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Anti-capitalisme
par Guillermo Martinez le 1 mars 2021

Anarquismos. Entrevue avec CARLOS TAIBO : La perspective de la décroissance

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Traduction Monica Jornet Groupe Gaston Couté FA



Vous avez écrit que dans "la perspective de la décroissance, si nous vivons -et c’est le cas- sur une planète aux ressources limitées, vouloir continuer sur la voie d’une croissance illimitée ne semble pas avoir grand sens". Cela a beau paraître logique, l’idée n’est pas tellement partagée, pourquoi ?
La logique de la croissance va de pair sans la moindre faille avec celle du capitalisme. C’est encore une idée que les pays riches nous ont mise dans la tête à travers la publicité, les médias et le système éducatif. Et s’en débarrasser n’est pas simple comme le montre le simple fait que nous nous obstinions à la défendre quand bien même nous sachions qu’elle entraîne des agressions sans nombre à l’encontre de l’égalité et du milieu naturel et qu’elle encourage tout à la fois un individualisme féroce. Je n’exclus pas, malgré tout, que la proximité de l’effondrement ne finisse par produire des changements radicaux dans notre conduite. À cet égard, ce qui s’est passé avec la pandémie, nous ouvrira peut-être les yeux sur un futur marqué par ce risque d’effondrement.

Dans votre ouvrage, "Décroissance. Une proposition réfléchie" ( 2021), vous observez que les économies capitalistes développées ont connu une croissance notable et qu’on assiste en parallèle à la destruction de postes de travail. La décroissance entraînera également la perte de nombreux emplois. Quelle est la solution de la perspective de la décroissance à ce problème ?
La solution est double. D’un côté, favoriser le développement des créneaux de l’économie en rapport avec les besoins sociaux insatisfaits et avec le milieu rural. D’un autre côté, dans les secteurs de l’économie traditionnelle qui continueront à exister, distribuer le travail. La combinaison de ces deux facteurs permettra de réduire nos heures de travail, de profiter davantage de notre temps libre, d’accroître notre vie sociale souvent réduite à peau de chagrin, et de réduire, dans la mesure du possible, nos niveaux effrénés de consommation. Je crois que tout cela est manifestement préférable à la vie d’esclavage que l’on nous impose aujourd’hui.

Dans L’Ibérie désertée. Dépeuplement, décroissance, effondrement( 2021), vous affirmez que "toute contestation du capitalisme au XXI siècle doit être, par définition, décroissante, autogestionnaire, antipatriarcale et internationaliste". Que se passerait-il s’il n’en allait pas ainsi ?

Ce qu’il se passera, c’est qu’ouvrant la voie à un effondrement probablement inévitable, beaucoup des tares que traîne la gauche, aujourd’hui présente dans les institutions, demeureront. Entre autres, l’acceptation de la misère générée par le capitalisme, l’idolâtrie de la productivité et de la compétitivité, le syndicalisme boiteux, l’autoritarisme et le culte de la personnalité, les marques de la société patriarcale, l’ethnocentrisme et la vision à court terme.

Pouvons-nous réellement vivre mieux avec moins et pourquoi ?
Nous n’allons pas avoir le choix mais au-delà de ça, trois remarques s’imposent. La première, c’est qu’une fois dépassées les étapes initiales du développement, la surconsommation à laquelle se livrent souvent les habitants du monde riche n’a pas grand-chose à voir, ou rien à voir, avec le bien-être. La seconde veut attirer l’attention sur le fait qu’une fois les besoins de base satisfaits -et je reconnais que ce dernier concept est plus polémique qu’il n’y paraît-, ce bien-être est davantage lié aux biens relationnels, issus de notre relation aux autres, qu’aux biens matériels que nous proposent les supermarchés. En dernier lieu, l’idée de "vivre mieux avec moins" n’a de sens que si nous avons auparavant redistribué radicalement la richesse.

Cet effondrement environnemental suscite, selon vous, deux réactions : les mouvements pour la transition écosociale et l’écofascisme. Comment se sont-elles traduites ces dernières années ?
Je voudrais avant tout préciser que ce ne sont pas, pour moi, les seules réponses que l’on puisse attendre face à l’effondrement. Cela m’intéressait d’analyser ces deux-là, voilà tout, parce que je crois qu’elles enrichissaient le débat. En ce qui concerne celle des mouvements, on voit pousser comme des champignons les espaces autonomes revendiquant l’autogestion, la démercantalisation et, espérons-le, la dépatriarcalisation de toutes les relations. Chez nous, au cours des dernières années, le phénomène a pris de l’ampleur, quoique insuffisamment, après le 15 M. Il n’est pas non plus inutile de rappeler la portée des nombreux groupes d’entraide qui ont germé, le printemps dernier, à l’occasion du confinement.
En ce qui concerne l’écofascisme, pour rester le sujet de la pandémie, je crois que les classes de pouvoir commencent à flirter avec des solutions autoritaires face à ce qu’ils considèrent comme des excès de la population. Ils se sont réjouis d’observer l’exercice de servitude volontaire auquel nous nous sommes livrés. Et au-delà, il est à tout le moins frappant que des circuits en théorie négationnistes sur les questions du changement climatique et de l’épuisement des matières premières, adoptent, dans les faits, des positions qui répondent à des critères bien différents. On se rappelle Trump essayant d’acheter le Groenland au Danemark

