La liberté d’expression absolue : une tentation libérale aux accents liberticides ?

mis en ligne le 22 janvier 2015
Depuis le massacre perpétré à Charlie Hebdo, la question de la liberté d’expression a investi les médias et les discours des politiques. Au-delà de l’émotion et de la propagande de l’État, petit retour réflexif sur un concept qui, malgré son nom, n’est pas aussi « libertaire » qu’il y paraît.

L’escroquerie étatiste
« Liberté d’expression », voilà des mots qui, depuis l’attentat du 7 janvier 2015, sont dans la bouche de tous les politiciens et journalistes, qui n’en finissent plus de pavoiser dans les rues et sur les plateaux télé au cri de « Je suis Charlie ». Mais les voir ainsi brandir cet étendard n’est pas sans provoquer une réaction d’un dégoût certain. Car entre les représentants d’un gouvernement qui, en moins d’un an, a ne serait-ce que tué un manifestant (et grièvement blessé des dizaines d’autres) et interdit nombre de manifestations publiques (pour la résistance palestinienne, contre les violences policières, etc.) et des journalistes parmi lesquels beaucoup donnent dans la désinformation ou l’apologie des idéologies dominantes, ces défenseurs de la liberté d’expression devraient plutôt passer pour des hypocrites.
De fait, dans une société étatiste, la liberté d’expression ne peut être qu’hypocrisie. Comme le chantait le groupe de rap IAM, en 1997, dans Dangereux, « la liberté d’expression [est une] vaste plaisanterie/L’écart est grand entre ce qui s’entend et ce qui s’écrit ». Car l’État est une institution coercitive par essence, qui veille sur les intérêts économiques de la bourgeoisie et sur ceux de la classe politique qu’il a lui-même générée. Et la censure de l’expression des mouvements et des individus contestataires fait partie de son arsenal répressif, prenant des formes plus ou moins directes, plus ou moins spectaculaires selon les époques et les cibles. Aujourd’hui, outre la répression directe et violente des mouvements sociaux (interdiction de manifs, lourdes condamnations, etc.), cette censure politique est essentiellement économique : fini l’époque où l’État interdisait et saisissait les journaux politiques indépendants, il se contente désormais de les étrangler par le fric (et c’est efficace : il n’y a qu’à voir le nombre de canards qui ont disparu des kiosques en l’espace d’un an à peine !).
Mais le contrôle politique de l’expression, ce n’est pas seulement la censure ou la répression des manifestations publiques. C’est aussi l’inégalité d’accès aux moyens d’expression. Les grands médias sont désormais tellement pieds et poings liés à la grande bourgeoisie ou à l’État que les possibilités de faire entendre d’autres sons de cloche que ceux des porte-voix du capitalisme – néolibéral, mais aussi d’État, vert, etc. – sont rares et généralement peu mises en avant. Et cela est d’autant plus difficile que la culture médiatique est puissante et que quiconque intervient sur la scène publique par le biais des médias peut vite se faire démolir s’il n’en maîtrise pas les codes. En cela, le système est parfaitement rodé et biaise d’avance toute expression un tant soit peu hors du lot.

