Sortie de crise en Espagne ?

mis en ligne le 21 novembre 2013
Depuis plusieurs semaines, des membres du gouvernement espagnol, ainsi que des représentants de la finance, se relaient pour afficher leur optimisme à propos de la situation économique du pays. « C’est clair, en Espagne la crise est terminée », disait César Alierta, président de Telefónica (équivalent d’Orange) et du Conseil patronal de la compétitivité (CEC) 1. Et de nous expliquer que le secteur privé a fait d’énormes efforts ces dernières années (entendez « les travailleurs du secteur privé »), et d’avertir que « le secteur public doit aussi en faire » (là aussi entendez les travailleurs du secteur public). Et le Premier ministre, Mariano Rajoy, de déclarer, affirmer, asséner que oui ça va mieux et qu’« il y a des indicateurs qui permettent d’entrevoir de l’optimisme ». Entrevoir de l’optimisme ? Il refait le coup de Chirac qui entrevoyait, lui, le bout du tunnel ; c’était en 1974, il y a bientôt quarante ans, et nous, le tunnel, on n’en est toujours pas sorti.

La stratégie de la banane
Mais les dirigeants espagnols ont beau se forcer à sourire, la stratégie de la banane, ça ne prend pas pour tout le monde. Pour preuve, la grève récente des éboueurs madrilènes qui s’opposent à un projet de restructuration prévoyant 1 134 licenciements (sur 6 000 employés). Grève dure suivie par la presque totalité du personnel. Les quatre sociétés privées qui se partagent le marché ont immédiatement proposé de diviser par deux le nombre de licenciements, mais sans succès auprès des grévistes qui, eux, n’entrevoient aucun optimisme. Le combat continue, donc.
On apprend en même temps – et pas dans la presse révolutionnaire – qu’un pourcentage important d’accords d’entreprises (merci les syndicats réformistes !) prévoit le gel des salaires, voire leur baisse. En octobre dernier, on recensait 1 392 accords, concernant 499 674 entreprises et 4 208 757 travailleurs. Résultat des courses : 1 271 975 salaires gelés, 13 142 diminués et 140 000 anciens accords non renouvelés 2. Dans la presque totalité des cas, l’absence d’accord signifie évidemment une baisse des conditions salariales que les statisticiens, d’habitude si prompts à réagir et à « orienter », sont dans l’incapacité de chiffrer.
Un « miracle » semblait s’être produit en juin dernier quand l’Inem 3 avait annoncé 127 000 chômeurs de moins. Je dis bien « semblait » car on s’est bien sûr rendu à l’évidence : les Espagnols sans emplois, notamment les jeunes, s’exilent pour trouver un boulot et ne s’inscrivent plus sur les listes de l’Inem ; ça fait toujours ça de chômeurs en moins, mais d’exilés économiques en plus (et il ne s’agit pas d’exil économique à la Depardieu). Nous voilà revenus aux années 1950, sous Franco, avec la emigración de la olla (l’émigration de la marmite) comme disaient – un peu méchamment – les exilés politiques. Autre phénomène dû au manque de perspectives – malgré l’optimisme gouvernemental –, la moitié des désinscriptions au chômage sont dues à celles et ceux qui se lancent dans l’auto-entreprenariat. Du genre : réceptionniste pour ESO 4 devant posséder à son domicile deux lignes téléphoniques ; montant des revenus : 450 euros bruts. C’est ça être auto-entrepreneur, salaires plus faibles que les salaires de merde des salariés « normaux », et sans même bénéficier du Code du travail et de ses droits pour les travailleurs.

Plus forts et plus compétitifs
Mais le gouvernement Rajoy le dit, les médias le répètent : l’Espagne va mieux et va sortir de la crise plus forte et compétitive qu’avant. Ah bon ? Et les Espagnols, ils vont être plus forts et compétitifs aussi ? Et pour les chômeurs, ça va mieux aussi ? Quand ce gouvernement est arrivé au pouvoir en 2011, il y avait cinq millions de chômeurs (22 % de la population), aujourd’hui il y en a six millions deux cent mille (27 %). Avec un Code du travail détricoté de manière spectaculaire et unique dans l’histoire de ce pays, pour le plus grand bien des patrons : licenciements moins coûteux et diminution globale des salaires d’environ 15 % (enfin quelque chose qui baisse !). Dans le même laps de temps, les bénéfices des entreprises ont augmenté de 5 %. Il n’y a donc pas que des perdants au loto capitaliste, mais ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Les dés seraient-ils pipés ? On ne peut que constater : gagnants, les riches (de plus en plus riches), perdantes, les classes populaires et moyennes (de plus en plus pauvres). Alors oui, l’Espagne d’en haut va mieux, mais, pour l’Espagne d’en bas, ça signifie : baisse des salaires (quand il y en a un) et des retraites, détérioration des services publics (éducation, santé, transports). La majeure partie de la population paye la facture de la crise dont elle n’est pas responsable, alors que ceux qui l’ont provoquée, non seulement n’ont rien payé, mais, de plus, en tirent avantage.

Riches encore plus riches, pauvres encore plus nombreux
En Espagne comme ailleurs, comme en France, on nous ment en nous martelant que c’est la seule façon de sortir de la crise et de rembourser « la dette » (la dette de qui ?), que nous devons accepter des sacrifices pendant que tous les gouvernements aident les banques et le secteur financier. Chaque jour, on compte un peu plus de pauvres, y compris parmi ceux qui ont un emploi. Plus de 26 % des Espagnols sont pauvres d’après Caritas (équivalent espagnol du Secours catholique). En cinq ans, le nombre de foyers sans ressources a doublé pour atteindre le chiffre actuel de 630 000. Un travailleur sur dix ne touche que le salaire minimum (645 euros) ou moins. Les problèmes de malnutrition touchent des milliers d’enfants… Pendant ce temps, la Maison royale perpétue son rôle de parasite en menant un train de vie fastueux, ce qui n’empêche pas certains de ces membres de s’empêtrer dans des affaires de corruption (on n’est jamais trop riche). Les footeux professionnels multimillionnaires sont impliqués dans des affaires de fraude fiscale (on n’est jamais trop riche), les scandales financiers se succèdent au sein des grandes fortunes du pays qui placent leur patriotisme dans les paradis fiscaux (mais on n’est jamais…).
L’Espagne sort de la crise ? Pas les Espagnols en tout cas !





1. Constitué des dix-huit principales entreprises espagnoles.
2. Source : El País, le 12 novembre 2013.
3. Inem : Institut national pour l’emploi (équivalent espagnol de Pôle emploi).
4. ESO : Enseignement secondaire obligatoire.