Prostitution : en finir avec le manichéisme

mis en ligne le 14 novembre 2013
Le groupe socialiste à l’Assemblée nationale a décidé de déposer une proposition de loi visant à abolir la prostitution, en abrogeant le délit de racolage public et en sanctionnant les clients par une contravention. Ce texte, présenté par les députées socialistes Maud Olivier et Catherine Coutelle, donne lieu à de nombreux débats, relayés avec délices par la presse, qui a parfaitement compris que le mot « putes » en une fait vendre. Ainsi, Causette se fait le relais de la position abolitionniste mais en jouant avec maladresse avec l’humour. Le magazine s’amuse à lister 55 raisons de ne pas aller aux putes. L’amusement n’est pas partagé dans la mesure où les hommes, assimilés une fois de plus à des animaux victimes de leurs pulsions, sont incités à « résister à la tentation ». Heureusement, les femmes sont là pour leur ouvrir les yeux sur les évidences qui leur échappent. Car c’est bien sûr aux femmes de leur expliquer que la prostitution, c’est mal. Après un court texte d’introduction affirmant que « 90 % des prostitués ne sont rien d’autre que des esclaves », Causette cherche à faire dans l’humour, l’ironie, voire le cynisme, mais se rétame en beauté avec des blagues minables comme : « Parce que, quitte à se taper une fille qui n’a pas envie, autant la violer, c’est moins cher. (Mollo, on déconne.) » Peut-on rire de tout, même du viol ? Pas sûr… Au fil des pages, tous les clichés sur la prostitution défilent, qui, en plus de diffamer les femmes qui se prostituent, flirtent dangereusement avec le sexisme, la transphobie, voire le racisme.
Le mensuel Causeur publie, quant à lui, un manifeste intitulé Touche pas à ma pute. Il s’agit, on l’aura compris, d’une protestation contre le projet de pénalisation des clients de prostituées, détournant grossièrement le Manifeste des 343 pour l’avortement, initié en 1971 par Simone de Beauvoir. Dans cet appel mené par Frédéric Beigbeder, des noms connus – Éric Zemmour, Nicolas Bedos, Philippe Caubère… – qui s’érigent contre la proposition de loi visant à pénaliser les clients de prostitués. « Certains d’entre nous sont allés, vont, ou iront aux "putes" – et n’en ont même pas honte », déclare la poignée de personnalités, considérant que « chacun a le droit de vendre librement ses charmes » et affirmant que, « sous aucun prétexte », ils ne se passeraient « du consentement de leurs partenaires ». Ils se sont fait appeler les « 343 salauds », montrant par là leur méconnaissance de l’histoire la plus élémentaire : en effet, « les 343 » n’ont jamais revendiqué être des « salopes », c’est Charlie Hebdo qui l’a fait pour elles, avec un dessin titré : « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? » Cet appel est répugnant dans la mesure où il s’agit de se regrouper entre hommes et de parler de ses droits sur les femmes qui se prostituent, sans se gêner pour utiliser le possessif. « Touche pas à MA pute. » Élisabeth Lévy, la directrice de Causeur, face à la polémique suscitée par le manifeste, évoque le second degré en affirmant que l’idée était en grande partie « d’emmerder les féministes ». Les médias, dont Causette et Causeur ne sont que deux exemples, ratent une fois de plus l’occasion à la fois d’approfondir le questionnement sur les rapports de sexe, et de montrer leur capacité à élever le débat au-delà de l’éternelle discussion manichéenne pour/contre la prostitution.

Des féminismes et la prostitution
La prostitution est le sujet majeur de tensions dans les milieux féministes. De nombreux articles et brochures ont été consacrés à la position abolitionniste (voir, notamment, Anarchisme, féminisme contre le système prostitutionnel d’Hélène Hernandez et élizabeth Claude), émanant de femme (et d’hommes !) se réclamant de presque tous les types de « féminisme ». Une crise fondamentale du mot féminisme l’a malheureusement conduit à être récupéré, et cela même par des mouvements de droite voire d’extrême droite, ainsi que par le capitalisme consumériste (lire sur ce sujet Nina Power, La Femme unidimensionnelle).
