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par Jean-Pierre TERTRAIS le 30 septembre 2019

La lutte ou la barbarie

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Article du Monde libertaire n°1808 de juillet-août 2019



Dans le ML de septembre 2018 (n°1798), par le biais de l’article « Du fantasme à la désillusion », je rappelais les conséquences de la fuite en avant productiviste d’un système en plein désarroi – le capitalisme – condamné à une croissance illimitée . Et notamment dans le contexte mondial actuel – gaspillage éhonté de quantités gigantesques d’énergie et de métaux (armement, urbanisation, automobile, BTP, consumérisme…), industrialisation accélérée des pays « émergents », baisse sensible des stocks mondiaux, envolée des prix, quasi-monopole de la Chine concernant la plupart des matériaux rares – des pays de plus en plus nombreux, après avoir parfois fermé leurs dernières mines, se lancent dans un programme d’extraction sans précédent. Considérant la terre comme un terrain de jeu et l’activité minière comme un « mal nécessaire », les « aventuriers » s’acharnent à fouiller ses entrailles, arrachant sans scrupules des millions de tonnes à la croûte terrestre. Ce qui fait que, compte tenu des « échanges inégaux » - doux euphémisme - les pays de l’OCDE engloutissent environ les trois-quarts des ressources mondiales extraites annuellement pour un cinquième de la population mondiale.

Recenser tous les chantiers en cours et les projets en gestation suffirait à noircir un épais volume : méga-mine de charbon près de Bonn, en Allemagne ; extraction d’or à ciel ouvert dans la forêt de Skouries, en Grèce ; plus grande mine de cuivre au monde, dans le désert d’Atacama, au Chili ; dans la région de Cajamarca, au Pérou ; dans la province de Salta, en Argentine ; en Colombie, au Mexique ; extraction du platine et de l’uranium en Afrique du Sud, sables bitumineux au Canada...

Concernant la France, sous l’impulsion d’un Montebourg, ex-ministre du « Redressement productif » et d’un Macron, un des trop nombreux « idiots utiles » du transhumanisme, les métaux recherchés vont de l’étain à l’or, en passant par le germanium, le molybdène, l’argent, le zinc ou le cuivre. Dans les Côtes-d’Armor, les Pyrénées-Atlantiques, la Haute-Vienne, l’Ariège, l’Allier, la Mayenne, la Creuse…Et, cerise sur le gâteau, le récent et faramineux projet de mine d’or en Guyane qui, s’il voyait le jour, entraînerait la destruction de 2000 hectares de forêt tropicale primaire et l’utilisation, sur douze ans, de 46 500 tonnes de cyanure, 57 000 tonnes d’explosifs et 142 millions de litres de fuel (WWF) !!

Quant au sable, chaque année dans le monde, ce sont environ 75 millions de tonnes qui sont extraites des rivages marins (sable coquillier pour les « besoins » agricoles, minéral pour le béton), un pillage qui mêle multinationales et réseaux mafieux, et qui met en péril la protection des côtes et l’équilibre des écosystèmes marins. Pour la seule Bretagne, ce sont sept « permis exclusifs de recherches de mine » qui ont été récemment déposés. En Inde, en particulier, où se perpétue le pillage du sable sur les plages du sud du pays ou dans les rivières de l’Himalaya, des centaines de personnes, dont des militants et des journalistes d’investigation, ont été tuées par diverses branches de la mafia du sable. Il s’agit bien de « communs » - le sol et le sous-sol – prélevés de l’espace public pour satisfaire des intérêts économiques privés.

La montée en puissance des luttes.

Si, pendant longtemps, la résignation et la passivité ont été la règle, aujourd’hui presque chaque projet suscite des réactions, des résistances, des conflits, et souvent des propositions d’alternatives. Une « mobilisation citoyenne » accompagne la relance éperdue de l’industrie minière. D’abord parce que les incidences prennent une dimension alarmante : un désastre environnemental (destruction d’écosystèmes, quantités considérables d’eau et d’énergie, déchets hautement toxiques), des atteintes graves à la santé (malformations, retards mentaux, cancers et autres pathologies dues à la présence d’eaux acides, de plomb, de mercure, d’arsenic… d’éléments capables de perdurer plusieurs décennies, voire plusieurs siècles), une qualité de vie amoindrie (trafic incessant des machines et des camions, bruits, poussières…).

