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par Guy Girard le 15 août 2022

Toyen en écart absolu

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Article extrait du Monde libertaire n°1840 de juin 2022
Il y a belle lurette – ou du moins, espérons-le – que plus personne n’attend de l’art qu’il soit le reflet de son époque. Lorsque pourtant cela semble plausible, c’est qu’en fait l’objet alors considéré relève moins de l’art que d’un ersatz, que d’un substitut résultant non d’une activité au cours de laquelle l’individu créateur ne craint pas de devoir affronter ses gouffres intimes, mais d’une entreprise menée pour satisfaire quelque besoin de reconnaissance auprès de tel ou tel étal du marché de l’art, pour lequel est formaté le goût d’un public avide de confort intellectuel. Ainsi en fut-il, en diverses déclinaisons stylistiques, de l’art pompier, du réalisme socialiste, de ce réalisme capitaliste nommé pop art qui aujourd’hui n’en finit pas hélas de faire retour dans ses récents avatars que sont le néo-pop et le street-art : triomphe permanent du kitsch, qui a pour but de célébrer dans la sphère esthétique, tous les clichés de la misère sensible qui ravagent cœurs et esprits du plus grand nombre.

« On espère de l’activité artistique une toute autre ambition : faire image d’une quête de liberté. »



Aussi, pour peu que l’on soit réfractaire à tous ces procédés de décervelage, qui des caniches de Jeff Koons aux vues de Montmartre barbouillées place du Tertre sont équivalents dans leur insignifiance, on espère de l’activité artistique une toute autre ambition : faire image d’une quête de liberté. Liberté qui s’éprouve en déchaînant les forces de l’imagination poétique qui bouleversent tout rapport convenu à la réalité, à cette réalité qui n’est vivable que rêvée et désirée dans ces seuls moments d’exaltation où les faveurs du présent sont amorces de l’utopie possible. Aussi l’exposition de Toyen, L’Écart absolu



, qui se tient ce printemps au Musée d’art moderne de la ville de Paris [note] , donne-t-elle des preuves exemplaires parce que bouleversantes de cette quête de liberté qui fut menée sa vie durant par cette surréaliste (Prague 1902 – Paris 1980) dont l’œuvre a plus que jamais valeur de défi face à la criminelle arrogance de ce monde dit civilisé.

Toyen, ou la quête d’étincelles
Née Marie Cerminova à Prague en 1902, celle qui a choisi de s’appeler Toyen (du mot citoyen) se mêla dès le début des années 1920 au milieu de l’avant-garde artistique alors en pleine effervescence dans la capitale du nouvel État tchécoslovaque. Cette jeune peintre sut très vite ne pas se contenter d’une peinture reproduisant les aspects extérieurs de la réalité, ni même des interprétations qu’en donnaient le langage cubiste. Admirant dans l’œuvre du Douanier Rousseau son obstination ingénue à faire image d’un réel mû seulement par l’éternelle jeunesse du désir, Toyen eut alors une période d’allure naïve célébrant les divertissements populaires des cabarets et du cirque, là où la banalité des jours s’éclaire de quelques étincelles de féerie. Étincelles qu’elle recherche en de nombreux voyages sur les bords de la Méditerranée ou à Paris, où elle s’installe quelque temps avec son ami le peintre et poète Jindrich Stirsky, membre comme elle du groupe d’avant-garde tchèque Devetsil. C’est à Paris qu’ils créent ensemble un mouvement pictural, l’artificialisme : les peintures de Toyen perdent alors toute référence à la réalité dite objective pour explorer aux marges de la sensation bousculée par la vivacité des couleurs dans une matière souvent sableuse, les possibilités oniriques d’une introspection affirmant la possibilité d’un exotisme intérieur. Par ceci, elle se confronte avec la peinture des surréalistes qu’elle n’a pas encore rencontrés, celle de Max Ernst, d’André Masson, d’Yves Tanguy, de même qu’elle annonce ainsi certains des aspects, et les meilleurs, de la peinture abstraite des années 1950.