Chose curieuse, la position abolitionniste peut « mettre d’accord » (brièvement et superficiellement) des féministes « institutionnelles » et des anarcha-féministes, ce qui provoque la confusion d’un public peu au fait des questions féministes et de subtilités telles que la distinction entre prostitution et système prostitueur. La principale raison de ces confusions vient de l’absence de définition claire des termes employés. L’abolitionnisme se définit comme le mouvement pour l’abolition, non pas de la prostitution, mais de la réglementation de la prostitution. L’abolitionnisme traditionnel consiste donc surtout à lutter contre le régime réglementariste qui s’applique dans plusieurs pays. Depuis plusieurs années, sous l’impulsion de nombreux groupes féministes, se développe un abolitionnisme féministe qui entend lutter contre l’ensemble du système prostitutionnel dans la société et qui a pour objectif la disparition de la prostitution. Pour les anarcha-féministes abolitionnistes, la prostitution est vue comme une conséquence directe de l’ordre patriarcal. Ainsi, élaborer une société sans domination masculine entraînerait la disparition du système prostitutionnel et de la prostitution. Cet article a pour but de montrer que l’on peut être anarchiste, féministe et non abolitionniste ainsi que d’expliquer le raisonnement qui incite une partie des anarcha-féministes à défendre cette position. Nous manquons toutefois de place pour pouvoir, ici, produire une argumentation complète sur ce sujet et nous sommes contraints de nous limiter à la prostitution féminine hétérosexuelle. Nous utilisons l’appellation d’anarcha-féméninistes non abolitionnistes faute d’un meilleur terme (le terme pro-sexe ne nous séduit pas d’avantage).
Traditionnellement, on dénombre et oppose trois régimes législatifs vis-à-vis de la prostitution, bien qu’il existe des variantes de chacun d’entre eux : abolitionniste, prohibitionniste et réglementariste.
Le système prohibitionniste consiste à déclarer que la prostitution est interdite : tout acte de racolage, de prostitution et de proxénétisme est puni par la loi. Loin d’éradiquer la prostitution, il n’a pour conséquence qu’une clandestinité et une répression sévère des prostituées qui deviennent la cible privilégiée de la police. Pour nous, lutter contre toute forme de réglementation est également un non-sens puisqu’il laisse le champ libre au proxénétisme.
Nous ne sommes pas réglementaristes dans la mesure où, considérant la prostitution comme un « mal nécessaire », ce système renforce l’ordre moral et l’hypocrisie. S’appuyant sur un système de domination patriarcale qui institue une sexualité masculine basée sur la violence et sans limite, il cantonne l’exercice de la prostitution dans des lieux-dits « de tolérance ». Souvent est instauré un contrôle sanitaire sur les prostituées doublé d’un contrôle policier. La France a été pionnière du système réglementariste au XIXe siècle, faisant des prostituées une classe à part, stigmatisée et enfermée. Aux Pays-Bas, où la prostitution est légale et les maisons closes gérées par les municipalités depuis 2000, les personnes prostituées ne bénéficient pas de certains droits pourtant élémentaires. Le pays s’est doté de moyens financiers et institutionnels pour appliquer le concept effarant de consentement de plein gré à sa propre exploitation.
