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par Pascual Muñoz le 22 mars 2021

Uruguay: Les pentes glissantes

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Traduction Monica Jornet Groupe Gaston Couté FA

11.03. 2021.




C’est toujours en recherchant l’impossible que l’être humain a accompli le possible et les personnes qui s’en sont sagement tenues à ce qui leur paraissait possible, n’ont jamais avancé d’un seul pas."
M. Bakounine, La liberté.

1.
Les peuples ont tous leur propre histoire, et la nôtre est particulièrement riche en expériences de construction sociale émancipatrices et autonomes face aux pouvoirs dominants. La seconde moitié du XIX siècle, déjà, a vu se consolider des organisations de travailleurs à la recherche du bien-être collectif à travers l’effort mutuel. Et le dernier quart de ce même siècle a vu se consolider des sociétés de résistance qui ont conquis de meilleures conditions de vie et de travail à travers la lutte sociale, l’alphabétisation des travailleurs, les coopératives de travail et un projet de construction d’une société au profit de toutes les personnes et pas seulement des détenteurs de capitaux, en marge des institutions en place et contre elles. Dans l’éventail des courants socialistes, nous pouvons en distinguer clairement un dont la démarche passe par les voies autorisées par les institutions pour cette transformation et un autre qui ignore ces limites, considérant qu’elles empêchent d’atteindre cet objectif.

Les premières sociétés ouvrières locales, au cours de la décennie de 1870, envisagent l’amélioration des conditions de travail à travers des accords pacifiques avec le patronat. Cependant, au milieu de la décennie suivante, en raison des échecs répétés, elles s’organisèrent en sociétés de résistance, lançant des grèves et attaquant les intérêts économiques du patronat. L’efficacité notoire des pratiques d’action directe fit naître des dizaines de sociétés de résistance et des vagues de grèves au XX siècle. Tandis que le Parti Socialiste (fondé en 1910) proposait l’obtention pacifique de lois ouvriéristes, la Fédération Ouvrière Régionale Uruguayenne (1905) choisissait d’ignorer les institutions capitalistes et proposait une organisation régionale de communautés de production et de propriété collective des moyens de production, soutenant cette idée par des grèves, des sabotages et un énorme travail culturel et social, indépendant de l’État.

2.
Le courant réformiste, qui servit de contrepoids à l’avancée ouvrière, fut guidé par les gouvernements de José Batlle y Ordóñez. Dans le monde ouvrier, majoritairement anarchiste, alors que certaines figures défendaient les réformes ainsi mises en œuvre, d’autres abordaient la tâche ardue de les remettre en cause et de s’interroger sur ce que cela signifiait pour le mouvement social. Nous ne croyons pas que les réformes légales et l’interventionnisme de l’État représentent une amélioration ; nous pensons, au contraire, que ce sont justement les meilleurs moyens pour la bourgeoisie de stopper, ne serait-ce que momentanément, la révolution et la prise de conscience du prolétariat. Si les peuples s’habituent à attendre leur bonheur de l’État, ils finiront par créer le plus monstrueux des dieux, castrateur et tuant tout sentiment de dignité, de liberté et de justice.

Plus tard, le courant socialiste de parti, mené par le Parti Communiste uruguayen, devint prédominant, l’emportant peu à peu sur les organisations ouvrières autonomes de la politique des partis, mais leur autonomie ne se démentit pas (grève de la presse de 1936, grèves dans le secteur de la réfrigération en 1943 et grèves générales en 1951 et 1952). La consolidation de la CNT, en 1965, n’aurait pu avoir lieu sans la participation active des tendances révolutionnaires qui, quoique minoritaires, soutinrent et garantirent l’unité en défendant les valeurs historiques de l’autonomie ouvrière.

3.
La constitution de la coalition Frente Amplio, en 1971, a, sans aucun doute, signifié l’entrée dans l’histoire du courant parlementaire socialiste comme force politique en Uruguay. Le Frente Amplio s’est présenté comme une alternative légale et démocratique dans un contexte régional où la rupture révolutionnaire était perçue comme possible. Les secteurs révolutionnaires – très actifs quoique minoritaires– mettaient en garde : «[L’électoralisme] est une dangereuse voie sans issue, qui ne conduit qu’au désarmement moral et à la défaite du peuple […]. A chaque fois qu’un président s’est engagé à fond contre les intérêts des classes dominantes, il a été viré par un coup d’État » (FAU). De plus, ils considéraient la nouvelle option électorale comme un recul du mouvement social. En ces années de résistance, une réelle conscience quant à la nécessité d’un changement révolutionnaire s’est faite jour. A la lumière de ces faits, les secteurs les plus lucides de la bourgeoisie ont constaté que la seule répression ne suffisait plus. Ils ont donc résolu de créer de nouvelles perspectives "d’amélioration" interne du système.

