De la nécessité d’aller plus loin : l’Alter-sommet des 7 et 8 juin à Athènes

mis en ligne le 19 juin 2013
1711AthenesCe fut un beau rassemblement, dans un magnifique stade olympique, presque parfaitement organisé, mais qui laisse un goût amer d’impuissance. En effet, dans tous les débats, dans toutes les présentations de mouvements, associations ou syndicats, le constat est clair (l’ennemi est bien identifié comme étant le néolibéralisme), le problème bien analysé (nous ne sommes plus en face d’une petite perversion du système qu’il faudrait corriger, mais face à un plan bien ficelé, une stratégie du choc – bien que je n’aie jamais entendu le terme prononcé), les solutions bien limitées…
Le titre du sommet était assez significatif : « Pour une Europe démocratique, sociale, écologique et féministe ! » Tous les termes seraient à préciser :
­ – Europe. L’Europe est partie d’une volonté de paix (éviter une Troisième Guerre mondiale), d’un souci social (dans la ligne du Conseil national de la résistance), d’un rêve de proximité culturelle entre les peuples. Qui nous dit qu’une nouvelle Europe partant sur des bases aussi saines que la précédente n’aura pas rapidement les mêmes effets pervers, ne sera pas aussi vite récupérée par le néolibéralisme, les lobbies, la bureaucratie ?
Démocratique. Parle-t-on de démocratie représentative, parlementaire, directe, de social-démocratie, de démocratie populaire ? Visiblement, ceux qui ont usé et abusé du terme n’avaient pas tous la même idée de ce que cela implique !
Sociale. Les idées d’égalité et de justice ont été portées par le socialisme, le communisme avec autant de fougue et de vertus que peuvent en déployer les altermondialistes. Qui nous dit qu’elles ne deviendront pas rapidement aussi roses que le PS ou le Pasok ? Qui nous dit qu’elles ne se dilueront pas dans une nouvelle oligarchie verte et durable tout aussi corrompue que l’oligarchie bruxelloise actuelle ?
Écologique. L’écologie peut nous amener aux champs d’éoliennes ou de panneaux voltaïques, c’est-à-dire à une industrialisation forcenée qui n’aura de durable que l’étiquette. Elle peut aussi amener à l’intégrisme de fous passéistes, ou autres perversions déjà en germe dans les mouvements écologiques. À force d’en faire une panacée où tout est possible, il faudra inventer un autre mot !
Féministe. On se demande bien pourquoi les femmes auraient un traitement spécial dans le mouvement égalitaire. La lutte contre le patriarcat est certes importante, mais ni plus ni moins que celles qui sont en faveur des minorités, des exclus, des inclassables, que celles qui s’attaquent aux paradigmes de l’argent, des hiérarchies, des structures étatiques…
L’ensemble des organisations ayant participé à la préparation du sommet avaient rédigé un Manifeste des peuples définissant les objectifs. Ce qui est proposé dans ce manifeste est de refonder une autre Europe, plus sociale, d’exiger des gouvernements qu’ils changent de politique, de rassembler le plus grand nombre au-delà des frontières et des particularismes, afin d’opposer au néolibéralisme un rapport de force capable de le faire plier… L’analyse de la situation est réaliste : l’Europe est au bord du gouffre, les politiques d’austérité ruinent les peuples, menacent la démocratie et la paix, démantèlent le modèle social, accentuent la crise écologique et les inégalités, nous entraînent vers des gouvernements autoritaires… Il est donc bien question de refonder l’Europe pour la sortir de l’emprise des marchés financiers et du néolibéralisme.
Lorsque l’on entre plus dans les détails, le manifeste réclame de mettre un terme à l’austérité, d’imposer une fiscalité juste et progressive, de développer des programmes d’investissement dans la transition écologique et sociale, de renforcer les biens communs, sociaux et environnementaux. Les revendications considérées comme urgentes sont la restauration des conventions collectives et des instances de négociation, l’arrêt du dumping social, l’augmentation des salaires, la protection du droit au logement, l’égalité homme-femme, clarifier le statut des migrants, mettre les banques au service de l’intérêt général…
Dans les ateliers examinant chacune de ces revendications, les divergences émergent très vite : les tenants d’un revenu minimum d’existence, universel et sans condition, mettent les syndicalistes en émoi, craignant que cela devienne une prime au chômage volontaire et réclamant plutôt la lutte pour des minima salariaux décents. Une philologue, au demeurant très pertinente, s’attaque à tous les mots employés à l’envie dans les débats (pauvreté, qui a une connotation religieuse, État providence alors que l’on devrait parler d’État social, etc.). Elle se lance dans une diatribe contre la charité bisness, trouvant indécent que quiconque puisse vivre de la pauvreté de l’autre, même dans la meilleure des ONG !
Peu de gens disent que, dans cette guerre économique, l’adversaire a déjà presque gagné, qu’il a un siècle d’avance sur nous, qu’il court de victoire en victoire avec une belle unité, une stratégie parfaite et une tactique tous azimuts que l’on est loin de posséder.
