Papon ou la continuité de l'État (5)

mis en ligne le 25 février 2007

Jeudi 2 avril, 9 heures du matin. Après dix-neuf heures de délibéré, ce qui laisse supposer que les débats ont été approfondis et contradictoires, la Cour d'Assises de la Gironde rend son arrêt. Maurice Papon est condamné à dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crime contre l'humanité, ainsi qu'à dix ans d'interdiction des droits civiques, civils et de famille. Il est reconnu coupable de complicité d'arrestations et de séquestrations dans quatre des huit convois de déportation des juifs, partis de Bordeaux vers Drancy entre juillet 1942 et mai 1944, qui avaient été retenus par l'arrêté de renvoi rendu par la Chambre d'Accusation en 1996. Mais la complicité d'assassinat, a priori l'infraction majeure qui sous-tend la connaissance de la solution finale, est écartée. Cette décision est calquée sur le réquisitoire initial soutenu par le ministère Public devant cette même Chambre d'Accusation, retour en quelque sorte à la case départ.

Maurice Papon, qui n'a pas cillé à l'énoncé de la décision, et qui n'a pas eu un mot de regret à l'égard des victimes lors de sa dernière déclaration devant la Cour, signe aussitôt une procuration pour son avocat, M

La décision rendue apparaît comme une demi-mesure bâtarde, un jugement de Salomon qui se voudrait «politiquement correct» et permettrait de tourner la page. Les victimes ont obtenu la condamnation de Maurice Papon, ce haut fonctionnaire, ancien ministre, prétendument «intouchable» et de toute façon irresponsable puisqu'il aurait agi «dans l'exercice de ses fonctions». Mais ce dernier est exonéré de la complicité d'assassinat car, simple rouage intermédiaire, il ne pouvait qu'ignorer la solution finale.

Un jugement de Salomon

Et c'est là que le bât blesse. Car ce qui est manifeste dans la déportation, c'est qu'il y a un trajet qui part des premières lois d'exclusion prononcées contre les juifs par le régime de Vichy jusqu'à la chambre à gaz. La mort civique et professionnelle des juifs, c'est le prodrome de la solution finale. Nous sommes en présence d'un crime d'État. La force publique est mise au service du crime. Le massacre est organisé, appuyé par les mécanismes de l'État, lequel déploie toute sa logistique à cet effet, et Papon en a sa part. Toute sa part. C'est lui qui a la délégation du Service des questions juives. C'est lui qui met en œuvre le fichier, l'arme du crime qui va permettre d'établir les listes, ces listes qui vont permettre à leur tour l'arrestation, la séquestration et la déportation de ces hommes, femmes et enfants juifs, simplement «coupables d'être nés».

En vingt mois, dix convois partent de Bordeaux à Auschwitz, via Drancy. Il ne connaît pas le nom d'Auschwitz mais il sait qu'ils partent vers l'est, vers une «destination inconnue» mais sans espoir de retour. Évoquant la petite Nicole Grunber, il a reconnu que «la laisser à ses parents, c'était aller vers l'anéantissement». Et avec les moyens d'investigation et de communication dont il disposait, il ne pouvait ignorer les informations convergentes à ce sujet, comme la déclaration commune le 17 décembre 1942 des 11 gouvernements Alliés et du Comité de la France libre, réunis à Londres, indiquant que leur attention a été attirée par «de nombreux rapports d'Europe selon lesquels les autorités allemandes mettent en application l'intention si souvent répétée d'Hitler d'exterminer le peuple juif en Europe».

Les internés du Camp de Drancy disaient eux-mêmes partir à «Pitchipoï», ce quelque part qui signifiait nulle part. Quant aux «Justes», ces français de toutes conditions qui cachaient les enfants juifs, s'ils bravaient les lois de Vichy et les ordonnances allemandes, c'est qu'ils savaient le sort qui les attendaient.

Véritable n° 1 bis de la préfecture de la Gironde, la plus importante de zone occupée, Maurice Papon n'est pas un fonctionnaire subalterne mais un fonctionnaire d'autorité qui a pouvoir de décision puisque, s'il est manifestement indifférent au sort général des juifs, il est en mesure de faire des exceptions pour les juifs «intéressants», «la discrimination entre juifs et aryens étant faite et ayant donné satisfaction» (note du 12 janvier 1944). Si l'on peut donc estimer possible une gradation de la peine pour les simples exécutants, à l'instar de «ceux qui ont poussé les juifs dans les wagons», à partir d'un certain niveau de responsabilité tel qu'il vient d'être explicité, quelle peine peut être retenue sinon la plus grande sous peine de vider de son sens la «singularité» du crime contre l'humanité ? N'en reviendrait-on pas autrement, selon l'expression d'Hannah Arendt, à «banaliser le mal» ?

Cela étant, même en écartant la complicité d'assassinat, la Cour d'Assises a dit que le crime contre l'humanité commençait dès l'arrestation et la séquestration. Le simple fait d'appréhender et d'interner quelqu'un pour la seule raison «qu'il est ce qu'il est» -- le «crime d'être né» --, relève désormais du crime contre l'humanité.

Et si bien sûr à travers Papon c'est l'administration de Vichy qui est condamnée et se voit ainsi associée au génocide, c'est l'Administration en tant que telle qui est également visée : elle ne saurait désormais se retrancher derrière les ordres reçus si ceux-ci sont manifestement contraires aux principes généraux du droit et à la morale. Est ainsi consacrée une obligation de désobéissance, une obligation de refuser d'accepter une loi injuste. L'objection de conscience doit primer sur la continuité de l'État.