Thaïlande : lèse-majesté et censure, un petit goût de chasse aux sorcières

mis en ligne le 15 mars 2012
Des débats tels que n’en a jamais connu la Thaïlande, première monarchie constitutionnelle d’Asie du Sud-Est, agitent le « pays du sourire » autour de la loi contre le crime de lèse-majesté en vigueur, qui permet la condamnation de quiconque émet la moindre critique visant la famille royale.
Élément déclencheur de cette agitation : la proposition de Nitirat, groupe d’universitaires de l’université Thammasat – l’une des plus prestigieuses du pays, réputée progressiste –, d’amender la loi, dans le but de mettre fin à l’utilisation de celle-ci à des fins de règlements de comptes politiques, fait fréquent depuis les affrontements politiques de 2010. Il n’en a pas fallu davantage pour provoquer l’ire de divers groupes de droite, comme l’association des anciens étudiants en droit de Thammasat (comptant parmi ses rangs quelques figures du Parti démocrate, d’opposition), ou l’association des étudiants en journalisme. Elles exigent le renvoi pur et simple des pétitionnaires de l’université.
Sondhi Limthongkul, magnat des médias et virulent leader des Chemises jaunes (groupe de pression royaliste et ultranationaliste), accuse même Nitirat d’être financé par des « capitalistes américains » ayant pour but de renverser la monarchie et de s’emparer des ressources naturelles de la Thaïlande. Et en profite pour dénoncer les éléments subversifs que constituent pour son organisation médias indépendants, « gauchistes », ONG, universitaires, etc. 1

Organiser la répression sur internet
Fait nouveau, des débats autour de la monarchie sont relayés par les grands médias du pays. Cela étant peut-être lié à la volonté forte du nouveau gouvernement thaïlandais de se doter de l’appareil répressif « nécessaire » pour faire face aux menaces venant d’internet et des réseaux sociaux, et de le faire savoir.
L’État, via son ministère de l’Information et des Technologies de la communication, a inauguré le 1er décembre, à Bangkok, le Csoc (Centre d’opération de cyber-sécurité), conviant des représentants du Conseil national de sécurité, de l’Agence nationale des renseignements, de la police royale thaïlandaise et des forces armées. Son but : lutter contre les contenus virtuels inappropriés, ceux de Facebook et Twitter figurant en ligne de mire. Et il entend bien collaborer directement avec les entreprises concernées.
Twitter, société richissime 2 comptant 300 millions d’utilisateurs, a récemment annoncé qu’elle n’hésiterait pas à participer à la censure de ses contenus en vertu de réglementations nationales spécifiques. Une décision saluée par le président de l’Association des journalistes thaïlandais et par un gouvernement 3 qui travaille déjà avec deux géants du net : Facebook et Google.
Après le blocage de dizaines de milliers de sites internet, le pouvoir ne compte pas s’arrêter là. Il a le projet de faire appel aux fournisseurs d’accès ou aux propriétaires de sites, y compris à l’étranger, pour censurer les contenus estimés dangereux.
1,5 million de baths (environ 38 000 €) seraient, selon le quotidien The Nation 4, dépensés quotidiennement par le gouvernement dans sa lutte anti-cyber-lèse-majesté. C’est que, à défaut de discussions dans les foyers ou en public, les débats se multiplient sur internet, malgré les risques. Et les accusations et condamnations abondent, faisant souvent suite à des campagnes de dénonciations anonymes relayées par courriels, pages Facebook ou de blogs en « captures d’écran » à l’appui, agrémentés de données personnelles sur les coupables présumés.
La dénonciation anonyme est encouragée et, via des sites comme protecttheking.net, toutes les démarches peuvent être réalisées en quelques clics.

