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Nouvelles internationales
par Giordano Cotichelli le 20 avril 2020

Le fléau viral en Italie : des chiffres, des mots et des lectures.

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traduction Serge (Groupe Gaston Leval)



Il y a un pays qui, chaque soir, depuis des semaines, attend collé à la télévision le bulletin quotidien des données épidémiologiques de la pandémie actuelle. La scène est aussi autoritaire qu’aseptisée : un technicien, un responsable et un traducteur pour la langue des signes. Le responsable, celui de la protection civile, lit les chiffres relatifs aux infections, aux guérisons, aux décès, et à la tendance générale des infections. Le technicien examine les questions strictement épidémiologiques, d’hygiène et de santé publique. Peut-être n’est-il pas arrivé depuis les premières décennies de la télévision qu’un pays entier se réunisse devant l’écran pour savoir ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de sa maison. Les techniciens modulent les jours d’emprisonnement à domicile, de perte d’emploi, de réduction progressive des revenus. Ils modulent la peur de la contagion. Si l’Espagne s’approche progressivement d’une catastrophe sociale et sanitaire et que son nombre dépasse celui de l’Italie, la souffrance des habitants du « Beau Pays » semblera moins grave. « Mors tua, vita mea » [« Le bonheur des uns fait le malheur des autres »], comme le disaient les anciens, ce n’est pas un hasard si eux aussi sont des habitants de la péninsule italienne. Les grands communicateurs de masse savent qu’un pourcentage en plus ou en moins la différence. Et dans une phase de pandémie aiguë, il peut également être utile de ne pas aggraver les choses, ainsi que les restrictions et les limitations. A condition qu’il s’agisse d’une voie prospective, claire et définie ; qu’elle serve à surmonter un mauvais moment, et non à en créer un pire. Le duc de la périphérie magyar, Orban, est là comme exemple pour la majorité. Le comportement de l’Union européenne en général, notamment à l’égard des plus fragiles, en est un exemple. Non seulement envers l’Italie, mais en général envers tous les pays considérés comme le poids mort de la domination de l’euro. Le risque existe de singer le bavardage de Milan et le mépris de Rome, mais les réfugiés syriens amassés dans les camps grecs crient vengeance. Comme ce qui se passe dans les galères, aussi bien officielles que sociales, où l’espace et la sécurité ne garantissent la distance qu’avec la vie et non avec le virus. Ainsi, dans les pays pauvres, où les morts sont abandonnés dans les rues, au même titre que les vivants, les tragédies occidentales semblent à des années-lumière. Le domino de contagion qui s’étend des grands centres à la périphérie, et vice versa, des jeunes aux personnes âgées, des agents de santé aux patients (et vice versa), est plus digne des descriptions apocalyptiques de Manzoni, et de son fléau du XVIIe siècle, que de la modernité du troisième millénaire. Chaque soir, le pays attend les chiffres qu’il veut entendre. L’Espagne est dans une situation pire que la nôtre. Un pourcentage différent de celui d’hier. Le compte ? Aléatoire ? Peu importe, l’important est de réduire l’angoisse qui se propage plus vite que le virus. L’illusion éclairée de l’époque contemporaine dans la force de la raison, dans la force du nombre, des preuves, laisse place au retour des monastères, des onctions, des superstitions et des inquisiteurs. S’il est juste de limiter autant que possible les contacts, même avec une "incarcération à domicile" forcée, il est malhonnête de prétendre que cette pandémie peut être alimentée par une promenade à vélo. Si les comportements individuels sont importants : lavage des mains, distance sociale, hygiène respiratoire, les comportements absents ou effectifs du pouvoir institutionnel, politique et économique, sont les grands acteurs de la peste virale du troisième millénaire.

C’est bien de s’arrêter un moment, et de revenir aux trois bulletins de la Protection civile. En fait, à un en particulier : le traducteur qui, bien sûr, traduit. Et c’est peut-être la clé pour lire et interpréter le contexte politique de ce qui se passe. Il n’y a pas de télévision en direct ou de médias sociaux, de communication institutionnelle ou de bulletin d’information qui ne comporte une traduction simultanée en langue des signes. Une bonne chose, un acte pour réduire les disparités entre des personnes aux ressources différentes mais qui, précisément pour cette raison, devient aussi un instrument pour présenter le pouvoir en termes moins discriminatoires et classistes qu’il ne s’avère être en réalité. En d’autres termes, l’action dévastatrice du Sars Cov-2 - le virus infectieux - et les conséquences mortelles de la maladie qu’il déclenche, peuvent réussir à se réaliser grâce à la présence des profondes inégalités de santé qui alimentent les déterminants socio-économiques essentiels dans le développement de la maladie, dans sa diffusion, dans la fragilité des individus et des communautés. Cette pandémie va de pair, comme cela s’est toujours produit dans ces cas, avec de mauvaises conditions de revenus et d’hygiène, de logement et de nutrition, avec le manque d’emploi et de sécurité du logement. Les chiffres dont on parle tant forment une lecture qui risque d’être rigide et donc partielle. Au-delà d’un certain âge, le risque augmente. Au-delà d’un certain nombre de pathologies présentes, le risque augmente. Au-delà de tout cela, il n’y a rien de naturel ou de normal à ce que les personnes âgées et les malades soient les victimes désignées de la pandémie de Covid. Cela peut rassurer ceux qui ne sont pas malades ou âgés, mais cela augmente la nécessité de dénoncer un système qui est devenu de plus en plus injuste, au détriment des plus faibles, au profit des plus forts.