Une liberté liberticide
Quand bien même la liberté d’expression ne serait pas d’emblée biaisée par l’existence de l’État et la société de classes, serait-elle réellement souhaitable ? Car s’il est évident qu’une pluralité d’opinions doit pouvoir s’exprimer en toute liberté, cette pluralité ne doit pas être, à mon sens, une totalité. Il y a des opinions, des idées, des idéologies qui devraient ne jamais pouvoir s’exprimer. Ou, alors, jamais sans peine, ni sans mal – physique.
Prôner la libre expression des idées liberticides, c’est s’en faire le complice, par lâcheté ou par stupidité. Lénine, dit-on, parlait « d’idiots utiles » pour qualifier ceux qui, tout en étant ses ennemis politiques, lui permettaient de s’exprimer. L’adage voltairien selon lequel on devrait mourir pour que nos ennemis puissent s’exprimer (« Je hais vos idées, mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer ») est une odieuse imbécillité, qui plus est socialement dangereuse, vis-à-vis de laquelle je rejoindrai sans hésiter Louis-Antoine de Saint-Just, qui, lui, affirmait : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. »
Se faire le héraut d’une liberté d’expression absolue, c’est, au nom d’une simple position de l’esprit, faire courir des risques gros à ceux qui sont les cibles et les victimes des idéologies haineuses. C’est, aussi, méconnaître ou sous-estimer la puissance de l’expression (par la parole, par l’écrit), laquelle est autant un vecteur d’émancipation que de domination. Il suffit aujourd’hui d’entrouvrir ses yeux (et ses oreilles) pour se rendre compte de l’impact des discours populistes, des harangues xénophobes, des sketchs antisémites sur l’opinion dite publique. Les fascismes sont rarement arrivés au pouvoir par un coup de force militaire, se contentant généralement de communiquer habilement, de s’exprimer publiquement, et en toute liberté, pour asseoir leur légitimité au sein d’une partie du peuple. Et le fascisme qui s’installe par la persuasion et la conviction est plus difficile à éliminer que celui qui s’impose par la force. Disciples de Voltaire, êtes-vous prêts à prendre le risque ? Moi, non.
Au contraire, loin d’offrir des tribunes aux fascistes au nom d’un fumeux « débat d’idées », nous devons, en tant qu’anarchistes, pouvoir construire et apporter une réponse concrète, sur différents terrains et sous forme de riposte sociale et politique, à l’expression des idées liberticides. La société libérale d’aujourd’hui – qui dresse un trône à cette liberté d’expression – permet à l’extrême droite de parler en relative impunité, et les discours xénophobes ont d’autant plus d’audience qu’ils sont depuis longtemps portés de concert par les gouvernements successifs. Il est donc plus que jamais nécessaire de perturber cette libre expression, au moins de ne pas la laisser impunie. Empêcher les fascistes de défiler dans nos rues, attaquer leurs locaux, gâcher leurs rassemblements et meetings sont des actions que nous menons et que nous devons continuer à mener pour brider l’expression de ces ennemis politiques qui menacent directement, et dès aujourd’hui, nos libertés. Ce devrait être une banalité que de dire que, pour nous anarchistes, la parole fasciste n’a pas droit de cité.
Reste à savoir, après, quelle stratégie et quelles actions nous devrions adopter et mettre en œuvre pour récuser ces idéologies. Car, assurément, l’antifascisme ne se joue pas que dans la rue et l’opposition frontale et violente. Il se joue surtout dans les analayses politiques que nous saurons développer pour construire un autre regard sur la société et sur notre implication sociale, réelle et concrète, en tant qu’anarchistes, dans nos milieux de vie. 

La liberté doit être un principe excluant
À lire ou à entendre certains camarades libertaires, notamment ces derniers jours, l’anarchisme devrait être vent debout pour défendre une liberté d’expression absolue. Certains d’entre eux vont même jusqu’à se fourvoyer en signant des pétitions pour l’abrogation de la loi Gayssot (celle qui prétend condamner les propos racistes, antisémites ou xénophobes). Ainsi, pour ces anarcho-voltairiens, tout le monde, y compris nos ennemis politiques les plus directement dangereux (autrement dit les fascistes), aurait droit à la libre parole. Et ce, au nom d’un respect absolu et jusqu’au-boutiste de la liberté. À mon sens, il s’agit là d’une conception libérale, et non pas anarchiste, de la liberté, et, au-delà des raisons exposées précédemment, il me paraît important de préciser ce qu’est et devrait être, pour moi, une approche anarchiste de l’idée de liberté.
Penser que, dans une perspective libertaire, il est absolument essentiel que nous puissions tout dire tout le temps, même les pires assertions racistes, revient, au final, à ne proposer qu’une énième société basée sur la loi de la jungle, celle du plus fort – une société finalement pas très éloignée de celle dans laquelle on vit, capitaliste et étatiste. Car dans une société libertaire qui ne serait pas dotée d’une forme d’organisation collective capable d’interdire l’expression d’idéologies meurtrières, c’est celui qui criera le plus fort qu’on entendra, et la liberté d’expression tant chérie ne sera plus qu’un tremplin pour le grand bond en avant de la haine. Et, alors, le spectre du fascisme – au sens large –, loin d’être un vilain souvenir, pourra à nouveau hanter notre monde… Car c’est bien là, à mon sens, que réside le danger, réel, de dresser un trône à une liberté qui ne serait « pensée » que comme un principe sacro-saint auquel on ne touche pas, une idée permissive à l’extrême, un absolu idéologique quasi nihiliste.
La liberté ne doit pas être conçue comme une pure abstraction à laquelle on sacrifie tout comme des religieux à un dieu, mais bien comme un concept clair et précis, défini et élaboré collectivement pour être le vecteur d’une organisation sociale sans autorité, garantissant l’intégrité (physique et morale) de tout un chacun. Il ne s’agit pas de dire « Vive la liberté ! » pour que la liberté devienne réalité, il nous faut la penser au quotidien et la construire ensemble. Cette construction collective, qui doit être permanente, suppose de donner un cadre à l’expression de la liberté, un cadre certes vaste, mouvant sur bien des sujets, mais rigide et inflexible sur d’autres, un cadre susceptible de marginaliser, sinon d’anéantir, l’expression – sous toutes leurs formes – des idéologies liberticides, celles qui, par la haine, portent directement atteinte à l’intégrité de l’individu ou d’une collectivité (le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, le sexisme, l’homophobie). À cet égard, et de mon point de vue anarchiste, la liberté est donc, aussi, un principe excluant.
Alors, voulons-nous vraiment de cette liberté d’expression ? Je n’en suis pas si sûr. Et si oui, alors il nous reste à (re)définir ce qu’elle recouvre exactement, pour éviter le piège de l’interprétation libérale sur lequel fleurissent les fascismes.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Degmi

