Les aidants sexuels : réponse au désir ou prostitution professionnalisée ?

mis en ligne le 22 décembre 2011
Depuis quelques mois, les tenants de la proposition d’aidants sexuels multiplient leurs déclarations en faveur de services payants professionnalisés pour répondre aux besoins sexuels des personnes en situation de handicap. Je souhaite apporter ma réflexion de professionnelle de santé ayant une expérience depuis plus de trente-cinq ans auprès de personnes vulnérables.
En premier lieu, j’essaierai d’apporter une définition à chacun des termes utilisés dans ce débat. Le vocabulaire n’est pas neutre. Il est construit par une société à un moment donné et il évolue en fonction des prises de conscience et des rapports de force. Il nous faut prendre en compte ces évolutions pour comprendre les enjeux actuels vis-à-vis des diverses revendications des personnes en situation de handicap.
Recherchons ce que veut dire aider ou assister. Aider est issu du latin adjutare, de adjuvare ayant donné adjuvant ; adjuvant est défini par « médicament, traitement auxiliaire, destiné à renforcer ou à compléter la médication principale », ou bien « ce qui seconde l’action, la renforce ». Aider veut donc dire « appuyer en apportant son aide », « contribuer à l’action », « prêter son concours ». Quant à assister, il est emprunté au latin adsistere qui veut dire « se tenir auprès de, aider », composé de ad et sistere, forme redoublée de stare qui peut être rapprochée de « être ». Assister signifie en verbe transitif « aider, seconder quelqu’un dans ses fonctions, dans sa tâche, en se tenant auprès de lui ou à sa disposition », ou bien encore « remplacer (une personne frappée d’incapacité juridique) en intervenant dans les actes qui la concernent » et « aider par un don, un service ; mettre à disposition ce dont il a besoin ».
Au-delà du sens premier d’aider, de ce qui précède, j’en retire que aider ou assister pourrait avoir une connotation de médicament, ou bien s’adresser à une personne frappée d’incapacité juridique. Dans cette notion de médicament, l’aide ou l’assistance sexuelle est dénuée de toute affectivité : j’administre une séance comme je donne un comprimé, à une heure déterminée pour la meilleure efficacité, comme certaines séances de masso-kinésithérapie doivent être programmées à certaines heures, indépendamment de l’émergence d’un désir qui ne se programme pas à heure fixe. Quant à l’incapacité juridique, seules certaines personnes handicapées pourraient en être frappées comme dans toute population, mais la très grande majorité des personnes ne sont que dans une situation de handicap, c’est-à-dire dans l’incapacité partielle (plus ou moins) d’interagir de manière optimale et satisfaisante avec l’environnement humain et/ou matériel, celui-ci étant le plus souvent inadapté aux possibilités de la personne. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il s’agit de restriction à la participation sociale et non pas de handicap attaché à la personne. La personne est d’abord une personne et qui, dans certaines situations, ne peut pleinement participer. Il n’existe pas d’identité de personnes handicapées, mais des personnes qui au hasard de la naissance ou de la vie peuvent présenter des limitations d’activité dans leur environnement social. Aujourd’hui, 10 % de la population des pays industrialisés est handicapée, 15 % de la population dans les pays pauvres. Il n’existe pas de groupe social homogène de personnes en situation de handicap : les restrictions de participation sont très diverses et nullement comparables entre un enfant avec autisme et une personne avec une cécité ou ayant perdu la commande volontaire de ses deux membres inférieurs, ou encore en perte d’autonomie car vieillissante. Chaque situation de handicap doit être appréhendée de manière singulière. Le handicap n’est pas un donné mais un construit, nous rappelle Charles Gardou, enseignant chercheur à l’université Lyon-2 et directeur du laboratoire « Situations de handicap, éducation, travail social ».
