Sous les pavés, la vase

mis en ligne le 6 février 2014
1731Antifa2Le pire ennemi du manifestant, c’est encore la pluie. Celle qui tombait dimanche dernier sur Paris n’a cependant pas empêché les rats de sortir des égouts. 26 janvier 2014. Jour à oublier ? Certainement pas ! 40 000 manifestants, selon les organisateurs, mais 17 000 manifestants selon la police ; que voulez-vous ? Il y a des jours comme ça où on préfère croire la police ! Et quand bien même ce ne fut pas une déferlante, ils étaient bien là, à battre le pavé, à visage découvert, triomphants de haine et d’intolérance.
On ne fera pas le coup de considérer tous les participants de cette joyeuse sauterie comme des néonazis, des crypto-fascistes ou des catholiques intégristes. Il y en avait certes en grand nombre mais au bout du compte ce furent tout de même eux qui firent le plus grand bruit. Eux en tout cas qui firent aussi les titres des journaux du lundi matin du fait de leurs slogans frais et printaniers du calibre, j’ose à peine l’écrire : « On s’est battus contre les pédés, on se battra contre l’IVG », ou bien encore le très digeste « Faurrisson a raison, la Shoah c’est bidon ». Classe et élégance… Dire qu’il y a encore peu de temps, on riait des pseudo-manifs de droite…
Le Printemps français, qui organisait ce raout pas très mondain, convenons-en, est, d’après le blog du journal Le Monde, « une étiquette sous laquelle sont réunis depuis près d’un an les éléments les plus radicaux anti-mariage pour tous ». Cet agrégat, ce ramassis même pourrait-on écrire, vient donc d’exercer son talent de manipulateur par un système de propagande parfaitement efficace : affiches non signées et débarrassées des habituelles logorrhées d’extrême droite et du Bleu-Blanc-Rouge traditionnel, utilisation massive des réseaux sociaux, vocabulaire adapté à la clientèle ; on y a même vu un visuel représentant un joli lanceur de pavé accompagné du slogan : « Condé, le 25 janvier tu vas manger », que n’aurait pas renié un punk ou un autonome de la grande époque et qui ferait presque frémir les anarchistes eux-mêmes ! Là où l’ignoble rejoint le fétide, c’est moins le contenu « petit blanc » que l’on peut rencontrer dans de nombreux milieux ou de nombreuses organisations que l’antisémitisme proclamé, clairement affiché et définitivement assumé. Qu’un petit boutiquier ou qu’un citoyen ordinaire considèrent qu’ils paient trop d’impôt, il n’y a rien de choquant ni d’inhabituel, que celui qui pense qu’il n’en paie pas assez nous écrive et il gagne un abonnement de deux semaines, mais qu’on retrouve ce même abruti entouré de ces galopins en chemise brune, il y a un pas que quelques-uns n’ont pas hésité à franchir, ils ont même mis le pied gauche dedans. Il y avait de tout là-dedans. Toujours d’après le blog du Monde : « Le défilé avait reçu le soutien d’une myriade d’associations pour une part fantomatiques ou liées directement au Printemps français comme le collectif Hollande dégage, le collectif des avocats libres de Frédéric Pichon ou le Camping pour tous. » Pas sûr que les louangeurs de vraies corridas, les pêcheurs à la ligne ou la pétanque boulonnaise aient été bien loin. Manquaient plus que les joyeux abstentionnistes du Nord-Pas-de-Calais ou les amateurs d’authentiques andouillettes (label AAA). Ouaf ! S’il est vrai qu’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui, ces fiers et altiers randonneurs de dimanche après-midi ne m’amusent pas du tout et gageons qu’ils ne fassent pas rire non plus le plus grand nombre.
Mais pourtant, loin de ne pas inquiéter ou à tout le moins nous interroger, cette émergence de l’idéologie d’extrême droite ne doit à aucun moment et à aucun endroit nous laisser indifférents. Un acteur clé de cette manipulation, c’est Alain Soral. Ce psychopathe, passé par le parti communiste comme bien d’autres, n’a pas hésité à déclarer à propos d’un film qu’il avait commis et éreinté par la critique : « J’ai été massacré par les deux cliques qui tiennent ce milieu, les pédés et les juifs », il a oublié les francs-maçons. Ou bien encore : « J’ai été manipulé par un juif qui a tiré la couverture à lui – explique très sérieusement Soral. À partir de ce jour-là, j’ai étudié le Talmud, l’histoire du sionisme. J’ai découvert que la trahison et la solidarité étaient au fondement de cette culture. » Paranoïa et névrose font bon ménage chez cet « intellectuel » encensé par Dieudonné et ses petits amis. Par ailleurs Farida Belghoul, l’une des figures de la Marche des beurs de 1983, est un des ces relais efficaces, elle qui croit déceler la théorie du genre dans le programme scolaire ABCD de l’égalité et qui prêche le boycott à l’école. Cette dame semble d’ailleurs fort prisée sur le site Égalité et Réconciliation (!), site du respectable Alain Soral, mentionné plus haut. Toute cette nébuleuse va donc surfer sur l’ignorance crasse et les rancœurs envers la classe politique.
Les « forces » seraient-elles donc en place pour un nouveau 6 février 1934 ? Cet affrontement direct entre ligards, en particulier de l’Action française, et l’État causa la mort de 14 manifestants. Si voir un gouvernement tomber sous la pression de la rue n’a jamais dérangé les libertaires, encore faut-il que la révolte soit portée par une volonté émancipatrice et non réactionnaire. « Nous devons donc – écrivait Albert Camus dans Le Libertaire – trouver en nous-mêmes […], c’est-à-dire au cœur de la pensée révoltée, les valeurs dont nous avons besoin. Si nous ne les trouvons pas, le monde croulera, et ce n’est peut-être que justice, mais nous nous serons écroulés avant lui, et ce serait infamie. »

Jean-Dominique Gottel