Les anarcha-féministes non abolitionnistes, ne considèrent pas que la pratique de la prostitution, intrinsèquement, découle de la domination masculine et du patriarcat. La prostitution, telle qu’elle est pratiquée majoritairement aujourd’hui, est certes un des lieux où le sexisme et le patriarcat s’expriment le plus. Cependant, cela ne s’explique que par les conditions d’exercice de cette prostitution et non par le fait d’échanger du sexe contre de l’argent. Ces conditions se caractérisent par une précarité, une clandestinité et des violences physiques et morales fréquentes que nous ne nions pas. Toutefois, échanger son corps contre de l’argent ne signifie ni vendre son corps ni même le louer en accordant au client la pleine jouissance de celui-ci. Il ne dégrade pas une personne ni ne l’assimile à un objet inanimé. Il s’agit de l’accomplissement d’un ou plusieurs actes, de nature sexuelle, bien définis par avance, en échange d’une rémunération. Le Petit Robert, pour définir la prostitution, s’appuie sur les mots du député conservateur du XIXe siècle Victor Alexis Désiré Dalloz : « Livrer son corps aux plaisirs sexuels d’autrui pour de l’argent. » Notre définition de la prostitution se rapprocherait d’avantage de celle donnée par le dictionnaire Larousse : « Acte par lequel une personne consent habituellement à pratiquer des rapports sexuels avec un nombre indéterminé d’autres personnes moyennant rémunération. » La première définition implique une sorte d’obligation de résultat (la satisfaction sexuelle du client) que nous entendons condamner, au profit d’une sorte d’obligation de moyen (la réalisation d’un acte précis). Cependant, il ne s’agit pas d’appliquer le droit contractuel à cette activité. La seconde définition insiste également sur la notion de consentement et sur une prostitution où la prostituée serait en mesure de fixer elle-même les limites de son acceptation.

Conditions d’exercice de la prostitution
Contrairement à leurs camarades abolitionnistes, les anarcha-féministes non-abolitionnistes ne considèrent pas la violence comme inhérente à la prostitution mais aux conditions d’exercice de celle-ci. Comme ces dernières cependant, elles condamnent sans appel le proxénétisme et toute forme d’esclavage sexuel.
Bien que légale en France lorsque déclarée, la prostitution reste une activité stigmatisée et se caractérisant par une grande précarité. Les abolitionnistes rejettent l’idée que la prostitution soit un métier. Considérant qu’actuellement les prostituées exercent leur activité de façon non déclarée (pour la plupart), soit déclarée mais sous des régimes sociaux des indépendants tels que l’auto-entreprenariat, nous sommes d’accord. En ce qui concerne la prostitution clandestine, elle cumule précarité, clandestinité et stigmatisation par la société. Toute activité non déclarée rend ceux qui l’exercent vulnérables et fait d’eux des victimes potentielles d’exploitation. Tout travailleur au noir est considéré comme corvéable à merci, d’autant plus si c’est une femme. L’argument des abolitionnistes « si c’était un métier comme un autre, les parents le conseilleraient à leur fille » n’est pas ridicule : aucun parent ne conseillerait à son enfant, quel que soit son sexe, un métier considéré comme à la limite de la légalité et stigmatisé par la société. De plus, combien de parents, bien que défendant la liberté sexuelle, encouragent leur enfant à multiplier les partenaires, même pour le plaisir ? Aucun parent ne veut imaginer son enfant avoir des relations sexuelles, surtout en grand nombre. Notre société n’aime les femmes sexuellement actives que dans les fictions. L’idée, encore largement répandue, qu’une sexualité exubérante chez la femme la dégraderait relève d’une sacralisation de la sexualité féminine. On attend de celle-ci qu’elle ne s’exprime qu’avec des sentiments, comme un don d’elle-même. L’idée qu’une relation sexuelle puisse être vécue avec un profond détachement par une femme est inadmissible voire considérée comme inconcevable. Désolée de vous l’apprendre, mais une relation sexuelle peut nous faire ni chaud ni froid.
Les prostituées déclarées sont, quant à elle, contraintes d’adhérer à des régimes sociaux comme l’auto-entreprenariat, à renoncer par-là même à une grande partie de leurs droits sociaux (voir l’article de Guillaume Goutte « Vers l’abolition libérale du salariat ? », in Le Monde libertaire, hors-série n° 51). Ainsi, même déclarée, la prostitution se caractérise par une grande menace de précarité. Sous prétexte de lutter contre le proxénétisme, on interdit aux prostituées de se regrouper et de s’organiser (par exemple, de louer à plusieurs un appartement où travailler) et on tend à les isoler ; ce qui les rend vulnérables. Nous ne militons pas pour que les prostituées puissent bénéficier du même Code du travail que les autres professions, celui-ci étant encore largement améliorable, mais souhaitons au contraire les voir se diriger vers une autogestion qui serait d’autant plus facilitée que la société entière condamne le proxénétisme. La prostitution comme première activité professionnelle entièrement autogérée, voici qui en ferait grincer des dents plus d’un !