Peu de gens se posent la question du bout par lequel il faut entamer cette bataille : par le haut (imposer des gouvernements au service des peuples, construire une Europe solidaire) ou par le bas (les organisations de base, les espaces de liberté qui nous restent) ?
Peu de gens se posent la question des paradigmes qu’il faudra bien changer si l’on veut abattre le néolibéralisme. Toutes les expressions de colère, les aspirations à la justice, les rêves d’un autre monde, aussi sympathiques soient-ils, n’expliquent pas ce qu’il y a de fondamental à changer pour que le rêve devienne réalité. Et pas un anarchiste en vue pour empêcher de penser en rond !
Il y a donc une faiblesse inhérente à tout ce déploiement qui se veut de force : nous pensons, agissons, combattons dans un système qui n’est pas le nôtre, avec des armes d’un autre temps, pour une vision du monde que nous définissons très mal. En face, l’adversaire est puissant car il possède tous les leviers du pouvoir (la politique, l’argent, les médias, la police, la justice). Il a déjà « contaminé » la plupart de nos alliés potentiels par la culture consumériste, par un mode de vie individualiste, par des postulats qui ont maintenant la force de théorèmes (le capitalisme est indépassable, la croissance est indispensable, la mondialisation incontournable, les créations de richesses ont fait chuter le nombre des personnes en dessous du seuil de pauvreté…). Il a également l’avantage du cynique sur l’idéaliste qui est de n’avoir aucune inhibition morale, éthique, idéologique. Il a d’ailleurs réussi à remplacer l’idéologie par le pragmatisme (grâce à la chute du communisme), rendant ainsi suspecte toute idée neuve, et portant aux nues le réalisme. Il a réussi le tour de force de créer des cases bien hermétiques qui paralysent toute velléité de changement (quiconque promet au peuple une vie meilleure est populiste, quiconque s’attaque au moindre paradigme est un dangereux révolutionnaire, un terroriste, voire un délinquant).
L’ennemi n’a même plus besoin de nous combattre. Il lui suffit de nous laisser organiser des alter-sommets dans lesquels nous allons affirmer nos divergences, mettre en exergue les limites de nos institutions, attiser nos querelles internes. Même nos slogans sont dérisoires face à la force tranquille du néolibéralisme : « Altermondialistes de tous pays unissez-vous ! » ; « Créons une semaine unitaire et convergente des luttes au niveau européen ! » ; « Innovons ! » ; « Groupons-nous et luttons ! » ; « Dehors les exploiteurs ! » ; « Nous ne serons pas vaincus ! » ; « Nous sommes la résistance ! », etc. Autant de slogans dits mobilisateurs qui déclenchent des standing ovations et des poings levés comme aux beaux temps des meetings de la Sociale ! Je me suis demandé comment réagirait un vrai tenant du néolibéralisme, un de ces combattants de l’ombre qui tranquillement obligent les gouvernements à déréguler, à casser les systèmes sociaux… Sans doute serait-il mort de rire, décès peu cruel mais qui nous arrangerait bien. Nous devrions toujours en inviter deux ou trois !
Certains se sont invités à l’Alter-sommet pour des raisons douteuses. Des syndicats et des partis sont arrivés avec leurs drapeaux, badges et slogans habituels, réclamant à corps et à cris plus de pouvoir d’achat, plus de travail, plus de protections sociales. Étaient-ils là pour des raisons électoralistes, parce qu’ils n’ont pas compris que les enjeux sont ailleurs et que le néolibéralisme imposera des textes comme ceux de l’ANI qu’ils manifestent ou pas ? D’autres sont venus pour nous inciter à lutter contre le TPN (Transatlantic Policy Network), d’autres pour nous narrer le triste sort réservé aux lesbiennes et la nécessité de légiférer en leur faveur. Était-ce bien le lieu, le propos, l’urgence dans un tel rassemblement ?
Il reste les bienfaits de l’échange, les rencontres de personnes éminemment respectables, des idées qui fusent parfois, judicieuses, imaginatives, révolutionnaires. Il reste de bonnes initiatives comme celle de présenter un village des solidarités où toutes les associations, tous les collectifs, tous les mouvements qui innovent intelligemment face à la crise grecque puissent se faire connaître. Il reste un service de restauration rapide qui marquera nos souvenirs avec des menus turcs, afghans, philippins, etc., ce qui redonne espoir dans un pays où l’Aube Dorée organise des chasses à l’émigré, où le gouvernement se recroqueville dans un nationalisme de bon aloi…
C’était donc à faire, merci à tous, allons plus loin la prochaine fois !

Jean-François Aupetitgendre






P.-S. : Le sommet avait lieu dans l’un des sept stades olympiques, lesquels s’étendent sur des hectares, élèvent des structures métalliques immenses, recèlent des kilomètres de salles, de couloirs, de passages aériens ou souterrains. Un pharaonique labyrinthe complètement disproportionné par rapport à la ville, immense chantier inutile et coûteux qui restera longtemps pour les Athéniens comme une épine dans leurs pieds et n’aura enrichi que les multinationales chargées de sa construction. Une belle métaphore de l’arrogance et du cynisme néolibéral…