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par François le 20 janvier 2020

Pour une sociologie politique du capitalisme (3e partie)

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destruction de l’échange, ensecrètement et déni, ou comment un système aussi immoral réussit à perdurer

Article extrait du Monde libertaire n°1812 de décembre 2019
Le syndrome du déni : de la responsabilité des scientifiques

Le capitalisme met donc la production scientifique sous pression. Il faut alors examiner la position des scientifiques et des acteurs face à ce que l’historien des sciences Jean-Jacques Salomon appelle « le syndrome du déni » (Le scientifique et le guerrier, Belin, 2001). Rappelons pour commencer que l’objectif de la science expérimentale est défini en 1662 par la Royal Society anglaise : « assurer le perfectionnement de la connaissance des choses naturelles et de tous les arts utiles sans se mêler de théologie, métaphysique, morale, politique ». L’université conquiert ainsi son indépendance (autonomie et neutralité) vis-à-vis du pouvoir de l’Église et de l’Etat. Cependant, toute activité se professionnalise et la professionnalisation de la recherche scientifique a progressivement placé les scientifiques au cœur de l’histoire économique et politique.

L’activité scientifique est aujourd’hui confrontée au marché : bon nombre de scientifiques travaillent dans des entreprises privées, les universités sont de plus en plus financées par des entreprises privés ou leurs fondations, la grande majorité des chercheurs travaille sur des contrats avec le secteur privé ce qui entraîne une transformation des contenus et des méthodes de la recherche.

En sociologie par exemple, les travaux produits dans le cadre des laboratoires remplissent une triple fonction : la production de connaissances théoriques, la réponse fonctionnelle à des questions sociétales (souvent en provenance de l’entreprise) et la notation des chercheurs (échelle de mérite par rapport au nombre de publications) qui impacte donc la progression de la carrière professionnelle. La déontologie de la recherche suppose de laisser aux chercheurs une totale liberté d’investigation. Mais, dans la mesure où, par définition, les recherches aboutissent à des résultats au moins en partie imprévisibles, une pression peut s’exercer sur leurs auteurs afin que les résultats puissent être utilisés dans la cadre d’une communication d’entreprise rentable ou puissent ne pas infirmer celle-ci : l’association américaine Union of Concerned Scientists a ainsi relevé environ un tiers de cas de censure sur 1600 enquêtes concernant les termes de « réchauffement global » et de « changement climatique » entre 2001 et 2006. Il arrive même que la démarche scientifique s’accommode, sans qu’il soit besoin de la manipuler, de la subordination des multinationales ou des États.

Toujours est-il que cette fuite en avant pour promouvoir la science et les techniques ne se fait pas sans risques : la connaissance scientifique et son usage sont mis en question à la suite de drames/scandales comme (et pour ne citer que quelques cas français) celui du sang contaminé en 1984, de l’amiante à Jussieu en 2007, du médicament Médiator de 1975 à 2007 ou bien encore de la trentaine de suicides entre 2008 et 2009 à France Télécom du fait du management.
De plus, le problème ne se limite pas à l’usage des travaux mais à leur production même : en économie par exemple, Christian Chavagneux, dans le mensuel Alternatives Économiques de mai 2011, cite l’économiste américain Paul Krugman qui accuse la science économique de n’être bien souvent qu’un outil théorique utilisé par ses confrères pour être mise au service des intérêts politiques qu’ils défendent, suite à l’affirmation de la théorie économique dominante que toute crise économique et financière était devenue impossible... Deux autres chiffres enfin : 55% des économistes pensent que la crise financière de 2008 signe l’échec de la macroéconomie moderne et que la théorie des marchés efficients est à mettre au placard, or ce sont les deux piliers des maquettes d’enseignement de la plupart des départements de science économique, départements de science économique qui, en France, ne sont que 20% à proposer à leurs étudiants un enseignement d’histoire de la pensée économique...