La revendication exprimée par l’Association des paralysés de France (APF), portée fortement par Marcel Nuss (personne en situation de très grand handicap) et un groupe de pression qui les a rejoints, est la suivante : la sexualité est un droit pour tous, donc un droit pour toute personne en situation de handicap. De quelle sexualité alors s’agit-il ? De celle de chacun d’entre nous qui peut aller et venir, faire des rencontres, ressentir des émotions, des affects tels que le désir, la crainte, l’attente, le plaisir, jouer de la séduction, rechercher la jouissance, la sensualité, l’amour… ou bien de la séance tarifée, organisée, selon un horaire déterminé en fonction des contraintes de chacun, administrée avec un aidant ou un assistant qui va mettre son propre corps à disposition pour contribuer à l’action et prêter son concours à une prestation désaffectivée. « Les personnes en situation de handicap méritent mieux que cela », disait Yolaine Guignat, infirmière, lors d’un débat à la salle Olympe-de-Gouges pour les 30 ans de Radio libertaire. Que fait la société pour la citoyenneté de toutes les personnes ? Laissons la parole à Maudy Piot (Libération, 4 mai 2011), psychanalyste, privée de l’usage de ses yeux, présidente de Femmes pour le dire, femmes pour agir, association de femmes en situation de handicap : « Nous voulons que les personnes handicapées puissent sortir de chez elles, de leurs institutions, pour aller vers des lieux rendus accessibles, accessibles notamment aux rencontres, y compris aux rencontres amoureuses (restaurants, cinémas, boîtes de nuit, voyages, etc.). Faire venir à domicile ou en institution des « aidants » à heure fixe et rémunérés est la négation de ce mouvement qui veut aller vers l’extérieur. »
La convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées ratifiée par l’Union européenne énonce dans l’article 23 concernant le respect du domicile et de la famille : « Les États parties prennent des mesures efficaces et appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des personnes handicapées dans tout ce qui a trait au mariage, à la famille, à la fonction parentale et aux relations personnelles, sur la base de l’égalité avec les autres et veillent à ce que :
– soit reconnu à toutes les personnes handicapées, à partir de l’âge nubile, le droit de se marier et de fonder une famille sur la base du libre et plein consentement des futurs époux,
– soit reconnu aux personnes handicapées le droit de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre de leurs enfants et de l’espacement des naissances, ainsi que le droit d’avoir accès, de façon appropriée pour leur âge, à l’information et à l’éducation en matière de procréation et de planification familiale et à ce que les moyens nécessaires à l’exercice de ces droits leur soient fournis. »
Au Danemark, aux Pays-Bas, en Suisse, en Allemagne, il est ainsi reconnu un droit à l’expérience intime pour les personnes handicapées. Par exemple, en Suisse romande, des professionnels de santé suivent une formation au sein de l’association Sexualité et Handicaps Pluriels (SEHP), pour devenir assistant sexuel. L’assistance sexuelle est définie ainsi : « Accompagner sensuellement et sexuellement les personnes en situation de handicap qui le désirent expressément. » Dans cette formation, il est stipulé que la pénétration, la fellation et les baisers ne doivent pas être pratiqués. Ailleurs, aux Pays-Bas, ces mêmes pratiques sont autorisées.
En France, ce droit à la sensualité et à la sexualité reste tabou dans les institutions sanitaires et médico-sociales, et au-delà, comme si le corps de la personne handicapée, vulnérable, vieillissante ne pouvait exister que dans le cure, c’est-à-dire soigner, et jamais dans le care, prendre soin. Et pourtant les corps nus et dénudés sont objets de soins plusieurs fois par jour lors des activités d’hygiène corporelle et devraient convoquer attention et pudeur. Or, justement, ils sont parfois exposés au gré des toilettes, la porte ouverte, et ces situations frisent alors le viol de l’intimité et s’apparentent souvent à de la maltraitance. Aussi, des pratiques se font jour et cherchent aujourd’hui à être reconnues. Dans certains établissements, « on » fait venir des « parrains » et des « marraines » pour soulager les pulsions de résidents, épargnant ainsi aux professionnels de braver eux-mêmes les interdits.
Depuis 2008, le Collectif handicap et sexualités (CHA), réunissant des associations de personnes handicapées, demande la mise en place de services d’assistance érotique et/ou sexuelle avec l’élaboration de référentiels métier, de compétences et de formation. Dès lors, se pose aussi la question de garantir le droit à l‘assistance sexuelle pour d’autres catégories de population à qui on dénie le droit à la sexualité : les personnes en prison du fait de l’enfermement dans les cellules, ou les personnes malades du fait des règlements hospitaliers, ou même les personnes esseulées du fait de la désocialisation.
Ce nouveau métier serait exercé par des professionnels de santé. Or, d’une part, les professionnels de santé sont à 80 % des femmes et, d’autre part, la revendication d’assistance sexuelle est surtout portée par des hommes : ce qui conduit à proposer des services sexuels exercés par des femmes pour les besoins d’hommes. Une nouvelle fois, les qualités de générosité et de douceur des femmes en feraient un nouveau métier de services. Pour Claudine Legardinier, journaliste, dans un article paru dans Libération le 4 août 2009, « Assistance sexuelle pour handicapés ou prostitution ? » : « Une étape supplémentaire sera franchie. Le service domestique et le service soignant ne suffisant plus, le service sexuel viendra parachever le retour de la femme traditionnelle, oublieuse de soi, de sa propre sexualité, de ses propres désirs. On la paiera et elle aura la satisfaction, n’est-ce pas, de faire une bonne action. Pas de prostitution là-dedans, nous dit-on. Mais quoi, alors ? Comment appeler autrement un « service » rémunéré, comportant des actes sexuels ? Changer un nom suffirait-il à changer une réalité ? Faut-il rappeler que, dans les pays où ce « service » existe, il est considéré comme une forme de prostitution spécialisée ? Qu’il ne peut être mis en place qu’à la condition de dépénaliser certaines formes de proxénétisme. »
La démarche de fournir un service sexuel rémunéré s’apparente à la prostitution. Elle risque en outre de stigmatiser davantage les personnes handicapées en créant un ghetto pour la vie intime. Aux personnes dites valides, le libre choix du partenaire (des partenaires), aux personnes handicapées, la seule proposition de service sexuel par une personne prostituée. Et le renforcement de l’assistanat qui « va toujours de la personne valide vers la personne handicapée, même en matière de sexualité », est-il écrit dans le rapport de Jean-François Chossy, ex-député UMP, rapport remis le 3 décembre à François Fillon, Premier ministre, à Roselyne Bachelot-Narquin, ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale, et à Marie-Anne Montchamp, secrétaire d’État. Ce rapport intitulé « Évolution des mentalités et changement de regard de la société sur les personnes handicapées. Passer de la prise en charge… à la prise en compte » consacre quelques pages à la question de la sexualité des personnes handicapées. Il est évoqué : « Une relation monnayée risque de créer une frustration destructrice avec un fort risque de dépendance et d’attachement de la part de la personne handicapée vis-à-vis de cet accompagnant. » Comment échapper alors à cette offre charitable et généreuse de la société ? Pourquoi accepter que sensualité et sexualité soient réduites au seul corps alors qu’elles devraient pouvoir jouer sur toute la gamme du cœur, de la tête et du corps ?