Si le coup d’État au Chili a confirmé l’une des prédictions, la voie prise par le conglomérat de gauche viendra confirmer le reste. Comme toute organisation verticale cherchant à guider les destinées d’autrui, elle doit cacher les abdications permanentes en les faisant passer pour des décisions judicieuses pour le bien de tous. Depuis les accords secrets entre les dirigeants tupamaros et l’Armée, en passant par le Pacte du Club Naval, la gauche a pratiqué avec constance une politique de soutien et de renforcement du système d’injustice sociale qu’elle avait promis de transformer.

La gauche politique a joué très tôt un rôle dans le jeu démocratique, comme l’a reconnu José Mujica pendant la crise de 2002 : elle a agi comme une digue contre les passions rebelles et antisystèmes et les canalisant vers les voies de la légalité. Son pari d’un changement progressif et possibiliste est devenu une politique d’État du jour où Mujica a remporté les élections. Il avait promis de stopper l’impact écologique dévastateur des industries papetières pendant la campagne électorale présidentielle pour les assurer ensuite de son soutien total et inconditionnel quand il est entré en fonctions. Le point d’orgue a été la cession historique au capital étranger avec le contrat UPM2.

La gauche a été une gestionnaire efficace du capitalisme, générant une plus grande distribution de la richesse, ce qui a entraîné une augmentation du pouvoir d’achat de la population mais pas forcément la construction d’outils culturels et matériels pour une transformation sociale. On ne peut nier que les institutions ont misé sur la culture et consacré des droits chers aux valeurs morales de la culture politique de gauche. Mais cela s’est fait au prix de la canalisation de la capacité d’auto-organisation sociale vers une grande dépendance envers les institutions, et ce au travers du financement.

Le Frente Amplio a pu gouverner sans la pression d’une opposition de gauche et réprimer les manifestations sociales d’opposition, allant jusqu’à réintroduire -en novembre 2005, pour la première fois depuis l’ouverture démocratique- la prison pour motifs politiques, approuver la loi antiterroriste, qui criminalise la contestation sociale, réprimer les manifestations de rue, perfectionner le dispositif de répression policière dans les banlieues et appliquer un modèle économique extractiviste au profit au grand capital.

4.
La nouvelle orientation politique du gouvernement multicolore présente cette gestion sociale-démocrate comme un trésor à récupérer et préserver. Les politiques de gauche sont -peut-être- meilleures à court terme. Mais cela ne nous oblige pas, en tant que société, à nous contenter d’aspirations médiocres et à accepter des discours qui ne proposent qu’un renforcement des structures d’injustice sociale. Le problème ne tourne pas autour de la question de savoir qui est notre gouvernant mais de savoir pourquoi nous déléguons le pouvoir collectif de conquête de solutions réelles pour satisfaire nos besoins à des intermédiaires qui stérilisent notre action.

Le fait qu’en période électorale, un homme politique finance l’assainissement d’un quartier manquant de tout, ne résout pas le problème de fond. Le fait que ses habitant.e.s s’auto-organisent pour résoudre leurs problèmes, ça oui, car cela produit la capacité d’être indépendant.e.s et d’utiliser leur vie comme puissance créatrice. Les besoins collectifs ne se satisfont que lorsque les personnes impliquées parviennent à prendre le contrôle de leur environnement et à générer des dynamiques collectives fortes et efficaces. Si nous renforçons les organisations sociales hors ingérence des institutions, nous aurons la possibilité de créer des structures réelles nous libérant de la dépendance du système économique et de construire une force capable de défier localement les avancées répressives constantes du capitalisme global et ce en consolidant notre autonomie face aux pouvoirs en place.

Pascual Muñoz est l’auteur de "Aletazos de tormenta. El anarquismo revolucionario a comienzos de siglo XX", La Turba, Montevideo, 2017,


PAR : Pascual Muñoz
in El Libertario
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