L’autorité qui émane en permanence des chiffres devient un instrument de légitimation d’un autoritarisme dont il est difficile d’évaluer les limites qu’il atteindra au fil du temps. Les chiffres avancés ne concernent évidemment pas seulement les effets strictement liés à la contagion, mais aussi les structures disponibles et celles à mobiliser, le personnel de santé infecté - de l’ordre de plusieurs milliers - et qui les expertisent. Ces chiffres façonnent la réalité d’aujourd’hui, légitiment celle de demain et cachent, ou du moins absolvent, celle d’hier. Il n’existe aucun moyen d’information qui n’ait parfaitement décrit les réductions des soins de santé en termes de milliards d’euros, effectuées au cours des dix dernières années, la réduction effrayante du personnel de santé, la disparition d’hôpitaux, d’installations, de services, de prestations de toutes sortes. Des chiffres qui suscitent la colère et le mécontentement de tous, qui crient justice, mais si aujourd’hui ils crient vengeance pour les réductions subies dans le passé, d’autres chiffres les ont légitimés au fil du temps. C’étaient les chiffres de l’économie de profit, des choix à faire au nom du modèle social dominant : domination de l’État et économie capitaliste (et misère intellectuelle, pourrait-on ajouter). Les hôpitaux étaient supprimés parce qu’on avait trop gaspillé dans le passé, en Europe ou à Rome, ou parce que les hôpitaux ne sont plus nécessaires aujourd’hui. Et malgré les réductions dans les effectifs et les services, les dépenses ont continué à augmenter, alors que personne ne mettait en place, comme véritable source d’économies, une véritable stratégie contre les malversations, tout ce qui de développe dans le monde de la santé : mafia, corruption, copinage, népotisme, classisme, profits à tous les niveaux sur tout ce que la santé et encore plus la maladie pouvaient générer ; drainant des milliers de ressources. Et malgré les réductions, personne ne s’est inquiété de savoir s’il y aurait un point de non-retour, celui d’aujourd’hui. La déconstruction du système de santé italien a une longue histoire. Elle n’est pas née seulement avec les gouvernements du PD ou de Berlusconi. Elle est née en même temps que la réforme de 1978, qui était très dangereuse pour un libéralisme de longue date dans le domaine des soins de santé. Les objectifs affichés de structurer, organiser, distribuer les traitements et la prévention de manière universelle et équitable afin de soutenir la santé publique. Ces objectifs étaient très ennuyeux pour ceux qui, dans la souffrance, avaient toujours construit des sociétés, des églises et des trésors de toutes sortes. Un premier frein a été mis par les différents ministres libéraux des années 80, d’abord Altissimo puis De Lorenzo, avec pour résultat d’entraîner la santé publique dans les discussions économiques. Dans d’autres domaines, la même stratégie a été choisie pour l’école, l’aide sociale, etc. Puis sont venus les managers et la privatisation des années 90, la régionalisation de la décennie suivante, et à chaque fois une part des droits universels (et équitables) à la santé a disparu, tandis que les profits augmentaient. Trente-sept milliards de réduction au cours des dix dernières année ? Et ensuite ? Le « Te deum » de la protection de la santé publique en Italie a commencé bien plus tôt, grâce à Thatcher et Reagan dans les années 1980, et s’est poursuivi sans interruption jusqu’à aujourd’hui. Le Sars Cov-2, grâce à la réalisation du programme des « Chicago Boy »s, visait à la destruction de l’État-providence à tous les niveaux.

