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Dans un sale État
par Vera Ščukina. le 13 juillet 2020

Raisons historiques de notre confiance

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Ces dernières semaines ont vu la presse « progressiste » balancer entre défaitisme et résignation. Les espoirs de conversion du drame actuel en opportunité politique et sociale semblent avoir été fauchés par le contrecoup néolibéral et autoritaire en marche. Mais les prophéties les plus sombres sont aussi les plus promptes à s’auto-réaliser, et clamer tranquillement l’échec annoncé est le luxe fataliste des éditocrates qui vivent toutes les crises depuis un arrière prospère, où l’herbe sera toujours verte. En réplique, quelques enseignements tirés du passé peuvent offrir des raisons d’agir et d’espérer.

De l’audace




Commençons par célébrer l’audace et la fermeté dont ont fait preuve jadis les peuples confrontés aux plus intenses des crises. Tandis que la moitié de la planète pourrait bientôt perdre son emploi, rappelons-nous des grands plans des lendemains de 1945, ou des Ateliers nationaux par lesquels les républicains de 1848 ont voulu répondre au chômage et à la paupérisation de dizaine de milliers de travailleurs. Au cœur des controverses sur le coût des masques, souvenons-nous encore du maximum général de 1793, qui avait poussé la Convention, sous la pression des sections parisiennes et des révolutionnaires les plus radicaux, à limiter le prix de dizaines de denrées, des produits utiles à l’économie de guerre jusqu’aux biens de première nécessité (tels que la viande, le sel, le vin, la chandelle, le bois à brûler, le savon ou les sabots), en passant par le sucre, le miel, le tabac, le papier blanc, le beurre ou le cidre – de quoi vivre, en somme, et pas seulement survivre. 
Certains conflits historiques ont été l’occasion de lutter contre les profiteurs de guerre, voire de procéder à un rééquilibrage des inégalités les plus criantes : c’est ce qu’entreprirent les Montagnards en 1793-1794 avec l’impôt exceptionnel sur les riches, l’abolition effective des droits féodaux que la nuit du 4 août n’avait pas achevée, ou encore les décrets de ventôse qui planifiaient la distribution aux sans-culottes pauvres des biens saisis aux ennemis de la Révolution. Ces mesures de correction égalitaire ne peuvent manquer de nous hanter à l’heure où les milliardaires états-uniens voient leur fortune augmenter de 280 milliards de dollars en quatre mois, alors que ce pays connaît 22 millions de nouveaux chômeurs.
Les profits et le pouvoir décuplés d’Amazon, dont le dirigeant a engrangé quelques 25 milliards à la faveur de la crise, ne sauraient quant à eux manquer d’évoquer les lois anti-trust et les nationalisations réfléchies du XXe siècle, qui visaient à « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », comme le disait en mars 1944 le programme du Conseil national de la Résistance – un manifeste à relire, ne serait-ce que pour sentir le décalage entre ses ambitions sociales et nos imaginaires engourdis par des décennies d’orthodoxie libérale et technocratique.
Quelle que soit la pertinence de ces expédients passés pour notre présent, l’essentiel réside dans les trésors d’imagination que surent déployer ces ancêtres pas si lointains. Lorsque les révolutionnaires de 1790-1794 nationalisaient et mettaient en vente les biens du clergé et des aristocrates ayant fui le pays (soit près de 15% des terres, première richesse du pays), lorsqu’ils créaient de nouvelles monnaies à l’échelle nationale et locale, ils improvisaient et inventaient. Ils avaient, certes, leurs croyances économiques, profondément libérales d’ailleurs, mais ils ne se sentaient pas pour autant les exécutants d’une « science » budgétaire fichée dans l’objectivité des choses. Ils étaient disposés à mobiliser tous les moyens possibles, respectueux ou non de la liberté de s’enrichir au détriment des autres, pour assurer l’existence des plus fragiles et la victoire aux frontières. On mesure combien fut criminelle l’institution de l’économie au rang de science, désormais que cette croyance fournit les œillères idéologiques les plus opaques à ceux-là mêmes qui prétendent nous émanciper des idéologies.

