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par Réponse de Guillaume Davranche le 3 février 2020

Guillaume Davranche : Quelques réponses

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Réponse à René Berthier lien pour lire sa critique

Merci pour ta longue et scrupuleuse critique. Elle invite au débat ! En espérant que celui-ci intéressera les lectrices et les lecteurs, je te fais donc une réponse argumentée.

Certaines de tes remarques tapent dans le mille, et j’en tiendrai compte pour rectifier le livre dans une édition ultérieure. D’autres sont discutables. D’autres encore relèvent peut-être d’un malentendu. Certaines, enfin, témoignent de divergences d’analyse réelles.

Là où tu vises juste

Pour commencer, tu as entièrement raison de regretter que, dans le chapitre sur l’internationalisme, je n’aie mentionné que le renoncement d’une partie des anarchistes en 1914, au nom de la défense républicaine, oubliant celles et ceux qui menèrent une action collective contre la guerre et l’union sacrée. Le pire est que je connais précisément cette histoire et que j’ai déjà beaucoup étudié le sujet ! Honte à moi, donc. Et promesse d’une correction future.

Ensuite, j’ai effectivement été expéditif avec le concept de « prise au tas », puisque j’ai omis de citer son pendant : le « rationnement » pour les ressources qui n’étaient pas en abondance. Cela aussi je le rectifierai. En revanche je maintiens mon raisonnement : le communisme anarchiste des débuts, celui des années 1880, induisait une logique peu écologique, du simple fait qu’il écartait toute régulation de la production et de la consommation. L’idée qui circula alors était bien qu’une fantasmatique abondance résoudrait tout, la production devant déborder les besoins. Les brochures Les Produits de la terre et Les Produits de l’industrie, édités dans les années 1880 par Le Révolté (et faussement attribués à Élisée Reclus, selon Gaetano Manfredonia), en témoignent. Il est d’ailleurs possible que Kropotkine ait voulu dissiper la confusion avec ce binôme prise au tas/rationnement qu’il prône, au début de la décennie suivante, dans La Conquête du pain (1892).

Là où il y a malentendu ou discussion

Là où il y a malentendu en revanche, c’est sur Élisée Reclus. Tu as mal lu, car je n’ai pas écrit qu’il était « porteur d’une logique bien peu écologique » : ce jugement, je le porte sur la conception du communisme anarchiste des débuts qu’on peut trouver assez légère sur ce point… avec nos lunettes du XXIe siècle évidemment, évitons une sévérité anachronique.

Sur la question nationale, en te lisant que je me dis que l’aphorisme de Rudolf Rocker « C’est l’État qui crée la nation, et non la nation qui crée l’État » peut être mal interprété. Car l’émergence d’une conscience nationale peut précéder l’établissement d’un État, comme le constatait Bakounine et ses amis, et comme nous le montrent les exemples palestinien, kurde, sami et bien d’autres. Rocker voulait dire que c’est l’État qui fixe et fige l’identité nationale en fonction de ses intérêts. Je clarifierai cela.

Le discours de Bakounine en 1868 fixe la stratégie révolutionnaire vis-à-vis de la question nationale. J’ai choisi de l’utiliser, plutôt que des écrits de l’époque du Printemps des peuples, d’une part parce que son discours de 1868 résume admirablement les choses ; d’autre part parce qu’il coïncide avec le début de sa « période anarchiste », et que je préfère éviter d’y « annexer » des écrits antérieurs de vingt ans.

Sur la question des religions : attention je n’ai nulle part écrit que le mouvement anarchiste pourrait, dans certains cas, « reconnaître une religion officielle » ! Cela n’aurait aucun sens. J’ai écrit que la démocratie directe que nous prônons n’entraînera pas automatiquement des institutions laïques. Car dans certaines sociétés où une religion est hégémonique, « les assemblées populaires », malgré les protestations anarchistes et laïques, pourraient ne voir « nulle malice à attribuer des moyens matériels et humains aux cultes, voire à reconnaître une religion officielle » (page 64). Et j’enchaîne : « Le recul de l’influence religieuse est un prérequis à l’avènement d’une société laïque. » Bref, il me semble que j’explique bien, ici, l’importance de promouvoir l’athéisme – qui, heureusement, progresse déjà par lui-même dans de nombreuses régions du monde.