Ce qui a été dit jusque-là est bien connu et n’ajoute rien à la nécessité d’avoir une clé de compréhension pour la situation d’aujourd’hui. La pandémie actuelle n’est malheureusement pas nouvelle dans l’histoire de l’humanité. D’une certaine manière, on peut encore considérer que, par rapport aux chiffres actuels (ces chiffres sacrés), elle est moins dévastatrice que par le passé, même si nous devrons en analyser les conséquences sur le plan démographique dans les pays les plus pauvres et les plus peuplés. Voyons les cas de l’Italie, de l’Espagne, et plus encore des régions et provinces du monde ayant des caractéristiques similaires. En bref, Sars CoV-2 est arrivé sur une société très réceptive à la maladie. Pour paraphraser un slogan célèbre, la pandémie actuelle est parfaite, compte tenu de tous les éléments qui l’ont favorisée :
1) une population âgée, souvent laissée à elle-même parce qu’elle est autonome ou semi-autonome, même si elle est extrêmement fragile, lorsqu’elle n’est pas confinée dans les structures résidentielles du territoire - ce qu’on appelait autrefois les refuges pour personnes âgées - qui se sont transformés, pour toute une série de facteurs étroitement liés à une vision économique de la santé, en pièges mortels ;
2) la densité de la population ;
3) les mêmes voies de communication ; par certains aspects, la propagation de l’épidémie actuelle a suivi les mêmes routes que celles de la peste du XVIIe siècle, celle de Manzoni, affectant à des degrés divers les villes de la vallée du Pô et celles qui longent la crête des Apennins jusqu’à l’Adriatique : de Bergame à Brescia jusqu’à Pesaro, en passant par Plaisance, l’une des provinces les plus touchées. Tout cela se combine avec le facteur environnemental (humidité et pollution), ce qui est cependant différent des miasmes de la peste médiévale. Ceux-ci ont été créées par l’incapacité scientifique à comprendre les causes de l’épidémie, ceux d’aujourd’hui ont été générés uniquement par l’indifférence totale pour la santé de l’environnement et de ceux qui y vivent.
Des activités professionnelles et événements sportif, qui ont continué à avoir lieu après le début de l’épidémie, a mis des milliers de personnes en contact les unes avec les autres, amplifiant la contagion interhumaine du virus. Il faut ajouter un système de protection sociale, comme déjà mentionné, appauvri. Les chiffres sont connus, mais il faut les analyser davantage, par exemple ceux d’une école publique sans contenu, plus en mesure d’attirer avec des connaissances et des valeurs - même si elles sont discutables – propos puérils éphémères pour un social basé sur le néant scientifique et le néant relationnel, construisant une société, la société italienne, parmi les premières au monde pour l’analphabétisme fonctionnel. Une société dans laquelle beaucoup considèrent comme des leaders politiques valables ceux qui crient le plus fort, ceux qui publient des photos de sandwiches avec du Nutella ou ceux qui veulent couler des navires néerlandais, pour n’accueillir aucun migrant. Les détracteurs des vaccinations et ceux qui croient qu’une limonade par jour peut guérir le cancer sont les expressions les plus significatives d’une stupidité de masse, ceux qui se rendent à la gare de Milan pour aller vers le sud, ou qui assiègent les gradins d’un stade pour assister à un match. Ou celui qui crie par la fenêtre si quelqu’un passe deux fois devant sa maison. Tout cela pour devenir le produit, apprécié par les seigneurs du pouvoir, de la bêtise et de la barbarie du « Beau Pays », où le développement industriel n’a été décliné qu’en termes de profits à réaliser de la manière la plus simple : en doublant les prix de vente et réduisant de moitié la main-d’œuvre. Une société, comme la société italienne, et comme la société occidentale sous d’autres aspects (les sociétés riches, comprenez les pauvres), parfaitement sans défense face au virus. En cela, il est nécessaire d’aller au-delà des chiffres. Essayez de les lire, de les interpréter, ne vous laissez pas envoûter par eux, comme vous y ont habitués les dirigeants romains, milanais, campaniens ou toscans, cherchant des solutions faciles. Un exemple peut être donné par le « Rapport sur la santé » de 2019 dans lequel les effectifs des années 2010 - 2017 sont comparés, introduisant, pour mieux en comprendre la complexité, le concept de personnel équivalent et de personnel effectif ; où le premier est celui qui résulte de l’évaluation en termes de contrat (temps plein, temps partiel, indéfini, déterminé, etc.), et des absences pour cause de retraite, maladie, congé parental, etc., obtenant ainsi une valeur inférieure à celle indiquée par la simple lecture numérique du personnel en service. La différence entre le personnel équivalent en 2010 et 2017 montre une nouvelle réduction d’un point des ressources humaines, égale à 6,6 % et non 5,5 % calculée uniquement sur les employés réels. Les données relatives aux catégories professionnelles évaluées montrent le tableau suivant : le secteur des soins infirmiers et de la médecine de réhabilitation a perdu 4,4 % (12 500 unités) et le secteur médical a perdu 7,7 % (7 600). Le reste du personnel de santé a perdu 6 % et le personnel technique et professionnel 8,6 %, soit une réduction de 12 % du personnel administratif et de gestion. Une lecture objective de ces chiffres, suggère que chacune de ces catégories devrait élever des barricades pour en augmenter le nombre. Et cela s’est réalisé.