Vous dites que l’univers de l’automobile et de la grande vitesse ferroviaire résument bien de nombreuses aberrations que la décroissance souhaite contester. Pourquoi ?
Ils donnent libre cours à la culture de l’urgence et du mouvement frénétique, sont en lien avec des projets d’un individualisme féroce, n’ont aucun respect pour l’environnement et ne sont à la portée, de plus en plus ouvertement -je pense surtout à la grande vitesse-, que d’une poignée de personnes. C’est vraiment pénible de voir mesurer le progrès d’une économie au nombre de voitures vendues ou à l’ouverture d’un nouveau tronçon de haute vitesse ferroviaire.

Considérez-vous que l’un des problèmes que vous dénoncez -environnement et ressources limités, changement climatique, épuisement des matières premières énergétiques, attaques à la souveraineté alimentaire, perte de biodiversité, soit plus pressant que les autres ?
Très certainement le changement climatique et l’épuisement de ces matières premières. Il est également vrai que, dans le cadre de la pandémie, nous avons eu l’occasion de constater qu’une poignée de facteurs en apparence mineurs ont fini par former une boule de neige qui risque de nous placer dans aux portes de l’effondrement. Je pense aux aspects sanitaire, social, d’aide à la personne, financier et répressif. Nous devons être attentifs, malgré tout, aux suites ultimes d’un paradoxe : ce sont les territoires les plus déprimés qui, du moins dans un premier temps, se tireront le mieux du scénario de l’effondrement.

Dans la perspective de la décroissance, le nord de la planète doit diminuer ses niveaux de production et de consommation. Quels principes et valeurs devrions-nous changer pour y parvenir ?
Tout ce qui a pour objectif de sortir au plus vite du capitalisme et de ses règles. Mais pour ce qui concerne les principes et valeurs que vous me demandez, sans aucun doute retrouver la vie sociale qu’on nous a volée, développer des formes de loisirs créatives, distribuer le travail, réduire la taille de nombreuses infrastructures que nous utilisons aujourd’hui, restaurer la vie locale et enfin, sur le plan individuel, aller vers la sobriété et la simplicité volontaires. En arrière-plan on trouve, sans équivoque, l’autogestion et l’entraide.

Femmes, aide à la personne, décroissance, tel est le titre de l’un de vos chapitres. Comment ces trois domaines interagissent-ils ?
Aucun projet d’émancipation, et la décroissance veut en être un, ne peut éluder la nécessité d’articuler une dépatriarcalisation radicale qui en finisse avec la marginalisation, matérielle et symbolique, des femmes. Il n’est pas inutile de rappeler que 70% des pauvres et 78% des analphabètes sur la planète, sont des femmes et que, d’après une estimation, celles-ci accomplissent 67% du travail en échange de 10% du revenu.
J’ai toujours pensé qu’en vertu de leur lien avec le travail d’aide à la personne et malgré les grandeurs et les misères de celui-ci, les femmes ont une compréhension plus rapide et aisée de ce que signifie la perspective de la décroissance. C’est peut-être le cas parce que, comme le souligne l’écoféminisme, elles sont décisives dans le maintien d’une vie qui échappe, fort heureusement, à la logique mercantile du capitalisme.

Nous vivons dans une société capitaliste qui, depuis des années, est configurée sur le modèle néolibéral. Mais ne peut-on pas défendre la décroissance et être tout à la fois capitaliste ?
Je n’affirme pas catégoriquement que ce n’est pas possible. En France et en Italie, des chefs d’entreprise flirtent avec la perspective de la décroissance, comprenant que la planète, effectivement, part en vrille. Mais je ne crois pas que notre action ait du sens et une réelle efficacité si nous ne remettons pas en question, comme le fait la version de la décroissance que je défends, tous les produits dérivés qui du capitalisme : la hiérarchie, la mythologie du progrès, l’exploitation, la productivité, la compétitivité et, naturellement, la croissance elle-même.
Nous avons d’ailleurs beaucoup à apprendre sur le sujet, des sociétés précapitalistes. Et nous devons mettre au premier plan, les jeunes générations, les femmes, les habitant.e.s des pays du sud et les membres des autres espèces avec lesquels, sur le papier, nous partageons la planète.

Carlos Taibo (Madrid, 1956), anarchiste, professeur de sciences politiques. Anarchistes d’outre-mer (septembre 2018) -traduction Monica Jornet- a été publié aux Éditions du Monde Libertaire en janvier 2019.

PAR : Guillermo Martinez
Diario Público
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