Condamnations et affaires en cours
Il n’existe aucun chiffre officiel faisant état du nombre d’affaires de lèse-majesté en cours. Le site Thaï Political Prisoners évoque onze condamnations ces dernières années, et les procédures en attente seraient nombreuses 5.
La dernière sanction en date est celle qui a frappé A. Tangnoppakul, 61 ans, condamné fin novembre 2011 à vingt ans de prison pour des SMS envoyés à Abbhisit Vejjajiva, ex-Premier ministre, jugés insultants pour la monarchie.
Mais rien n’illustre mieux le féroce climat antiliberté d’expression que l’affaire Anthony Chai. Ce citoyen américain d’origine thaïlandaise a été arrêté lors d’un séjour en Thaïlande, sans accusation officielle, pour des messages écrits sur internet. L’arrestation faisait suite à l’obtention par les renseignements d’informations permettant de le localiser. Anthony Chai affirme que les données ont été fournies par Netfirms, hébergeur du site internet d’où provenaient les messages jugés diffamatoires. Le site a plus tard été fermé, sans raison donnée ; sur « conseil » du gouvernement, selon Chai.
Il affirme également avoir été convoqué à plusieurs entretiens avec des officiers des renseignements thaïlandais sur le territoire américain. Ceux-ci lui auraient proposé de devenir un informateur et de faciliter l’arrestation d’internautes antimonarchistes 6.

Quelques données historiques
En Thaïlande, monarchie constitutionnelle depuis 1932, rarissimes sont les voix dissidentes ou critiques de la monarchie. Le roi Bhumibol Adulyadej (Rama IX, neuvième de la dynastie Chakri) est sur le trône depuis 1950. Il est considéré par l’immense majorité des Thaïlandais comme un dieu vivant, culte ayant son origine dans la tradition bouddhiste du « Dieu-Roi » (devaraja), au centre des cultures des royaumes du Sud-Est asiatique depuis des siècles 7. Sur le point de tomber en désuétude à la suite de l’abolition de la monarchie absolue en 1932 8, il fut réactivé, savamment modernisé et entretenu par la monarchie et les pouvoirs successifs (politiques, militaires et religieux) depuis 1950, bien conscients des bénéfices qu’ils pouvaient tirer de l’association avec un souverain d’origine divine.
Les Thaïlandais sont, dès le plus jeune âge, soumis à une propagande infantilisante, les références à la monarchie et à l’autorité venant occuper une partie importante du champ culturel et de l’imaginaire national. La vie au « pays du sourire » est rythmée par les marques de dévotion permanentes de ses sujets à l’égard du monarque ; et par le respect absolu des hiérarchies sociales héritées de la monarchie.
Le roi contrôle directement le clergé (sangha) dont il nomme les dirigeants. Ses liens avec les dictateurs successifs ayant dirigé le pays depuis les années cinquante ne sont plus un secret, malgré le refus des médias internationaux, à de rares exceptions, d’aborder la question avec le sérieux qu’elle mériterait, lui préférant la fable d’un souverain protecteur, bienveillant et politiquement neutre.
Sa fortune, selon Forbes, est évaluée à une trentaine de milliards de dollars (chiffres 2011), soit soixante-dix fois celle de la reine d’Angleterre.
Depuis peu, de timides critiques de la monarchie voient le jour sur internet, dépassant le strict cadre universitaire auquel elles étaient jusque-là confinées. Elles font en partie suite à la sanglante lutte qui a opposé les Chemises rouges au gouvernement du Parti démocrate en 2010 (les premiers accusaient les seconds d’avoir été portés au pouvoir par un coup d’état) et aux débats qu’elle a provoqués dans l’opinion.

P. Pellicer






1. Prachatai, 28-01-12: « Sondhi : american capitalists are behind plot to overthrow monarchy ». https://prachatai3.info/english/node/3020
2. La Tribune, 06-01-11: « Twitter valorisé 7 milliards de dollars ? »
3. Bangkok Post, 30-01-12: « ICT to lay down law on Twitter accounts ».
4. The Nation, 19-12-11: « Cyber surveillance vulnerable to abuse ».
5. Bangkok Post, 14-07-11: « Sqr Ldr’s lese majeste trial begins ».
6. Bangkok Post, 11-09-11: « A question of freedom of speech ».
7. Culte qui date – au moins – de l’avènement des puissants empires khmers sur les territoires actuels de la Thaïlande et du Cambodge. On la fait parfois remonter, sous une forme proche de la tradition actuelle, au IXe siècle (règne du souverain Jayavarman II). Elle est une des caractéristiques du bouddhisme Theravâda (petit véhicule), tendance majoritaire dans la région.
8. Un syndicaliste était même allé jusqu’à menacer de poursuivre le roi en justice pour diffamation. Geste tombé dans l’oubli, d’une portée jamais égalée depuis, sauf peut-être en 2008, quand un certain C. Onsoong refusa de se lever pour l’hymne national précédant les films au cinéma, avant d’être immédiatement dénoncé à la police. L’affaire est toujours en attente de jugement.