Un examen approfondi fournit des éléments d’analyse supplémentaires, en partant du secteur des soins infirmiers qui semble le moins touché. La baisse en pourcentage (-4,4 %) sert d’indicateur pour les autres réductions, montrant comment elles ont été effectuées selon une seule logique : réduire le personnel autant que possible, en n’arrêtant que lorsque cela n’était plus possible, à moins que le service lui-même ne soit supprimé (choix fortement suivi dans le passé). Une gestion catastrophique dont les conséquences se manifestent aujourd’hui de façon dramatique. À cet égard, les déclarations de nombreux médecins en réhabilitation au sujet de la réalisation d’urgence de places en soins intensifs (qui, en février 2020, étaient au nombre de 5 179, soit 8,58 pour 100 000 habitants) sont significatives. Les professionnels ont déclaré que les soins intensifs ne signifient pas seulement un lit et un respirateur (bienvenu dans les situations d’urgence), mais un suivi clinique de la santé du patient. Et cela ne se construit pas au jour le jour dans les halls d’une foire commerciale, par l’envoi de professionnels sur le terrain, mais se développe au fil du temps en investissant dans la formation, et en investissant dans les moyens à mettre en œuvre. Tout le contraire de ce qui a été fait ces dernières années.

Diminuer le travail médical en termes de nombre (réduction du personnel) et d’horaires (réduction de l’accès) signifie imposer une gestion d’urgence de la clinique, visant à colmater plutôt qu’à guérir, à contenir plutôt qu’à éviter, à lire plutôt qu’à interpréter la complexité du rapport santé/maladie. Il en va de même pour tous les autres chiffres relatifs à la santé. Les infirmières, en revanche, n’ont pas d’autre choix que de maintenir la "chaîne de production" active, avec d’énormes difficultés, mais aussi dans ce cas sans aucune évaluation de l’efficacité de la prestation, ce qui devient également une urgence. Les restrictions effectuées démontrent une vision politique réduite à viser la performance économique, sacrifiant le résultat professionnel. Enfin, au niveau de l’administration et de la gestion, les réductions de personnel, face à l’augmentation de la bureaucratie - malgré l’avancée des supports informatiques - aggravent l’efficacité du système de soins et conduisent à une concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns seulement. Le tableau final du Rapport montre un appauvrissement structurel qui se répercute sur les objectifs de la réforme de 1978, en termes de prévention, de traitement et de réhabilitation, qui faisant défaut, permettent uniquement des interventions résiduelles et farfelues, dans le seul objectif de faciliter l’expansion et s’adapter aux réponses irrégulières du marché.

En fin de compte, il reste l’urgence d’un pays confiné, intoxiqué par un récit numérique « pro domo » et, probablement, d’une exhaustivité douteuse. L’état de l’utopie réformistes du siècle dernier semble montrer la seule compétence qui lui reste : la gestion privilégiée de la force. Et ce n’est pas seulement par les hommes en uniforme qui parcourent les rues et le ciel, mais plus encore par les hôpitaux militaires construits à la dernière minute, les camions de l’armée transportant les corps des morts, le pouvoir de la Protection civile qui prédomine sur la démocratie institutionnelle, la logique de caserne de la « zone rouge » [zone de confinement] qui semble être la seule réponse possible ; comme dans les urgences en cas d’inondations, de tremblements de terre, de sécurité d’événements publics. De ponts qui s’effondrent. La pandémie actuelle, au-delà de la vie et des atteintes à la santé, des espoirs et de la sécurité de tant et tant d’individus, de tous, a balayé les dernières faibles ressources d’un pays, en termes politiques et institutionnels, mais peut-être pas en termes de valeurs, en considérant qu’en l’absence de tout mot d’ordre, ou interdiction, la solidarité, les relations sociales, la dignité résistent encore et retrouvent de l’espace. Nous devons veiller à ce qu’elles ne s’épuisent pas rapidement et qu’ils s’investissent immédiatement dans la redéfinition d’une société plus juste, vaccinée en termes de valeurs et d’idéaux, de force et de connaissances, contre les pandémies virales et toute forme de hiérarchie dominante.

Giordano Cotichelli
PAR : Giordano Cotichelli
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