative allait reprendre le cours normal des choses. Il aura fallu ce nombre de morts pour que l’armée fasse de la politique. Mais ce n’est pas aussi simple. Les intérêts sont divers, complexes et souvent contradictoires.

Les groupes en conflit
Différents camps s’opposent, puis s’allient, puis s’opposent de nouveau. Penchons-nous sur leurs caractéristiques. Comme dans toute situation de ce genre, une telle analyse utilise des outils grossiers. Les frontières qui séparent chaque camp sont poreuses et permettent des passages de l’un à l’autre, ou bien l’appartenance simultanée à telle ou telle tendance. L’Égypte est, localement, en crise économique et comme tous les pays du monde, dans la crise mondiale. Il est difficile de préciser si la crise locale est seulement due à la désorganisation consécutive à la révolution du printemps ou s’il y a une corrélation. Ce qui est sûr, c’est que ce sont ceux qui sont sans réserve qui en supportent la charge.
Le petit peuple qui vivait du tourisme est à la peine. Cette ressource importante a baissé de près de la moitié au premier trimestre 2011. Elle est restée inférieure de plus d’un tiers au troisième trimestre par rapport à l’année précédente où, faut-il le rappeler, Moubarak était encore au pouvoir.
Parmi les mécontents, on trouve ceux que certains, méprisants, appelleraient les « droits-de-lhommistes ». Quand on a le choix entre se taire et la prison, vouloir parler librement ne me semble pas si primaire que ça. Donc ces individus, parmi lesquels il y a beaucoup de militantes, se trouvent en butte aux forces de police et de la sécurité militaire qui continuent de les enfermer, ainsi qu’aux tentatives d’un certain nombre de religieux pour revenir sur les acquis de fait des femmes après la chute de Moubarak. Qui dira ce qu’il faut de désespoir et de courage à cette jeune blogueuse pour publier des photos d’elle, nue, sur son blog, à seule fin de proclamer que son corps est à elle ?
Ensuite, il y a les groupes politiques qui se sont préparés pour les élections. Engagés dans la voie du modernisme, sachant pertinemment que l’exercice du pouvoir demande un minimum de légitimité démocratique, au moins aux yeux du monde extérieur, ils ont peur d’être spoliés de leur bonne volonté électorale. En tête de ce groupe, il y a les Frères musulmans, absents de la révolution de janvier, ils sont en première ligne des affrontements de ce moment. Ils ont tout à perdre. L’échec du processus électoral signifierait pour eux un billet retour pour la prison. Mais les choses en ce qui les concerne ne sont pas aussi simples. À Damiette (voir plus bas), les manifestants se plaignent des Frères et des salafistes qui monopolisent la campagne électorale. « Ils n’ont pas de temps pour nous et n’ont aucun intérêt à nous soutenir. Eux ne souhaitent rien qui puisse retarder les élections qu’ils veulent remporter à tout prix. »
L’armée, puisqu’enfin c’est d’elle qu’il s’agit, n’a pas compris, ou pas encore, qu’elle a besoin d’un parti conservateur et religieux pour maintenir en l’état l’ordre social. Sauf si derrière l’écran médiatique il se passe des choses qui ne sont pas encore arrivées à nos oreilles.

La véritable nature de l’armée égyptienne
Il n’est pas possible de l’analyser avec une grille classique. L’armée tunisienne était et est, pour ce que j’en sais, une armée d’État. C’est-à-dire qui émarge au budget national et qui a un rôle plus honorifique qu’autre chose. C’est une armée qui ne s’est jamais battue. Dans le cas égyptien, c’est tout autre chose. Elle a connu le feu – et quel feu – dans les guerres contre Israël. Elle a acquis très cher une légitimité que personne ne lui conteste. Elle est devenue simultanément le principal employeur et donc patron du pays. Ce fut la conséquence d’au moins trois facteurs : l’influence soviétique (rappelons qu’en 1972, Sadate avait expulsé 20 000 conseillers militaires soviétiques), un problème d’approvisionnement en matériel et la sous-industrialisation du pays. Il s’est donc créé au pays des pharaons un complexe militaro-industriel.
Son importance économique varie selon les sources. Cela irait jusqu’à 40 % du PIB du pays. Un enseignant américain, ancien consultant auprès de l’armée égyptienne, rapporte que les militaires sont impliqués autant dans l’assemblage de voitures que dans la fabrication de vêtements. Il ajoute : « Il n’existe pas de gaz de ville en Égypte, ce sont eux qui fabriquent les bouteilles de gaz. Ils fabriquent aussi des casseroles et des poêles. Une part de la nourriture vendue a poussé dans les fermes militaires et a été transformée par eux. » Il en est de même dans le secteur hôtelier. Personne ne sait ce qui leur appartient des grands ensembles des rivages de la mer Rouge leur appartiennent.

