Une journée particulière dans la majorité silencieuse

mis en ligne le 26 avril 2012
1670LardonEn ces temps de turbulence électorale, il est une variété de bons Français que l’on serait bien incapable de vraiment définir. Il s’agit de ceux qui font partie de la « majorité silencieuse ». Cette catégorie de citoyens, qui ne « font pas de politique », n’ont-ils pas d’opinion précise ? Qu’ils votent aux diverses élections ou qu’ils préfèrent s’abstenir, nul ne peut connaître la nature de leur projet de société. Ceux-là désirent-ils éviter d’être classifiés politiquement, par crainte d’une possible répression ? Font-ils partie de ces inquiets, qui dans le métro s’appliquent à masquer le titre d’un journal pouvant être considéré comme subversif ? D’une certaine manière, ces quasi-clandestins s’enferment dans une forme de lâche silence. En fait, ne pas vouloir prendre parti correspond trop souvent au ralliement à celui qui est considéré comme étant le plus fort. Le pays aurait besoin de ces hommes providentiels. Il suffit de leur confier notre avenir pour dormir tranquille et ne pas craindre ces mauvaises surprises pouvant mettre notre belle démocratie en péril.

Surtout, ne rien voir et ne rien entendre !
Il ne faut rien jeter, lorsque l’on écrit. Ou presque rien. C’est ainsi que j’ai pu retrouver le journal de bord d’une journée type : celle du vendredi 12 octobre 1979. Une journée comme les autres ? Pas tout à fait ! La veille, je m’étais intéressé à un sondage d’opinion publié dans un récent Paris-Match. J’avais appris à cette occasion que 57 % des Français refusaient de « mourir pour la patrie ». C’était plutôt rassurant. Seuls les retraités et les militants gaullistes étant majoritairement d’accord pour faire cadeau de leur peau à leur cher pays. De plus, seulement 30 % des jeunes Français déclaraient ressentir une certaine émotion à la vue du drapeau, le pourcentage grimpait à 80 % pour les plus de 60 ans. Hélas pour l’expression des sentiments patriotiques, la France devenant un pays de vieux, la voie était ouverte pour les plus jeunes, qui ne pouvaient que rêver d’un avenir anti-autoritaire. Rien n’aurait changé depuis 1979 ? Bien au contraire, la situation morale – au bon sens du terme – n’aurait fait que s’aggraver.
1979 n’est pas une année plus remarquable que celles qui avaient précédé depuis l’élection de Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Quelques faits saillants, pourtant.
Le 10 janvier, Monory, ministre des Finances, annonce la « libération totale des prix ». Les syndicats et le bon peuple ne réagissaient pas vraiment.
Le 23 mars, à Paris, multiples provocations policières lors de manifestation des sidérurgistes sur les grands boulevards. Suite à cette manifestation, les responsables UDF réclament « l’interdiction complète, à l’avenir, de tout défilé syndical et politique sur le territoire de Paris – à l’exception, peut-être, du bois de Vincennes ».
Le 18 avril, au cours d’une émission télévisée, Valéry Giscard d’Estaing, faisant allusion au maire de Paris, Jacques Chirac, évoque le risque qu’aurait fait courir à la France « un chef d’État agité ».
Le 8 mai, à l’ouverture de 23e congrès du Parti communiste, Georges Marchais condamne le stalinisme tout en « jugeant positif le bilan des pays socialistes ».
Le 28 juin, intervention de la police au siège du Parti socialiste après une émission de Radio riposte, l’une des premières radios libres.
Le 20 septembre, l’assassinat de Pierre Goldman est revendiqué par un groupe dit « Honneur de la police ».
Le 10 octobre, Le Canard enchaîné affirme que Giscard d’Estaing a reçu des diamants offerts par Bokassa, empereur de Centre-Afrique.

