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par Stéphane G. le 5 septembre 2018

Interview de José Ardillo. Ecologistes et libertaires d’hier et d’aujourd’huii

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Article extrait du Monde libertaire n°1796 de juin 2018



Monde libertaire (ML) : José, dans ton dernier livre traduit en français La liberté dans un monde fragile (paru chez L’échappée en 2018), tu revisites la pensée libertaire, à travers certains penseurs, par rapport aux problèmes écologiques d’hier et d’aujourd’hui.
Peut-on concevoir une société libre et des individus autonomes dans un monde aux ressources limitées, telle est ton approche. Est-ce un handicap ou peut-être une chance ? Tu prends de la distance avec l’idée de sociétés d’abondance et une certaine foi dans le progrès technique en vogue chez des théoriciens anarchistes. Ainsi, tu mets l’accent sur certaines dimensions, trop souvent occultées ou réduites selon toi, dans les milieux militants révolutionnaires, comme la recherche esthétique, l’intérêt pour la poésie, la littérature et l’artisanat, les liens avec les milieux naturels, pourtant présents chez plusieurs auteurs.

José
: En effet, et pour compléter tes propos, j’ajouterais qu’une véritable liberté, qu’elle se situe sur un plan personnel ou politique, ne peut être conçue que dans le cadre de limitations. La liberté n’existe pas dans le règne de l’omnipotence ou de l’immortalité. Le rêve progressiste renferme une idée aberrante : celle de nous convertir en une espèce de dieux (n’oublions pas qu’une des premières dystopies futuristes, celle de Wells, s’intitulait Men like gods). Au sein de la pensée anarchiste il y a eu des courants dans un certain sens progressistes, et d’autres plus prudents et lucides. Dans mon livre j’explore surtout ces derniers.

ML : Comment expliques-tu l’absence des femmes anarchistes dans ces références ? Je pense, par exemple, à Emma Goldmann qui animait la revue "Mother Earth" et qui avait déclaré "Je ne veux pas de votre révolution si je ne peux pas danser" ?

José : Il est vrai qu’on trouve chez Goldman de nombreux éléments utiles à une réflexion aujourd’hui. Pourtant Goldman n’a pas approfondi cet aspect de la question écologique. Mais il se trouve que je publie bientôt un article sur le dialogue entre Emma Goldman et Aldous Huxley à propos d’écologie et révolution (j’espère qu’il pourra être traduit en français). Il y a par ailleurs une femme, Simone Weil, qui dans une perspective libertaire, a écrit l’essai le plus lucide sur le problème de la liberté et de la nécessité (Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale). Ne prétendant pas être exhaustif dans ce livre, Simone Weil n’y apparaît que très peu. J’en profite pour rappeler que le premier livre à avoir tiré la sonnette d’alarme écologique en Occident, Le printemps silencieux de Carson, a été écrit par une femme. Je ne pense pas de toute façon pouvoir expliquer l’absence de références à des femmes sans tomber dans des clichés
.
ML :
Ton livre s’ouvre sur la question du "populationnisme" ou du "natalisme" (cher aux religieux et aux patriotes), c’est-à-dire le débat initié par Malthus (dans une perspective réactionnaire de son côté) entre le nombre d’humain.e.s possible sur la Terre au regard des ressources disponibles. Malthus avait été contrecarré dès le début par Godwin puis par Kropotkine notamment. En 1900, il y avait un peu plus de 1,5 milliards d’humain.e.s sur Terre, aujourd’hui on a franchi la barre des 7,5 milliards et ce nombre s’accroit chaque année. Et de plus en plus vivent en milieu urbain. Pourtant cette question semble toujours taboue, chez les révolutionnaires et les milieux décroissants. Les courants anarchistes des différents pays abordent-ils cette problématique ? Quelle place laissée aux autres habitant.e.s de la Terre (animaux et plantes), aux espaces sauvages ?

José : Effectivement, ce sont de grandes questions ! Je pense en effet qu’un monde surpeuplé, même s’il l’était par une population entièrement sobre et vertueuse, serait étouffant. L’écologue Daly parle en se référant à notre présent, d’un « monde plein », concept qui a fait fortune mais que je trouve banal. Je pense simplement qu’un monde qui n’aurait plus d’espaces sauvages et inhabités serait simplement un monde sans mystère, sans beauté et sans aventure... La préoccupation néo-malthusienne est plutôt présente chez les anarcho-primitivistes.

ML : Dans ton livre, on a une double vision des milieux libertaires en lien avec les limites écologiques de la planète : celle discutée en Espagne et celle en France. Quels points de convergence ou de divergence vois-tu aujourd’hui ? De même tu abordes les intérêts et faiblesses des deux courants d’écologie radicale aux USA : l’écologie sociale et l’écologie profonde. Ces débats sont-ils aussi présents en Europe ?