Violence et sexisme
La prostitution est actuellement une activité sujette à violence. Mais plus que l’activité en elle-même, ce sont les relations hommes-femmes, caractérisées par la violence et les rapports de domination, qui sont à remettre en cause. Il en est de la prostitution comme de tous les cadres où s’exercent des violences contre les femmes. Il n’incombe pas aux femmes d’éviter ces cadres, mais aux hommes de ne pas se montrer violents et à la société tout entière de condamner sans appel ces violences. Lorsque l’on parle de prostitution, on aime généralement à rappeler des chiffres, discutables et mal interprétés. Ainsi, 50 à 80 % des personnes prostituées auraient été victimes de violences, souvent à caractère sexuel, au cours de leur vie. En admettant que ces chiffres soient exacts (bien qu’ils soient fournis pas des associations qui n’ont de contact qu’avec une minorité des prostituées et les plus vulnérables et en situation de précarité), 20 à 50 % des prostituées n’auraient donc pas subi de violences. Il est donc un peu facile de voir un lien direct entre violences subies et début de la prostitution. Dans les études consacrées aux violences faites aux femmes (toutes les femmes), jusqu’à 50 % des femmes reconnaissent avoir été victimes de violences au cours de leur vie. On soupçonne que les chiffres réels sont bien supérieurs à 50 %. Presque toutes les femmes subissent des violences. Dès lors, les prostituées étant majoritairement des femmes, il est normal de trouver de nombreuses victimes de violences parmi elles. Ces violences passées ne sauraient constituer l’explication unique et satisfaisante à l’entrée dans la prostitution. Que certaines femmes traumatisées cherchent à « s’anesthésier » en recherchant les activités dangereuses, certes (voir Le Livre noir des violences sexuelles de Muriel Salmona). Mais nous refusons d’y voir une généralité ou d’utiliser le concept de « mémoire traumatique » pour discréditer la parole des prostituées ne se sentant pas salies par leur activité.
La prostitution est une activité dénigrée par la société, mais plutôt que, sous ce prétexte, la combattre, il convient de lutter contre ceux qui la dénigrent et voient dans les prostituées des objets dont on peut disposer à sa guise. De plus, le « stigmate de pute » (whore stigmat) tend à toucher, dans notre société sexiste, toutes les femmes considérées comme sexuellement « libérées ». Lutter contre l’image dégradée de la prostituée est une des tâches essentielles de l’antisexisme et de l’antipatriarcat. Considérer la prostitution comme une véritable activité professionnelle, avec des pratiques codifiées et strictes (en ce qui concerne l’hygiène et sa propre sécurité), définies par les prostituées et non sujettes à négociation, conduirait à refuser aux hommes le droit de considérer la prostituée comme un objet passif dont ils peuvent disposer. Des témoignages de nombreuses escorts confirment d’ailleurs que plus les tarifs sont élevés et le cadre de la rencontre strictement défini, plus les clients sont courtois, non parce qu’il s’agit d’hommes d’un statut social plus élevé, mais bien parce que les hommes violents recherchent avant tout des femmes-victimes sur lesquelles exercer une domination.
Si la prostitution n’est pas, selon nous, une conséquence du patriarcat, elle est sans nul doute en partie une conséquence du capitalisme qui induit une précarité d’une grande partie de la population. La prostitution occasionnelle n’a rien d’exceptionnelle et il est hypocrite de croire qu’elle ne concerne que les personnes particulièrement vulnérables économiquement. C’est une activité plus souvent ponctuelle que régulière pour de très nombreuses femmes, bien plus que tous les chiffres peuvent nous le laisser croire, et pour des raisons diverses. Si toutes les femmes qui se prostituent ou se sont prostituées rompaient le silence, il y a fort à parier que tout le monde en connaîtrait une dans son entourage : sœur, mère, collègue, amie… ce qui forcerait à reconsidérer les mythes qui entourent la prostitution.