le 5 février 2015
Je vois surtout beaucoup de pessimisme dans cet article. Vous partez du principe que si les fascistes s'exprimaient librement, alors ils triompheraient. Voyez la manif pour tous : Elle distille sa haine en toute liberté et pourtant l'opinion publique s'oriente toujours plus vers l'approbation de la loi Taubira. Les fascistes n'ont d'autres but que de faire taire leurs adversaires et ils le font par la force. Si les défenseurs de la liberté prennent la peine de s'exprimer, c'est eux qui gagneront cette guerre. Que réclament les religieux de tout poil ? L'interdiction du blasphème; et c'est par la force, par la violence étatique qu'ils comptent bien l'obtenir. Quant à Hitler, il s'est arrangé pour obtenir les pleins pouvoirs en mettant les députés communistes en prison, si ma mémoire est bonne.

luc lefort

le 5 février 2015
je suis, comme guillaume goutte,pour le maintient de la loi gayssot,ceux qui veulent la remettre en cause,sont,en particulier,les négationistes.
il y a eu une tribune de r braumann dans le journal "le monde" après les manifestations "je suis charlie" du 11 janvier dernier.r braumann demande dans cette tribune l'abrogation de la loi gayssot et explique pourquoi lui "n'est pas charlie".de la part d'un intellectuel de cette envergure,ça rend triste de constater qu'un évènement aussi tragique,peut retourner sinistrement un individu de cette qualité.

l'antisémitisme et le racisme relèvent déjà assez leurs sales gueules,inutile de changer les lois dans ce domaine.

la pulga

le 5 février 2015
Je suis également d'accord avec l'analyse de Guillaume Goutte. D'ailleurs, Cavanna reprenait l'expression de St Just:" Pas de libertés pour les ennemis de la liberté." Même Hara-Kiri et Charlie-Hebdo, peut-être les journaux qui ont repoussé le plus loin les limites de la liberté d'expression, n'ont jamais considéré celle-ci comme absolue. Cavanna encore: " La liberté consiste à faire tout ce que permet la longueur de la chaine." Mais pour lui, la chaine a un début et une fin. D'ailleurs, les mecs de Charlie n'étaient pas aussi tarés qu'on peut le croire: ils savaient parfaitement jusqu'ou ils pouvaient aller, et connaissaient les limites à ne pas dépasser. D'ailleurs, ils ont remporté quasiment tous leurs procés, même ceux que leur assignaient les organisations religieuses et qui portait sur la religiophobie du journal. Car critiquer et moquer les interdits et tabous les plus ridicules et liberticides des religions, et de leurs livres sacrés, ce n'est en rien une apologie du racisme ou de la violence ( même si ça peut blesser la conscience des croyants profonds, tout comme certains rites et exercices religieux peuvent affecter les athées les plus radicaux) . Faut pas tout mettre dans le même sac.