Sur la question des stratégies révolutionnaires, je reprends les « idéaux-types » définis par Gaetano Manfredonia, que je trouve très pertinents, et je lui rends hommage à ce propos. Sa grille de lecture permet en effet de dépasser la mauvaise typologie brossée il y a près d’un siècle par Voline et Sébastien Faure (individualisme, communisme, syndicalisme). Mais ce choix n’induit pas un dépassement du synthésisme ni du plateformisme, dont je ne dis mot dans ce chapitre. Synthésisme et plateformisme sont des modes d’organisation militante. Ils ne définissent pas, en eux-mêmes, une stratégie révolutionnaire. Et les trois idéaux-types (insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur) pourraient se retrouver aussi bien dans une organisation synthésiste que dans une organisation plateformisme. Il s’agit bien de deux chapitres différents.

Là où il y a divergence

Dans le chapitre sur les religions, tu fais allusion à la manifestation du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie à Paris, que je n’évoque pas. Tu dis qu’une organisation libertaire pouvait « légitimement appeler à y participer », mais que c’était « le comble de la démagogie » d’en être coorganisatrice. Là on n’est plus dans la critique du livre, mais je te réponds tout de même : je suis en désaccord. Une organisation politique qui veut s’impliquer sur un front de lutte (ici l’antiracisme) doit pouvoir codéfinir le contenu d’un cadre unitaire. En l’occurrence, l’UCL, en coorganisant la manifestation du 10 novembre, a contribué à ce qu’elle soit, sans ambiguïté, sur une ligne laïque et antiraciste. Se tenir à l’écart et observer ce qui se passe à la jumelle avant de décider, ou non, de se rallier, condamnerait l’anarchisme à n’être qu’une force d’appoint, sur des lignes politiques définies par d’autres.

Concernant le chapitre sur les modes d’organisation, je maintiens ce que j’écris sur le type « alliance bakouninienne » : c’est un mode d’organisation « qui n’est jamais pleinement assumé – ou alors avec humour », tout simplement parce qu’il relève des sociétés secrètes en usage au XIXe siècle. Je pense à celles que Bakounine a échafaudées entre 1864 et 1866 sous différents noms : Alliance de la démocratie sociale, puis Alliance des révolutionnaires socialistes, puis Fraternité internationale. L’Alliance de la démocratie socialiste (ADS) que tu évoques n’avait, elle, rien de secret : c’était le nom de la section genevoise de l’AIT animée par Bakounine. Avant elle, il y avait eu l’éphémère Alliance internationale de la démocratie socialiste (AIDS) dont le programme n’était par ailleurs guère anarchiste.
A ma connaissance, les organisations plateformistes ou espécifistes ne se sont jamais réclamées de ce mode d’organisation, leur ambition étant au contraire de sortir de la confidentialité et de la discrétion ! Si elles reproduisent ce modèle, c’est plutôt à leur corps défendant, lorsqu’elles ne parviennent pas à exister publiquement comme elles le souhaiteraient. L’UTCL se voyait ainsi, sur sa fin, comme une « organisation-réseau, une sorte d’alliance bakouninienne involontaire », comme le rapporte Théo Rival dans son livre Syndicalistes et libertaires. Une histoire de l’UTCL (AL, 2013).
Quand j’écris que que le mode « alliance bakouninienne » « a pu inspirer » l’Alliance syndicaliste (1971-1982), je me fie à ce que j’ai pu en lire dans les cartons dédiés à l’AS au Fonds d’archives communistes libertaires (Montreuil), et notamment à un long texte d’analyse sur la crise de l’AS, rédigé par Jacky Toublet à la fin des années 1970. Mais je me réfère aussi, tout simplement, à ce que tu en disais toi-même dans ta brochure A propos de l’Alliance syndicaliste (No Pasaran, 2008) : « le modèle sur lequel nous nous appuyions était celui de l’Alliance bakouninienne […]. Je ne pense pas que l’emploi du mot “Alliance” dans le nom de notre organisation ait été fortuit. »
Enfin, sur les passages que je consacre au plateformisme et au synthésisme : je ne peux me lancer – car cela nous emmènerait trop loin – dans une réponse point par point aux nombreuses critiques que tu formules sur ce passage du livre. Elles se rapportent en fait essentiellement aux différences entre la FA (qui se dit synthésiste) et l’UCL (qui s’inscrit, de facto, plutôt dans la tradition plateformiste, même si elle ne s’en revendique pas). En tout cas je prends note de tes objections, et je réfléchirai à une réécriture pour nuancer, ou en tout cas éviter des surinterprétations à cet endroit.
Encore merci pour ton point de vue sur ce petit opus, Dix questions sur l’anarchisme, qui je l’espère aidera à diffuser largement les idées révolutionnaires et le projet communiste libertaire.

Franches salutations !

Guillaume Davranche
PAR : Réponse de Guillaume Davranche
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