La prostitution génère de la violence contre les femmes et structure les relations interpersonnelles sur le modèle de la domination. Promouvoir que la prostitution puisse devenir un « métier de service » à l’égard de personnes vulnérables, au nom de la détresse – réelle – de quelques-uns, et de quelques-unes, c’est donner un bon filon à l’industrie du sexe, aux prostitueurs et aux marchands d’êtres humains. Le système prostitutionnel pourrait même se refaire une « virginité ».
Pourquoi chercher à légiférer, à donner un cadre juridique pour encadrer un droit de chacun et chacune ? C’est le même refrain qui nous est seriné pour ouvrir les maisons closes. Encadrer juridiquement pour mieux contrôler ! Une fois de plus, c’est glisser sur la pente du contrôle social dénoncé en son temps par Michel Foucault. La France reste un pays abolitionniste des lois qui réglementaient la prostitution : refuser de réglementer, c’est ne pas encourager le développement de la prostitution. Créer un statut d’assistant sexuel, c’est ouvrir une brèche.
Claudine Legardinier oppose un refus : « Nous refusons cette nouvelle dérive. Croit-on vraiment respecter les personnes handicapées en créant une loi spécifique qui aboutisse, non à résoudre leur légitime demande de liens affectifs et sexuels, leur besoin de reconnaissance en tant que citoyen(ne)s, mais à se débarrasser d’un problème douloureux en fabriquant une solution marchande ? »
Il s’agit d’affirmer le principe de dignité et de respect dans une relation réciproque et non un mode mercantile. D’abord, la parole la plus intime doit pouvoir se déployer là où la personne le décidera et dans le format qu’elle voudra. C’est aussi permettre aux personnes de se connaître, de se découvrir et de découvrir sa propre intimité et sa fragilité, d’apprendre le plaisir du contact, l’utilisation des divers sens. Cela signifie que l’entourage – professionnels, parents, amis – doit pouvoir prodiguer une attention affective et sensuelle au quotidien : prenons l’exemple de la manipulation du corps ou du drap frais caressant la peau, ce sont des expériences sensorielles qui peuvent procurer du plaisir, expériences renouvelées ou non et avec le tiers que la personne handicapée choisit délibérément. Ce n’est pas en enfermant dans une relation tarifée et professionnalisée que la personne handicapée ouvrira son champ des possibles quant à ses relations amicales, sensuelles, sexuelles et amoureuses. C’est bien ce que dit Maudy Piot : commençons par sortir dans l’espace public et laissons venir les opportunités des rencontres. Alain Giami, directeur de recherche à l’Inserm, rappelle qu’une étude, parue dans la revue Alter en 2008, montrait que le fait de vivre en institution a un effet délétère sur la possibilité d’avoir un partenaire : à domicile les chances de nouer une relation sociosexuelle sont à peu près équivalentes à celles de la population en général, elles tombent à 20 % en institution. Dans la revue Actualités sociales hebdomadaires du 21 octobre 2011, il interroge aussi sur les motivations profondes des assistants sexuels. « On ne retient trop souvent que leurs discours humanistes, généreux, altruistes. Mais l’attirance pour des personnes handicapées ou mutilées est considérée par les instances scientifiques internationales comme une paraphilie », ce qui en psychiatrie est interprété comme de la perversion.
Portons un autre regard sur le handicap et sur la sexualité afin de pouvoir « développer une conception positive de la sexualité en tant qu’élément fondamental à l’épanouissement des individus », comme le dit Alain Giami. Oui, les personnes handicapées, vulnérables ou vieillissantes ont des désirs et veulent faire respecter l’égalité des droits et des chances et s’impliquer pour exercer leur participation et leur citoyenneté.