Ensuite, parce que l’attitude et les pratiques des grandes compagnies et des pouvoirs publics exaspèrent de plus en plus les individus et les groupes concernés : désinformation, mensonges, études falsifiées, consultations de façade, dans un premier temps, puis surveillance, division dans les villages et les familles, harcèlement, intimidations, arrestations arbitraires, poursuites judiciaires, éventuellement menaces de mort, assassinat d’opposants. L’exploitation du sous-sol relevant majoritairement de la raison d’État, la posture des pouvoirs publics aboutit en définitive à l’encouragement et à la couverture d’activités criminelles : autorisations d’installations dangereuses et influence sur le cours de la justice riment avec financement des campagnes électorales. Sans oublier les grands médias à la botte.

La résistance à l’extractivisme revêt de multiples formes, adaptées aux contextes locaux : grèves, procès, blocages, sabotages… Mais ce qui devient de plus en plus évident, face à la complicité et à l’impunité, c’est l’insuffisance des batailles juridiques et politiques pourtant nécessaires, d’où la fréquence accrue d’un affrontement physique, de l’interposition des corps.

Ce renouveau du sens de la lutte – certes loin d’être encore généralisé - ne se limite pas à la seule industrie minière. Et l’aspiration à la transformation écologique et sociale est plus vive que jamais. L’Institut des sciences environnementales et des technologies à l’Université autonome de Barcelone a recensé et répertorié 2500 cas de conflits portant sur la répartition des richesses écologiques.

A Delhi, des habitants de la classe moyenne et des recycleurs informels se sont réunis pour empêcher la privatisation du système de gestion des déchets. Des réseaux de militants ont réussi à interrompre de manière temporaire l’expansion grandissante des plantations de palmiers pour la production d’huile au Honduras, en Colombie, au Mexique, en Indonésie. Dans le Bassin amazonien, les Balkans ou en Afrique, des communautés rurales ont créé leurs propres modèles d’énergie éolienne comme alternatives aux mégaprojets des entreprises. Des groupes ou organisations locales s’opposent aux incinérateurs, aux flux de déchets dangereux depuis des pays à consommation de masse vers des pays du Sud.

Concernant la France, depuis plusieurs mois, des forestiers se mobilisent à la fois contre la privatisation rampante de l’Office national des forêts, l’industrialisation de la forêt qui la transforme en usine à bois, compromettant sa régénération et alimentant au passage la spéculation sur la biomasse, et la perte de sens de leur travail (plus de temps sur la route et devant l’ordinateur qu’en forêt : près de 40 suicides en vingt ans).



A Notre-Dame-des-Landes, lutte emblématique, c’est la détermination des Zadistes et de plusieurs dizaines de comités de soutien qui a abouti, en janvier 2018, à l’abandon définitif du projet d’aéroport du Grand Ouest. A Roybon, entre Grenoble et Lyon, une association locale « Pour les Chambaran sans Center Parcs » conduit l’opposition au projet de Center Parcs du groupe Pierre et vacances, qui entraînerait le défrichement de plusieurs dizaines d’hectares de forêts. A Bure, une dynamique d’actions à l’initiative d’associations, collectifs et individus permet l’opposition au projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans la Meuse (CIGEO). Depuis près de dix ans, des associations fédérées dans l’organisation « Peuple des dunes » luttent contre l’extraction du sable coquillier dans les Côtes-d’Armor. Plus de 400 communes et plus de 120 collectifs s’opposent au déploiement du compteur Linky et à « son monde », c’est-à-dire un totalitarisme présentement « soft » qui accentue le contrôle social et facilite – pour le privé – la collecte massive d’informations et l’exploitation des données qui en résulte.

Ces luttes sont évidemment rendues difficiles par l’acharnement d’un système de plus en plus confronté aux limites physiques de la planète, et « contraint », par les exigences des actionnaires et des investisseurs, de museler, de criminaliser toute forme de contestation empêchant de « libérer la croissance ». D’où la multiplication des contrôles, écoutes téléphoniques, perquisitions, amendes, procès où les droits de la défense sont bafoués ; l’objectif étant d’asphyxier financièrement et de réduire au silence et à la peur.