L’armée et la révolution
La question de savoir pourquoi elle avait débarqué son patron est facile à comprendre. Le niveau de mécontentement social était si haut qu’il fallait lâcher la pression, et c’est ce pauvre Moubarak qui en a fait les frais. La hiérarchie militaire a probablement cru que cela suffirait à rétablir une paix sociale. Ce qui ne semble pas avoir été le cas. Pour des raisons incompréhensibles, le peuple ne veut pas seulement parler librement, mais aussi vivre mieux.
Un journaliste égyptien, Hicham Mourad, se demande, dans Al-Arham, le plus grand journal du pays, si l’Égypte ne serait pas « en train de connaître sa seconde révolution, socio-économique cette fois-ci. Le pays témoigne, depuis la chute de l’ex-président Hosni Moubarak, d’une recrudescence sans précédent de protestations, grèves et sit-in dans plusieurs secteurs économiques. Instituteurs, médecins, infirmières, employés des transports publics, dockers, contrôleurs aériens, ouvriers d’usines diverses. Tous y ont passé. Leurs revendications sont presque toujours les mêmes : hausse des salaires et primes, meilleures conditions de travail, meilleure formation, réforme du secteur concerné, etc. L’essentiel des revendications peut être placé sous le signe de la justice sociale et d’une meilleure répartition des revenus 1 ».
En effet, pour imposer ces changements , les grèves se multiplient. Le 5 octobre, les 35 000 employés des transports en commun du Caire mirent fin à dix-sept jours de grève qui posaient, entre autres, le problème de l’organisation syndicale indépendante toujours illégale en Égypte. Ils ont surtout obtenu des augmentations de salaire. Au même moment, une usine textile de moyenne importance se mettait en grève pendant cinq jours. Les ouvriers réclamaient des augmentations de salaire mais aussi un retour dans le giron national, alors qu’elle avait été vendue à l’étranger en 2007. Cela suivait la grève qui s’était déroulée auparavant dans la plus grande usine textile nationalisée du pays, qui d’une certaine façon sonnait le début des revendications sociales. Peu de temps après, ce fut le tour de plus d’un million d’enseignants à se mettre en grève.
La lutte peut aussi avoir des enjeux environnementaux. À Damiette, port de la Méditerranée, à 200 kilomètres du Caire, les habitants réclament la délocalisation d’une usine d’engrais azotés qui appartient à une société publique. Une manifestation a eu lieu le dimanche 13 novembre. La police est intervenue. Elle a tiré des grenades lacrymogènes et aussi à balles réelles. Il y a eu un mort, un jeune homme de 21 ans, et de nombreux blessés. Lors des funérailles, la police est encore intervenue. Un ami du jeune mort raconte : « À 6 heures du matin, les forces de sécurité ont essayé de disperser la foule. Nous n’étions pas armés et nous ne sommes pas des voyous. Nous défendons simplement notre droit de vivre dans un environnement sain. Pourquoi ont-ils tiré ? » Une vingtaine de participants ont été arrêtés. Peu de temps après, arrivés devant l’accès principal du port, les manifestants encerclèrent deux blindés avec des militaires à bord. Ils ne seront pas lâchés avant la libération de la vingtaine de manifestants détenus plus tôt dans la journée. « On sait bien que ces soldats sont innocents mais nous sommes obligés de proposer ce marché aux policiers afin de libérer nos enfants et frères », déclara alors un des manifestants, suscitant des gestes d’acquiescement de la part de ses amis.

L’armée, récif de la révolution ?
C’est dans ce contexte que l’armée prend conscience du risque qu’elle encourt avec l’arrivée d’un pouvoir civil. Il lui apparaît que sous une forme ou une autre, elle devra rendre des comptes. Non seulement dans le domaine du maintien de l’ordre dans le pays et sur la frontière avec Israël et Gaza, mais c’est surtout la probable demande de transparence économique qui poserait problème. C’est pour cela que le pouvoir militaire a voulu imposer un texte constitutionnel le mettant hors contrôle. C’est pour cela que des milliers de militants réclamaient le départ des mêmes du pouvoir. Dans son discours de mardi dernier, le maréchal Tantaoui a affirmé qu’il y aurait des élections législatives cette semaine, et des présidentielles au plus tard dans six mois. Il est en effet urgent d’établir un rempart démocratique efficace pour protéger l’armée des revendications sociales. Sera-ce suffisant ? Que ce soit en costume trois-pièces ou en uniforme, un patron est toujours un patron.





1. Al-Ahram Hebdo du 16 au 22 novembre (http://hebdo.ahram.org.eg).



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


julien bézy

le 2 décembre 2011
L'armée doit se retirer du pouvoir pour que la démocratie en Egypte avance.