José : Pour répondre à la première question, je pense que les convergences existent mais sont insuffisantes. D’un côté, il y a une grande partie de l’anarchisme qui glisse insensiblement vers un simple anti-capitalisme ou anti-fascisme et de l’autre des mouvements écologistes enfermés dans un réformisme d’Etat ou dans une recherche de bien-être privé. De plus, on constate de part et d’autre l’absence d’une critique conséquente de la technologie.
Concernant le débat entre écologie sociale et écologie profonde, il est très peu présent en Europe en dehors de certains milieux minoritaires, comme les primitivistes du début de ce siècle (héritiers de Zerzan et Kacinsky), mais je ne connais pas de revues ni de groupes en France.

ML : L’industrialisation matérialisée et dite "dématérialisée" du monde, génère une technologie qui encadre les individus et les populations et même qui modèle les relations sociales. Elle fait le bonheur de... l’Etat (contrôleur !) et des multinationales qui en tirent profit. Parmi les anarchistes critiques de ce tout technologique, pour y parer, on peut lire la mise en avant d’un retour à l’artisanat, vers des besoins plus simples, l’implication dans des coopératives, la création d’espaces le plus autonomes et en marge possibles de la société capitaliste. Penses-tu possible de telles enclaves ? et peuvent-elles être contagieuses pour changer la société ? A la ZAD de Notre-dame-des-Landes, on voit que l’Etat refuse des espaces de terre sans titres, sans propriétaires et gérés de manière collective...

José : Je répondrais par l’affirmative à condition que ces expériences réussissent à fédérer par le moyen d’un langage et d’aspirations communes au travers de la géographie. Mais il y a aujourd’hui une énorme fragmentation qui empêche cela.

ML : Par ailleurs, avec l’effondrement actuel du nombre d’insectes pollinisateurs et d’oiseaux, on peut s’interroger si une agriculture autonome, individuelle ou collective, en marge de la société marchande sera encore possible à moyenne échéance. Un robot abeille pollinisateur aurait déjà été mis au point ! Et il faudrait acheter ces robots pour vivre des produits de son jardin... Finalement ouvrir des lieux alternatifs pratiquant la simplicité volontaire, alors que le système peut soit s’en accommoder soit se rendre indispensable à leur viabilité, peut-il fondamentalement changer les choses ?

José : C’est encore une question difficile ! Peut-être que ces voies alternatives ne servent qu’à vivre dignement en gardant des horizons politiques en marge des grandes stratégies de masses. J’ose dire que ce n’est pas peu à l’époque où nous sommes ! Il faut prendre en compte qu’une fois que nous aurons renoncé à nous suicider, il nous faudra accepter la responsabilité de la façon dont il nous faudra vivre. Cette responsabilité ne peut être éludée -à moins de ne tomber dans la mauvaise foi ou l’illusion. Vivre en ce sens, c’est chercher des adéquations à notre idéal, ce qui implique inévitablement de faire des concessions. Il ne faut pas le vivre comme un drame. Il y a encore des choses pour lesquelles cela vaut la peine de se battre. Il est vrai que les conditions environnementales dans lesquelles nous vivons pourraient devenir extrêmes au point d’invalider toute option. Mais nous n’en sommes pas encore là. En réalité ce n’est jamais le moment de se décourager, car encore une fois, après que le suicide soit écarté, le désespoir n’est plus qu’un alibi pour justifier l’adaptation.Tout ce que nous construisons en conscience aura du sens pour nous et pour ceux qui viendront après. Construire une communauté d’idées est un bon début. Et si de plus on peut se réunir autour de choses plus pratiques, c’est encore mieux. J’ai auparavant fait allusion à une certaine fragmentation...C’est là le problème, si une communauté d’idées et d’actions transformatrices ne peuvent croître aujourd’hui c’est en grande partie parce que la plupart des gens qui se considèrent critiques a oublié quelque chose qui me semble fondamental : notre liberté doit se mesurer avec les limites de ce que Mumford appelait la culture matérielle.

ML : En France, aujourd’hui, on voit que les choix de production - consommation sont davantage discutés concernant les denrées agricoles, notamment par des organisations comme la Confédération paysanne, les coopératives biologiques... Les "syndicats ouvriers" semblent en priorité centrés sur la défense de l’emploi, la protection sociale et la hausse des salaires et ne remettent pas en cause ce qui est produit. Pourtant on a pu voir que la Cgt Vinci, par exemple, a pris fait et cause pour la ZAD de Notre-dame-des-Landes et revendique la création de biens socialement utiles dont les producteurs pourraient être fiers. A partir de ce cas apparemment minoritaire, cela ne plaide-t-il pas néanmoins pour l’investissement dans le syndicalisme et la revendication de la réappropriation des moyens de production, de distribution et leur reconversion ? De tels débats ont-ils lieu dans le syndicalisme espagnol ou au moins dans une fraction de celui-ci ?

José : Il n’y a pas que je sache d’espace pour la réflexion dans les syndicats espagnols, exception faite des gestes démagogiques. J’ai écho de ces efforts en France... Je dois avouer que je suis assez pessimiste envers ce qui pourrait avancer dans ce sens. Dans 150 ans les syndicats auront peut-être pris conscience du problème, mais dans 150 ans restera-t-il des formes de vie plus ou moins intelligente sur notre planète ?

PAR : Stéphane G.
groupe René Lochu de Vannes
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