Le combat syndical.
Dans le domaine plus « classique » du syndicalisme, le renoncement du plus grand nombre (seulement 8 % des salariés sont syndiqués en France), les stratégies corporatistes, la difficulté à mobiliser, ne doivent pas faire oublier la détermination, la combativité de ceux pour qui l’expression « conscience de classe » a encore un sens, même si cette notion a considérablement évolué depuis plus d’un demi-siècle. Les quelques exemples qui suivent sont extraits de la publication « Dans le monde une classe en lutte », et concernent la seule année 2018.

En Argentine, après un mois de grève, des dizaines de milliers d’enseignants descendent dans la rue contre les réductions budgétaires. En Russie, alors que le gouvernement de Poutine avait profité du mondial de foot pour faire passer une réforme qui – entre autres – reculait l’âge de la retraite de 60 à 65 ans pour les hommes et de 58 à 63 ans pour les femmes, des mouvements ont éclaté début juillet dans une trentaine de villes sous forme de manifestations souvent réprimées. Au Vietnam, des centaines d’usines sont attaquées et incendiées, en réplique à des lois selon lesquelles les compagnies étrangères pourraient louer des terrains pour 99 ans, y construire des usines, et y appliquer des conditions d’exploitation dérogatoires au droit commun. En Irak, la misère sociale et le chômage qui touchent les jeunes (60 % de la population a moins de 24 ans), alors que le secteur pétrolier embauche des migrants venant de tout le sud-est asiatique, particulièrement dociles et sous-payés, déclenche un vaste mouvement de protestation. A Glasgow, 8000 femmes font grève pour l’égalité salariale. Au Canada, en juin, la quasi-totalité des chantiers du BTP est bloquée. En cause, un changement important dans la formation des grutiers réduisant la période de formation de 870 heures à 150 heures, et autorisant le remplacement temporaire d’un grutier par un ouvrier « quelconque » du bâtiment.
Les enjeux agricoles.
Globalement, au niveau mondial, deux organisations – le réseau international Via Campesina et, en Inde, le mouvement populaire et non-violent Ekta Parishad – coordonnent les luttes des exploitations familiales, des paysans sans-terre, des journaliers agricoles, des pêcheurs artisanaux, des peuples autochtones… autour de quelques axes prioritaires (souveraineté alimentaire, biodiversité, lutte contre les OGM, agriculture paysanne, droits des militants, accès à la terre, à l’eau et aux semences, reconnaissance du rôle spécifique des femmes…). Par des actions collectives (marches de protestation, meetings, blocages de routes, occupations de terres…), ces mouvements tentent d’imposer sur l’agenda des institutions internationales les revendications propres à des populations rurales de plus en plus marginalisées. La Journée internationale des luttes paysannes est célébrée tous les 17 avril depuis 1997.

En France, des paysans s’investissent aussi dans la lutte contre les « grands projets inutiles et imposés », dans la mesure où ils sont concernés par les expropriations et la destruction du foncier agricole. En Ardèche, entre autres, des chevriers refusent l’identification électronique. Le réseau Semences paysannes anime un mouvement de collectifs qui renouvellent, diffusent et défendent les semences paysannes, ainsi que les savoir-faire et connaissances associées. En lien avec la mort de l’éleveur Jérôme Laronze, tué par les gendarmes le 20 mai 2017, plusieurs collectifs « Hors-norme » impulsent des actions de soutien lors de contrôles, expliquant que la multiplication des normes, loin d’avoir empêché les scandales sanitaires et les pollutions, permet l’agrandissement des exploitations agricoles par l’élimination des paysans harcelés parce que soucieux d’autonomie. Après avoir participé, entre autres, à la ferme du Sabot à NNDL, à un camp de soutien à la lutte des paysans contre une mine d’or en Roumanie, ou à des squats de terres et à des jardins collectifs à Dijon, le réseau « Reclaim the Fields » s’investit dans un squat agricole dans la « ceinture verte » d’Avignon.