Un climat plutôt morose
Revenons à ce 12 octobre 1979, qui nous permet de tracer un portrait approximatif de la majorité silencieuse. Ces millions de braves Français, qui se contentent de rentrer la tête dans les épaules, en râlant sourdement, n’ont pas vraiment changé depuis. Plutôt que s’interroger sur les causes de leur mal de vivre, ils préfèrent s’en prendre à l’ennemi héréditaire : l’étranger qui vient de loin pour manger leur pain…
6 h 45. J’ouvre les yeux. Grâce aux bons soins d’une station de radio, je prends connaissance des dernières informations. Entre deux mauvaises nouvelles, le chroniqueur habituel nous apprend que la France est belle, et ses habitants généreux. Que la vie vaut d’être vécue dans notre beau pays.
7 h 15. Sur la même station de radio, un journaliste, spécialiste des questions économiques, évoque la lutte constante des commerçants et artisans contre le carcan administratif, cause des malheurs de ces excellents citoyens.
7 h 45. Excédé, j’ai changé de chaîne. Cette fois, un excellent confrère (je suis journaliste) estime que, décidément, si tout n’est pas rose dans notre existence, il y a malgré tout de bons moments à savourer. Avec émotion, ce traîne-lattes évoque les efforts de chacun pour rendre plus agréables les rapports avec son prochain. Nous sommes mûrs pour une bonne journée.
8 heures. Chez le boulanger. Je demande une baguette de pain bien cuite. Sans un sourire, sans même regarder, la vendeuse me tend un morceau de pâte mal cuite, d’une main, tandis que l’autre quémande déjà la monnaie. Il faut faire vite. Le temps, c’est de l’argent.
8 h 15. Dans le hall de mon immeuble, il y a deux ascenseurs : un petit qui ne s’arrête qu’aux étages pairs, et un grand, qui fait halte à tous les niveaux. Bien que logé au 9e étage, j’attends le petit ascenseur, plus rapide à mon gré. À l’arrivée de l’engin, j’ouvre la porte et propose à une personne qui vient d’arriver de profiter de la voiture. Refus ennuyé et presque méprisant. Non. À chacun son ascenseur. Économie d’énergie, connais pas. Quand, étant chargé, j’attends le gros ascenseur et qu’un vague voisin se présente, c’est le comportement inverse qui se produit : il préfère prendre le petit…
8 h 45. Sur le quai du RER B, à Fontenay-aux-Roses, une inscription déchire le sol : Je t’aime. Il n’est pas certain que le ou la destinataire de ce message puisse le recevoir. Le désespoir anonyme devrait pouvoir s’exprimer.
9 h 15. Correspondance à la station Denfert-Rochereau. Des policiers fouillent minutieusement un jeune, apparemment d’origine maghrébine – délit de sale gueule. Cela va jusqu’à l’examen poussé d’un paquet de cigarettes, qui sont dépiautées une par une. Très intéressé, je ralentis le pas, avant de m’arrêter. Ce qui me vaut immédiatement l’ordre de circuler. Comme je ne forme pas un attroupement à moi seul, je n’obtempère pas, mais le ton et les gestes des « gardiens de la paix » se faisant menaçants, je m’exécute lâchement. Le chaland que je suis doit comprendre que la curiosité est un vilain défaut. Il faut circuler lorsque les policiers de la République veulent éviter les témoins superflus de leur activité. Hier, déjà, j’ai assisté à une fouille de ce genre, avec pour victime un adolescent au teint basané : papiers, contenu des poches, palpations. Le garçon, qui était en règle, s’étonnait : « Pourquoi m’avez-vous fouillé ? » Réponse : « Tire-toi ! »
10 h 30. Journaliste, je circule beaucoup. De passage sur le plateau Beaubourg, je fais un détour pour photographier ce pan de mur où j’ai pu lire, il y a peu : Je manque de tout ! Le mur a été abattu car la construction du quartier de l’Horloge se poursuit selon les plans prévus. La mémoire des murs tend à disparaître. Heureusement, la veille, dans les vieilles rues de Ménilmontant, encore préservés de la pioche des démolisseurs, il m’avait été possible de voir un mur blanc, tout surchargé de peinture grise : on avait, de toute évidence, recouvert un graffiti peu apprécié, mais l’auteur présumé de cette inscription était revenu pour jeter sur la grisaille moraliste, cette impertinence joyeuse : Ah, tu as repeint !