Nationalisme, paternalisme et autoritarisme

À tout prendre, s’il est un plan plus propice au pessimisme que d’autres, c’est celui de la solidarité internationale. Les Unions sacrées n’ont jamais rapproché les peuples : si les ouvriers de 1913 n’avaient pas de patrie, l’État et ses canons leur en ont donné une. Aujourd’hui, que M. Trump soit prêt à payer des industriels allemands pour ravir l’exclusivité d’un vaccin, la chose est laide mais se conçoit, si on mesure l’état réel de l’amitié et de la coopération entre l’Europe et cet empire isolationniste à la romaine que restent les États-Unis. Mais on s’inquiète davantage de voir la France réquisitionner des masques destinés à ses voisins, au vu des passions souverainistes qui travaillent l’Europe.
Gardons-nous par ailleurs de céder aux tentations des guerres d’hier, qui favorisaient la concentration exorbitante du pouvoir politique aux mains de l’Exécutif, sur fond d’autoritarisme et de culte du secret. Voilà quatre mois que les représentants de l’État mentent sciemment aux contribuables qui les payent et dont émane leur pouvoir. Stade suprême de cette œuvre d’infantilisation par réprimandes et récompenses, ce gouvernement prétend désormais dresser la liste officielle des journaux qu’il juge crédibles. Nous n’en sommes plus au temps des caviardages de la Grande Guerre, mais n’en devons pas moins exiger un retour aux fondements de la démocratie : la transparence de l’action publique et l’intransigeance de la surveillance citoyenne.
À coups d’applications et d’attestations, d’entraves par ordonnances et de gardes à vue pour une banderole à la fenêtre, nous voyons enfin se profiler une société d’encadrement autoritaire sur fond de capitalisme de surveillance.



Les temps d’épidémie ont historiquement favorisé le contrôle et le fichage : pendant la peste de 1720, chacun devait fournir des attestations de bonne santé pour circuler ; au XIVe siècle déjà, lors de la peste noire, les sergents malmenaient et mettaient à l’amende ceux qui ne respectaient pas les mesures édictées par l’autorité royale. Ces parallèles s’imposent à nous, à l’heure où la présence policière prend un visage oppressant quoique bien différent selon les quartiers, tandis que l’ordinateur de chaque télétravailleur menace de se convertir en gendarme domestique.

L’urgence d’une émancipation

Tout cela n’est pas délié des inégalités radicalisées à la faveur du coronavirus. Comme les Français de 1914-1918, qui ont vécu dans leur chair une guerre des classes en même temps qu’une guerre de tranchées, notre société devient chaque jour plus duale et étrangère à soi. Ces dernières semaines, le bourgeois de centre-ville confiné n’y a guère souffert que de son ennui, sans aucune expérience partagée avec le livreur Deliveroo, la femme de ménage, l’ouvrière ou l’aide-soignant qui continuaient à fréquenter des bus bondés sous le feu roulant des contrôles policiers. Les récents exemples des dictatures d’Amérique du Sud ou de Russie démontrent que plus notre société sera inégalitaire, plus les porteurs de la Raison d’État et du pouvoir économique devront recourir à des méthodes autoritaires, et plus ils s’estimeront fondés en fait comme en raison à exercer leur droit supposément naturel au gouvernement.
Face à cette dépossession organisée, la crise en cours peut être l’occasion d’une réappropriation collective des pouvoirs politiques et économiques. Puisqu’il n’est aucun sujet sur lequel ne puisse s’exercer la souveraineté collective, dans la stricte mesure du respect des droits fondamentaux des individus à l’existence et au bonheur, il est temps de chercher à savoir si nous entendons exercer notre droit de contrôle et notre volonté sur la dette et le budget, sur les ventes d’armes de notre pays, sur l’opportunité et la conduite d’actions militaires extérieures, sur le sort des entreprises qui ne payent pas d’impôts ici, sur l’avenir de trusts médiatiques associés à des intérêts du luxe, de l’industrie ou de la téléphonie, sur les pratiques de l’industrie pharmaceutique et de l’agro-alimentaire, sur la valeur respective de la parole d’un citoyen et d’un policier, sur les priorités productives et les rapports entre l’État et le capital, sur la répartition genrée du travail du soin et sur la reconnaissance des femmes qui, comme les « munitionnettes » et infirmières de la Grande Guerre, sont à l’avant-garde du front social et sanitaire, sur la pertinence des critères de santé économique d’une Union européenne qui interdit au nom du marché d’instaurer une TVA à 0% sur les masques et le gel hydro-alcoolique, sur la domination des services et l’idéalisation sociale de véritables bullshit jobs, sur le plafonnement des loyers et les frais bancaires, la cartographie des crèches et les déserts médicaux, les contrôles au faciès et les logements vides, les redondances bureaucratiques et le harcèlement au travail : tout ce qui rend la vie invivable, bien loin des fausses passions qu’excitent par diversion les chaînes d’information en continu.

On objectera à tout cela que ces parallèles sont d’aussi mauvaise foi que l’histoire est mauvaise conseillère – comme l’écrivait Valéry en 1931 : « L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne absolument rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout ». Sans inviter aux controverses historiques spécialisées, nous devons cependant savoir nous extirper de l’immédiateté absolue et tirer profit des espoirs d’hier, à l’heure où le coronavirus, fait social total, révèle en creux de nos morts et des comptes d’apothicaires publics la portée de notre égarement collectif et des conquêtes à arracher.

Vera Ščukina.
PAR : Vera Ščukina.
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