La lutte contre toute forme de pouvoir investit aussi d’autres lieux que l’on aurait tort de considérer comme secondaires. En Grande-Bretagne, des travailleuses à la chaîne pratiquent le sabotage. Des femmes kurdes combattent l’obscurantisme. En Afrique, des femmes s’opposent à l’extractivisme. Dans un monde où domine le patriarcat, où le machisme transcende les classes sociales et occulte l’histoire des femmes, de nombreuses, parmi elles, tentent, parfois au péril de leur vie, de défendre leurs droits, leur liberté, leur dignité. Qu’il s’agisse d’inégalités dans le monde du travail, de sexisme dans l’orientation scolaire et universitaire, de violences sexuelles ou de droit à l’avortement, leur vie quotidienne est rythmée par un combat permanent.

Quand R. Carson, scientifique, accuse le DDT, produit principalement par Monsanto, d’être reprotoxique et cancérigène, quand N. Kutepova, avocate antinucléaire, défend les victimes d’irradiation sur plusieurs générations, quand V. Shiva, physicienne, s’implique dans des procès contre des multinationales, s’oppose à la vente de semences hybrides et prône la désobéissance à l’État, quand W. Maathai, première femme doctorante en science d’Afrique de l’Est et du Centre, conteste de nombreux projets de déboisement massif, et bien d’autres, elles sont traitées d’hystériques (insulte suprême!), subissent des intimidations et des menaces directes, des campagnes de dénigrement systématique ; leur rigueur scientifique est entachée de « sentimentalisme ». Quand des femmes peules se battent, au Tchad, contre l’avancée de la sécheresse pour assurer leur sécurité alimentaire, elles doivent affronter des milices armées. Quand D. Fossey constate les aptitudes étonnantes des grands primates au Rwanda, elle est assassinée par des braconniers, avec toute la virilité nécessaire. Toutes ces informations sont extraites de Soeurs en écologie de Pascale d’Erm (Ed. La Mer Salée 2017).

Autre lutte d’envergure, celle en faveur des migrants. Face au puissant dispositif répressif de l’État, face au harcèlement insistant par la gendarmerie mobile, face aux conditions inhumaines qui leur sont infligées, dans plusieurs régions les mouvements de solidarité s’amplifient. Rejetant à la fois le racisme et les politiques sécuritaires et antisociales, des collectifs, des associations, des habitants, des parents d’élèves, des enseignants s’impliquent dans les occupations de lieux, la recherche de logements, l’amélioration des conditions d’existence au quotidien. Une auto-organisation des populations, avec parfois des tentatives de coordination au niveau national.

Changer de civilisation : un projet désirable ?

Le constat n’est plus à faire : l’hypercapitalisme s’achève et ne peut prolonger artificiellement son existence qu’en sacrifiant le climat, les écosystèmes et une partie non négligeable de l’humanité. Ce qui est en jeu, ce n’est donc non pas seulement un changement de système économique, d’institutions politiques, d’organisation sociale, mais de civilisation, c’est-à-dire, entre autres, d’un rapport de l’homme à la nature.



C’est parce que la destruction des « biens communs » sociaux (éducation, santé, retraite, service public, culture…) relève de la même logique que celle des « biens communs » écologiques (air, eau, forêts, terres…) qu’il est impératif d’articuler les luttes sociales et la question écologique. « Urgence climatique, justice sociale ». L’anarchisme doit être le point de convergence de toutes les luttes.

Tandis que les gouvernements avancent ouvertement dans le travail de sape, les obstacles ne manquent pas : exacerbation de l’individualisme, mise en concurrence des travailleurs et des collectivités territoriales, difficulté de passer d’alternatives locales à une stratégie globale, à une compréhension « systémique » ... Et dans l’apathie encore majoritaire, l’effondrement partiel du système risque de laisser la place aux mafias, aux nouveaux féodalismes, aux intégrismes religieux (le processus est déjà bien amorcé). L’aveuglement qui dure depuis trois-quarts de siècle ne laisse plus aucun choix : combativité et solidarité, détermination et coopération. Rechercher l’unité à travers des revendications communes, renouer le lien entre la terre et les humains, bloquer l’aménagement capitaliste du territoire... Une révolution multiforme. Il serait fatal d’oublier que c’est le travail qui est à l’origine du profit… et que c’est la biosphère qui permet le travail ! Il n’y a aucune culture, aucune civilisation possible sans base matérielle. Lutter pour un monde solidaire ou se résoudre à la barbarie.

Jean-Pierre TERTRAIS
PAR : Jean-Pierre TERTRAIS
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