« Fjords » 1928. Galerie nationale de Prague. Palais des foires et expositions. Photo Jean-Louis Mazières..

Cette période dure quelques années lorsqu’au début des années 1930, apparaissent lentement dans l’espace flottant des formes qui deviennent plus reconnaissables : œufs, cristaux, yeux. Puis cet espace se durcit, se craquelle, se déchire, que vont peupler les spectres d’un devenir angoissant. En 1934, est fondé le groupe surréaliste en Tchécoslovaquie : Toyen en est membre ainsi que son ami Styrsky. Des amitiés se nouent avec les surréalistes de Paris qui se traduisent par une intensification des échanges intellectuels et sensibles entre ces deux groupes.



« Potato Theatre (Deluge) » 196. Galerie nationale de Prague. Palais des foires et expositions. Photo Jean-Louis Mazières.

La peinture de Toyen devient plus figurative ; cela lui est alors nécessaire non pour se réconcilier avec les apparences du monde réel mais au contraire pour traquer dans les dédales du monde des rêves l’angoisse qui signe le triomphe des totalitarismes bruns et rouges. 1939, les nazis sont à Prague, nulle activité publique n’est permise aux surréalistes et Toyen se consacre surtout à des cycles de dessins dans lesquels, sur l’accablant désert du désespoir, les menus objets des obsessions oniriques imposent leur présence comme s’ils avaient charge d’exorciser le cauchemar universel. Suites hallucinatoires dont l’exécution méticuleuse fait pièce à ce gigantesque rituel sadomasochiste qu’est la guerre – par ce recours à l’humour noir, à sa négativité transmutatrice, permettra-t-il de reprendre ensuite le chemin du merveilleux sur lequel se réinvente l’utopie ?



« Collection particulière. Cette gravure n’a pas de titre (à ma connaissance) et elle date probablement des années 60 ou 70. » Guy Girard

Toyen de Paris

Pressentant la mainmise stalinienne sur son pays natal, Toyen quitte en 1947 pour n’y plus jamais revenir Prague et elle s’établit à Paris où elle retrouve André Breton qui l’accueille dans le groupe surréaliste où elle restera jusqu’à son éclatement en 1969. À Paris, malgré de difficiles conditions de vie, son œuvre picturale et graphique connaît un nouveau tournant, qui met l’accent sur le signe ascendant qui marque pour les surréalistes la différence essentielle entre la pensée poétique et la pensée rationnelle utilitariste dominante, qui n’a d’échappée que dans la morose célébration de l’absurde. Il s’agit dès lors pour Toyen de rendre visibles les promesses de cette beauté « érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle » attendue par André Breton. Ce qu’elle peint veut maintenant montrer le mouvement même du désir, semblable à une vague à tête d’hermine recouvrant les draps froissés de la nuit. Temps suspendu ou infiniment étiré de l’image poétique en train d’être offerte, apparitions sur la toile embuée de lumières crépusculaires, de tentations charnelles, de reptations de bêtes peut-être dangereuses et du souffle, encore, du désir ré-enchantant le monde. A-t-on jamais ainsi voulu figurer ces mouvements de la pensée parmi les plus rétifs à toute récapitulation raisonnée, ceux qui débordent hors des limites entre rêve et réalité, à l’approche du sommeil ou de la volupté ? Par cela l’œuvre de Toyen est telle un livre muet pour appréhender les enjeux révolutionnaires du surréalisme : un nouvel usage du monde ne pourra être vécu qu’en éprouvant de nouveaux modes d’échanges entre les divers paliers de la pensée, en écart absolu avec toutes conventions et soumissions morales ou sociales et en préalable à l’invention collective sur les ruines du vieux monde, de la civilisation anarchiste.

Guy Girard, groupe surréaliste de Paris.
PAR : Guy Girard
groupe surréaliste de Paris
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