10 h 45. Me dirigeant vers le Forum des Halles, j’avise un placard officiel de la préfecture de police informant les baladins opérant dans ces lieux qu’à partir de 19 heures l’animation « sauvage », qui n’est qu’admise, doit être terminée. Faute de quoi les policiers verbaliseront. Dès le matin d’ailleurs, un car de couleur grise est déjà sur place. On ne sait jamais. L’avis de la PP vaut être cité : « Animation tolérée sur cette place, de 12 heures à 19 heures. Toute sonorisation ou utilisation d’instruments de musique de nature à troubler la tranquillité publique est interdite. Ordonnance du 5 juin 1959. » Cela donne envie de jouer de la trompette.
11 heures. Il y a des jours où la présence policière devient préoccupante. En descendant vers l’île de la Cité, je m’aperçois que plus je m’approche de la préfecture de police, plus la densité d’uniformes bleus est forte. Le président Giscard a-t-il décrété l’état d’urgence ?
12 heures. De nouveau dans le métro. Je reviens chez moi en empruntant encore la correspondance de Denfert-Rochereau. Dans le couloir, un petit groupe de musiciens : violoniste, flûtiste et guitariste. On resterait des heures à les écouter. Le public passe indifférent. Quelques rares pièces de monnaie dans l’étui du violon. Les voyageurs les plus pressés bousculent les mélomanes qui se sont arrêtés quelques instants pour changer de planète. Certains piétinent même le petit tapis où les musiciens ont déposé également une petite irrégulière.
12 h 45. Les travaux qui ont débuté ce matin sur les espaces verts qui jouxtent l’immeuble où je demeure, à Fontenay-aux-Roses, sont terminés. Des ouvriers ont implanté un panneau. Voyons voir de près : « Jeux interdits sur les allées, et jeux de ballons prohibés sur le reste du terrain. » Au même endroit, il y avait encore, quelques jours plus tôt, un filet de basket accroché sur un mur. Cet avis ne fait que compléter le fameux « Pelouses interdites » – sauf pour les chiens, qui placidement, viennent y déposer leurs étrons. À l’école primaire, les enfants qui apprennent les mâles couplets de La Marseillaise : « Liberté, liberté chérie… » doivent être parfaitement déboussolés.
13 heures. Le moment de repas constitue une véritable détente. Oubliés les fâcheux avertissements et les interventions intempestives des larbins de l’ordre. Le Français moyen, parfait portrait de la majorité silencieuse, disparaît du paysage. Un peu de repos avant de repartir. Ouvrons un livre. La Convivialité, Ivan Illich a bien compris les raisons profondes de notre comportement : « Dans une société riche, chacun est plus ou moins consommateur-usager. De quelque manière, chacun joue son rôle dans la destruction du milieu. Le mythe transforme cette multiplicité de prédateurs en une majorité politique… »
15 heures. De nouveau en route pour Paris. Comme je suis devenu pigiste, j’ai donc du temps libre. Direction un centre d’archives où je poursuis mes recherches sur la période plus troublée de l’occupation nazie. Particulièrement sur le rôle joué par la police de Vichy.
En cette fin des années soixante-dix, il m’arrivait d’envoyer quelques chroniques pour un supplément hebdomadaire du Monde, quotidien qui m’avait salarié quelques années auparavant. On me les publiait, parfois. Avec le récit, ci-dessus, ce ne devait pas être le cas et « on » m’avait retourné ma prose avec ce commentaire : « Croyez-vous vraiment que nos contemporains soient identiques au portrait que vous en tracez ? » Par charité mécréante, je me garderai bien de rappeler le nom du rédacteur en chef auteur de cette remise au pas morale…