Selon Jean-Jacques Salomon, cette relation étroite entre chercheurs, politiciens et capitalistes n’est pas nouvelle. Selon lui, les guerres du XXe siècle ont joué un rôle majeur dans l’évolution des pratiques scientifiques : le chimiste allemand Fritz Haber a reçu le prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, servant de base à la fabrication de gaz asphyxiants utilisés pendant la Première Guerre mondiale. Werner Von Braun, grand physicien et officier supérieur SS, passa allègrement des V1 et des V2 fabriqués à Dora à la fusée Saturne du programme Apollo après avoir été exfiltré par les américains en 1945. Il déclarait : « tout ce que je veux réellement, c’est un oncle riche » : commentaire de Salomon : « en somme, après l’oncle Himmler, l’oncle Sam ». Sous le nazisme, la réflexion biologique se tourne vers l’extermination des malades mentaux et des « non-conformes », les expérimentations menées dans les camps de concentration et le recours industriel aux chambres à gaz pour la « solution finale ». Il est impossible selon Salomon de minimiser le rôle qu’y ont joué les biologistes, chimistes, médecins, anthropologues, psychologues et bien d’autres. Rappelons aussi que lors de la conférence de Wannsee qui se tient à Berlin le 20 janvier 1942 pour mettre au point l’organisation administrative, technique et économique de la Shoah, sur les quinze hauts responsables nazis présents, dix sont titulaires d’un doctorat... L’objectif principal du travail de Salomon est de comprendre comment des scientifiques acceptent de se subordonner à des finalités aussi opposables (le mot est faible) à la déontologie scientifique ? Comment rendre supportable cette forme de double lien ? Il parle alors de « syndrome du déni » et cite l’exemple de Freeman Dyson (né en 1923), physicien américain et conseiller du Pentagone pour la conception de nouveaux systèmes d’armes. Celui-ci se dit « à la fois du côté des guerriers et des victimes ». Selon lui, le monde est divisé en deux : les guerriers (son action de conseil aux militaires) et les victimes : « c’est le monde que je vois quand j’écoute les contes de fée de ma femme du temps de son enfance pendant la guerre en Allemagne, quand nous emmenons nos enfants visiter le musée du camp de concentration de Dachau, quand nous allons voir au théâtre « Mère courage » de Brecht, quand nous sommes assis avec une foule d’étrangers dans une église et l’entendons prier pour la paix » (extrait d’entretien de 1985).

Pour Salomon, ce qui explique le déni, c’est le plaisir, le plaisir irrésistible de la recherche, et non pas le sens du devoir, de la patrie, des valeurs attachées à une société, de la liberté... En termes freudiens il précise : « la culture de la mort dont peut se nourrir l’art militaire trouve dans la recherche vouée aux armes de destruction massive une véritable source d’érotisation et de narcissisme. Et, de ce point de vue, l’éclairage du déni n’est pas qu’ils soient allés trop loin, mais qu’à leurs yeux, ils ne vont jamais assez loin. Et ils décrivent ce déni très précisément. Leur culpabilité ne vient pas de la contradiction elle-même mais du fait qu’ils éprouvent ce plaisir et qu’ils le savent moteur ».

Ses recherches portent sur les physiciens et les biologistes, mais les sciences humaines sont-elles épargnées par l’ensecrètement et l’extension du déni ? La gestion et le management sont aussi des « théories pratiques », fondées sur une morale au sens de Durkheim, c’est-à-dire un ensemble de règles et de maximes plus ou moins formalisées, aux caractéristiques très particulières qui les différencient des autres règles et normes. Jusqu’où les professionnels des sciences humaines doivent-ils subordonner leurs pratiques à une logique commerciale ou financière ? Le management soutient-il l’exploitation des salariés jusqu’à ce qu’ils se suicident, comme à France Télécom, chez Renault et dans bien d’autres entreprises ? La notion de déni permet de comprendre des situations sociales qui se caractérisent par des attitudes apparemment contradictoires : des scientifiques qui isolent leurs recherches de leurs conséquences sociales, sanitaires, écologistes...

Finalement, l’appel à la destruction de la propriété privée lancé par Proudhon en 1846 garde toute son actualité. Le caractère immoral du capitalisme tient dans le fait qu’il marchandise tout ce qu’il touche : les ressources naturelles, les échanges, le travail. Mais sa croissance se fait aussi par la traque des espaces moraux : la question sociale, l’éthique, l’humain. On peut même dire que cette chasse est en fait sa principale source d’extension aujourd’hui, la nouvelle frontière qui lui permet d’affirmer qu’il est au service du bien (« Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît » comme le disait Michel Audiard). En réalité, il détruit la dimension sociale de ce qu’il aborde puisqu’il se fonde sur la rupture des termes de l’échange (marchand ou non-marchand) et l’absence de la reconnaissance d’autrui dans cet échange. Il a consenti à faire une (petite) place à l’autre dans l’échange mais sous la pression : pression des travailleurs organisés en syndicats, du droit du travail, de l’État-providence, des luttes contre les grands projets inutiles...

Sa capacité à absorber la critique et à se régénérer sous une forme encore plus oppressante pour les individus a été mise en évidence depuis longtemps (Boltanski/Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999). Le problème est qu’aujourd’hui le temps nous est compté car la pression sur la planète et les humains devient insupportable, s’accélère et s’accélérera toujours car c’est le principe de l’accumulation, fondement de ce système. La double révolution (sociale et écologique) dont parle Jean-Pierre Tertrais ne pourra pas attendre le XXIIe siècle.










PAR : François
groupe Nous-Autres
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